Je suis née le 26 avril 1909 à Paris,
139 rue Lafayette, fille unique (ce que jai beaucoup regretté) de
Maximilien et de Sophie Lévy.
(...)
Je ne sais pas grand-chose de mon grand-père Samuel Lévy, qui est mort en 1904 : cétait un petit négociant en terrains et immeubles, qui navait pas très bien réussi, et était toujours en procès avec des clients ou des vendeurs : je sais que ses enfants ont gardé une sainte horreur des procès ! Il avait épousé, probablement en 1870, Hélène-Fanny Bloch (son nom officiel était Hélène, mais en famille, on lappelait Fanny), fille dun homme pieux (peut-être Hazan de Winzenheim, faubourg de Colmar, qui comptait une grande communauté juive au 19e siècle : je me souviens très bien de ma grand-mère qui était une petite femme rondelette, aux joues rouges, pas jolie, mais très active et qui parlait le français avec un fort accent alsacien.
Ils ont eu quatre enfants: Isidore, né en 1871, le plus brillant dentre eux, agrégé dhistoire, hébraïsant et helléniste distingué et, à la fin de sa vie, professeur au Collège de France, institution scientifique et humaniste la plus réputée, (fondée au 16e siècle par François 1er), il avait entièrement perdu toute foi juive. Il était imbu des idées rationalistes de la fin du 19e siècle et de la "science du judaïsme" ("Wissenchaft des Judentums") qui était née en Allemagne. Cependant, il sest toujours occupé activement des étudiants juifs étrangers et pauvres qui arrivaient en masse à Paris.
Puis mon père Maximilien (en hébreu: Mordehaï) dont je parlerai plus loin.
Ensuite deux filles : la tante Jeanne, belle femme au teint rose et aux yeux bleus, qui a épousé Jules Alexandre, huissier (employé principal au tribunal) dabord à Lorquin, petite ville de Lorraine, puis à Metz. Elle était très active et autoritaire, et cest elle, en fait, qui dirigeait létude dhuissier de son mari ; loncle Jules se laissait vivre et allait faire sa partie de cartes au café. Ils nont pas eu denfants, et la petite table, près de mon lit, ainsi que mes chandeliers en cuivre viennent de son héritage.
Et la plus jeune, la tante Irma, qui nétait pas jolie, mais sest révélée une excellente femme daffaires et a épousé Arthur Mayer, de Besançon, un grand type très brave, mais moins cultivé que le reste de la famille Lévy; cétaient les parents du docteur Maurice Mayer, et de Suzanne Salmon, aujourdhui disparus. La tante Jeanne et la tante Irma, qui sétaient réfugiées à Valence, au sud de Lyon, pendant la guerre, ont été prises par les Allemands et sont mortes à Auschwitz en 1944.
Les quatre enfants sont nés à Mulhouse; mais en 1882, quand mon père avait 10 ans, son père a décidé de quitter lAlsace qui était alors allemande (lAlsace-Lorraine était devenue allemande de 1870 à 1919) et de venir sinstaller à Montbéliard, petite ville de France, dans le Doubs, non loin de Belfort (regardez sur une carte s.v.p.). Pourquoi mon grand-père a-t-il décidé de venir en France? Peut-être par patriotisme français? Ou pour éviter à ses fils de faire leur service militaire dans larmée allemande qui était à la fois plus dure et plus antisémite que larmée française? Cela est probable et aussi le fait quil ne réussissait pas trop dans les affaires, et voulait tenter sa chance ailleurs.
Mon père a laissé, et je lavais conservée, une chronologie de sa vie jusquà son mariage, plus exactement, jusquà ses fiançailles avec Sophie Bernheim; jy lis quà Montbéliard, il est entré au collège (petit lycée), en 1882, à lâge de 10 ans. Je nai pas entendu parler de difficultés pour passer de lalsacien ou de lallemand au français. Il est possible quils aient parlé français à la maison; dailleurs à Mulhouse, le français était beaucoup plus courant quà Strasbourg, où les gens parlaient alsacien. Mon père navait pas laccent alsacien mais laccent de Montbéliard.
Mon oncle Isidore sest révélé très vite être un sujet très brillant, raflant les prix dexcellence. Ses parents étaient très fiers quil continue des études supérieures, dabord à Lyon, puis à Paris. Mon père était un élève moins brillant, quoique, dans la bonne moyenne, et à 15 ans, ses parents lont mis en apprentissage chez un marchand de tissus. Il a noté fièrement en février 1888 "premiers appointements". Je pense quà notre époque, il aurait très bien pu passer son baccalauréat et faire des études universitaires, moins poussées que celles dIsidore. En tout cas, il était passionné par lhistoire et la géographie, avait des connaissances étendues dans ces domaines.
Des deux tantes, laînée a passé, je crois, le brevet supérieur (un peu inférieur au baccalauréat) et est allée ensuite pour un an en Angleterre. Il me semble que la tante Irma na pas poussé aussi loin ses études.
Entre temps, comme les affaires de mon grand-père nallaient pas beaucoup mieux, ma grand-mère a eu lidée douvrir un petit commerce de rubans et de mercerie dans une boutique située au rez-de-chaussée de leur maison. Très vite, laffaire sest développée ; et, quand ma mère est allée faire la connaissance de la famille de son mari, en 1908, cétait déjà un important magasin de tissus.
Ma grand-mère Hélène était restée une femme pieuse, faisant casher à la maison; mais les affaires sont les affaires, et comme le samedi était jour de marché (et de foire une fois par mois, à Montbéliard), le magasin restait ouvert. Dailleurs avant la guerre de 1914, il était aussi ouvert le dimanche, au moins le matin, car il ne fallait pas perdre laubaine dun seul client. Cependant, à Roch-Hachana et à Kippour, on fermait le magasin. Les goyim le savaient et disaient : "Ce sont les fêtes des juifs, il va faire beau". En effet, à Roch-Hashana, qui est le Rosh Hodesh (premier jour du mois) dautomne, il fait en général beau temps en France.
Je ne sais pas comment ma grand-mère procédait dans ses débuts au magasin, mais je me rappelle très bien que, dans les années 1920 à 1925, quand elle était déjà âgée, elle ne descendait pas au magasin le Shabath, elle le traversait, chapeautée et bien habillée, vêtue dun tailleur gris ou noir et dune petite cape de fourrure, pour aller à la synagogue.
Ce que je sais aussi - ma mère me la raconté - cest que, quand ses fils avaient 25 à 30 ans et habitaient Paris, sans être mariés, elle avait insisté pour quils logent ensemble; "Comme cela", pensait-elle, "ils risqueront moins de se mettre en ménage avec une goya, une "schikse", et de lépouser ensuite". Et elle a réussit puisque aussi bien Isidore, détaché de toute pratique religieuse, que Max, ont épousé des filles juives de bonne famille.
Mais revenons à mon père : en 1890, encouragé par je ne sais plus qui, il a décidé de tenter sa chance au Brésil, à Rio de Janeiro ; à 18 ans, il sest embarqué pour ce grand voyage, - trois semaines de bateau à lépoque - avec un peu dargent de poche et beaucoup de bonne volonté. Il a travaillé dans divers magasins, tenus par des Français, en général juifs, a passé six mois à Sao-Paulo (qui nétait pas lénorme ville quelle est devenue depuis), est retourné à Rio et a attrapé la "fièvre jaune", qui était alors une maladie mortelle; mais il a pris tout de suite de la quinine, ce qui lui a probablement sauvé la vie. Pendant les années suivantes, il a souvent souffert de fièvres intestinales et semblait ne pas avoir une santé très bonne. Il était grand, 1m75, et assez maigre, aussi na-t-il pas été pris au service militaire.
(...) En 1895, il est rentré en France, a trouvé du travail dans une maison dexportation à Paris, puis dans une autre, qui appartenait à des Allemands établis à Rio, mais possédaient un bureau dachats à Hambourg et un à Paris.
(...) Mon père était un bel homme. Il avait dans sa jeunesse une belle barbe noire, devenue grise ensuite, et quil a coupée pendant la guerre. Il était dun abord assez froid dont jai hérité, ne semballait pas facilement et était plutôt distant. Mais sous cette apparente froideur, il avait très bon coeur et venait souvent en aide, discrètement à des gens dans lembarras. il pratiquait un certain humour à froid et faisait souvent "marcher" ma mère (croyait-elle ce quil lui racontait ou feignait-elle de le croire ?).
Plus tard, quand javais 7 ou 8 ans, il avait découvert les histoires de Kipling et aimait à nous raconter, à ma cousine Line (la fille doncle Isidore, la soeur aînée de Michel) et à moi les histoires de Mowgli et du loup.
La famille de ma mère était plus élevée dans la hiérarchie bourgeoise. Son père, Oscar Bernheim, né à Mulhouse, était le plus jeune dune famille de douze enfants, dont la plupart ont bien réussi dans le grand commerce ou lindustrie. Ma grand-mère, Alice Dreyfus, née à Bâle, était également la plus jeune de douze enfants. Ma mère a ainsi eu 52 cousins germains, et ma grand-mère a été 144 fois tante, grand-tante et arrière-grand-tante). Mon grand-père est mort en 1897, quand maman Sophie avait 10 ans et Germaine quelques semaines. Par contre ma grand-mère a vécu jusquen 1946. Je lai bien connue et Lia aussi. Elle nétait pas très jolie, mais très distinguée, et se tenait très droite. Je lai toujours connue avec de longs cheveux, noirs, puis gris, puis blancs, que jai souvent dû coiffer. Sa mère est morte quand elle avait 14 ou 15 ans; son père avait une industrie de soie brute à Bâle et était aussi banquier. il était aisé sinon très riche. Elle me racontait quelle allait avec lui en vacances dans les grands hôtels. Son grand-père à elle, était le premier juif qui avait reçu lautorisation dhabiter la ville de Bâle vers 1820.
Une anecdote sur son mariage : elle et Oscar étaient cousins germains et, à lépoque, on ne voyait pas dun mauvais oeil les mariages consanguins. Ils ne se connaissaient pas. Depuis quelques années, Oscar travaillait à Rouen ; le frère aîné dOscar, Philippe, lhomme riche de la famille (il était en train de monter lune des grandes usines cotonnières de Mulhouse) eut lidée de marier Oscar à sa cousine Alice. Il en parle à loncle Léopold, et celui-ci linvite à déjeuner avec Oscar.
(...) Bref, Oscar et Alice se sont mariés en juin 1885, et sont allés sétablir à Rouen où Oscar faisait le commerce en gros du coton. Cest à Rouen que maman Sophie est née, en mai 1886, et un an plus tard, Amélie, en juin 1887. Le grand-père Oscar était roux. Sa chevelure a passé à ma mère qui avait des cheveux roux clairs, puis à Roger Gotschaux un cousin germain, et chose curieuse une génération après, à deux enfants de Claude Picard (baptisé catholique).
Mais en 1888, ils ont quitté Rouen pour venir sinstaller à Paris, dans ce qui était alors le bon quartier israélite, entre le boulevard de Sébastopol et lHôtel de Ville (qui est devenu successivement le "platzel", puis le quartier nord-africain). Ils avaient, paraît-il un bel appartement, rue des Archives, et au moins deux domestiques.
Mon grand-père sétait lancé dans une affaire dimportation de café, qui avait bien marché au début. Mais ensuite, il a eu des difficultés car il est tombé malade : il avait une syphilis évolutive (contractée avant ou après son mariage ? La légende familiale est muette sur ce point), et à lépoque il ny avait pas encore de traitement de cette maladie (le traitement dEhrlich, un médecin juif, a été mis au point vers 1905). Il était atteint de paralysie générale, était en partie paralysé et bavait. Maman Sophie avait gardé une véritable horreur de cette époque ; quand on lui a annoncé que sa mère avait mis au monde une petite soeur, Germaine (novembre 1896), elle a fondu en larmes parce quelle savait son père très malade. Il est mort quelques semaines plus tard, en janvier 1897, le 8 Chevat.
Ma grand-mère Alice se trouvait donc veuve à 33 ans, avec trois filles à élever, et sans fortune; les affaires avaient périclité, et il ne lui restait plus grand chose de sa dot.
Cest alors que la famille sest mise en action, comme cela se passait dans les bonnes familles juives de lépoque. Loncle Philippe a réuni une sorte de conseil de famille, a fait appel aux plus fortunés du côté Dreyfus et du côté Bernheim. Ils ont constitué une sorte de fonds qui versait une mensualité à Alice et à ses filles, et ont décidé de préparer une dot pour chacune delles, quand elles seraient en âge de se marier. La famille aurait voulu quAlice revienne à Bâle avec ses filles, mais elle a refusé. Elle préférait se sentir plus indépendante à Paris, où elle avait dailleurs deux soeurs et un frère.
Il leur a fallu réduire leur train de vie. Elles ont quitté le grand appartement de la rue des Archives et ma grand-mère a loué un appartement de quatre pièces (mais si grandes quon y ferait tenir six ou sept pièces aujourdhui), dans le quartier excentrique et lointain de Passy. Sophie et Amélie, qui jusque là avaient fait leurs débuts scolaires dans un cours privé, sont entrées au lycée Molière, récemment ouvert, où alla aussi Germaine, et plus tard moi-même. Ma mère et ses soeurs ont gardé une grande affection pour le lycée, et elles allaient régulièrement aux réunions danciennes élèves, alors que moi, cela ma peu intéressée. Pour elles, le lycée cétait la voie de lémancipation de la femme.
Sur le plan religieux, toute la famille était modérément pratiquante. Ma grand-mère achetait de la viande chez un boucher casher, mais quand il a vendu son fond à un " goy", elle est restée cliente de la même boucherie. Elle observait le Shabath, cest-à-dire quelle nécrivait ni ne cousait, mais plus tard, elle voyageait en métro. Par contre, elle observait assez scrupuleusement Pessa'h, organisait un grand Séder de famille et allait au temple aux grandes fêtes.
Ce qui était mieux suivi, cétaient les rites de deuil. Pendant les premiers mois après la mort de leur père, Sophie et Amélie allaient dire Kadish tous les matins à la synagogue, accompagnées de leur gouvernante, une Suissesse qui était restée même sans salaire, avec ma grand-mère.
Une fois installées à Passy, elles ont suivi des cours dinstruction religieuse donnés par le rabbin Simon Debré, père du grand pédiatre Robert Debré et grand-père du ministre Michel Debré.
(...) En 1897, ma grand-mère et ses filles ont été invitées à passer leur vacances à Bâle, chez son frère Isaac Dreyfus Strauss, qui était alors, le président de la communauté israélite de Bâle. En tant que tel, il a reçu à dîner les dirigeants du premier Congrès Sioniste : Théodore Herzl et Max Nordau. Ma grand-mère a assisté au dîner, mais pas ses filles, trop jeunes. Elle leur a ensuite raconté que le Dr Herzl était un bel homme qui parlait bien français et baisait la main aux dames.
Ma grand-mère a très vite compris que ses filles ne seraient pas riches et devraient être en mesure de gagner leur vie, ce qui nétait pas si courant à lépoque (1900-1905). Sophie, qui était la plus intelligente et la plus travailleuse, passa le diplôme de fin détudes secondaires (à cette époque, les jeunes filles ne se présentaient pas au bachot). Elle avait étudié lallemand aussi bien que langlais, mais son prof danglais estimait quelle navait pas un bon accent. Bref, elle sest orientée vers les études dallemand. Amélie, je crois, navait pas été reçue à cet examen.
Ma grand-mère avait décidé de les envoyer, pour un an, Sophie en Allemagne, et Amélie en Angleterre, pour quelles se perfectionnent dans ces langues; ceci aussi était rare en ce temps là. Elle sest donc mise en quête et a trouvé des pensionnats israélites, (il existait, dans les grandes villes, des pensionnats à limage des maisons déducation des couvents) où les jeunes filles de la bourgeoisie terminaient leur éducation (finishing school), mais cela ne leur apprenait pas réellement un métier. Elle a donc trouvé une telle maison israélite à Hanovre, où elle a envoyé Sophie, et une autre à Londres, où elle a inscrit Amélie. Elles devaient avoir le statut délèves-maîtresses, donnant des cours de conversation française et apprenant langlais ou lallemand. En fait, ma mère été soumise au statut des élèves, qui était très strict en Allemagne, tandis que sa soeur était considérée comme une institutrice et avait plus de liberté.
(...) Au bout dun an, elles sont revenues à Paris. Sophie a entrepris des études dallemand à la Sorbonne. Au bout de deux ans, je crois, elle a été reçue à un concours lui permettant denseigner lallemand dans les collèges et les écoles normales dinstitutrices, mais pas au concours plus élevé qui ouvrait sur lenseignement dans les lycées. Amélie, qui navait pas de goût pour les études, est entrée comme secrétaire (métier où il y avait encore peu de femmes) dans un bureau qui faisait du commerce en gros doutillage et, très vite, est devenue le bras droit du patron; elle avait le sens des affaires !
Pour vous donner une idée des moeurs de lépoque, les jeunes filles rencontraient parfois des garçons, mais pas souvent, à des matinées dansantes, à des bals privés, quand elles étaient invitées (et quelles avaient une robe convenable). En été, elles jouaient au tennis avec eux (ma mère jouait mal). Ma mère ma raconté que, dans les couloirs de la Sorbonne, elle rencontrait parfois un jeune homme quelle avait connu, étant enfant, et qui faisait des études de physique; ils sappelaient "Marcel" et "Sophie", bavardaient dans les couloirs ou dans la cour, mais quand ils sortaient, Marcel la saluait et sen allait de son côté; il naurait pas été convenable pour une jeune fille de se promener avec un jeune homme dans les rues du Quartier Latin.
(...) Il sest trouvé quun cousin de mon père avait épousé une cousine de ma mère, (Gerson et Alice Wurmser) et habitait Marseille. Ils ont eu lidée de faire un "Chadchen" ("Chidouch") entre Max qui avait déjà 35 ans et Sophie; il est donc venu avec ce Gerson chez ma grand-mère. Ma mère la trouvé bel homme, et lui de son côté a apprécié sa culture et sa timidité. Ils ont vite décidé des fiançailles. Il se sont mariés en juin 1908 et Sophie, qui avait toujours obéi à sa mère, na pas eu de mal à accepter lautorité de son mari, dont elle était dailleurs amoureuse.
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