Al'occasion de la publication du cinquantième numéro du Trait d'Union, j'adresse à la Direction et à la Rédaction de cette vaillante revue mes félicitations et mes vœux, auxquels je joins, puisque ce fascicule paraîtra en octobre, quelques simples remarques sur les fêtes de Tichri, dans lesquelles nous allons entrer comme on pénètre dans un édifice vaste et grandiose, que l'on doit habiter un certain temps ; comme on, s'installe à Soucoth dans les Cabanes, qui sont un élément de cette architecture complexe et transitoire ; architecture qui se construit dans la durée où elle se réédifie, année après année, et qui pourtant nous conduit jusqu'à un point d'où il semble qu'on puisse s'élever au delà du temps. Un édifice, oui ; un chef-d'œuvre d'architecture religieuse, auquel il en est bien peu de comparables - s'il en est - pour sa sobre beauté, sa richesse psychologique, sa valeur morale, son efficience. Des multiples points de vue auxquels on peut se placer pour le considérer, c'est une perspective psychologique que je voudrais proposer ici ; où l'on soulignerait ce que je ne puis qu'esquisser : la variété émotionnelle que suppose l'enchaînement de ces. cérémonies, le raffinement des préparations, des progressions, des gradations, auxquelles parfois on n'accorde pas assez d'attention. Qu'on me permette de rappeler certains faits, empruntés à d'autres domaines, qui m'aideront à faire comprendre ce que je veux dire.
Les temps modernes ont vu se constituer de nouvelles structures musicales : la sonate, la symphonie, qui se caractérisent essentiellement par la succession et le contraste de pièces où certains thèmes sont traités d'une manière déterminée, plus lente ou plus rapide, plus gaie ou plus recueillie andante, allegro, scherzo par exemple. L'auditeur se laisse pénétrer successivement par ces diverses incitations, et sort de la salle de concert ayant éprouvé une série d'émotions dont les effets et les contrastes s'accumulent, et font qu'il se sent esthétiquement enrichi, calmé, rasséréné.
On retrouve ici transposé l'effet qu'Aristote reconnaissait au théâtre tragique lui-même dérivé du dithyrambe : la catharsis, purification ou purgation des passions. Le spectateur éprouve pitié ou terreur au spectacle des malheurs des héros ; il sort détendu, d'autant plus que la trilogie classique se complétait par un drame satyrique excitant la gaieté.
Mais ces successions d'émotions se déroulent sur fort peu de temps ; et surtout elles ne concernent qu'une audition ou qu'un spectacle. Retenons simplement que l'efficacité essentielle des œuvres classiques de l'art musical ou tragique est due à la façon dont se succèdent, se complètent, s'équilibrent les émotions qu'ils savent provoquer.
S'il est permis de revenir, après ces considérations concernant des arts profanes, à nos fêtes de Tichri, on saisira immédiatement le plan tout différent sur lequel elles se situent ; mais on admettra peut-être aussi qu'il soit néanmoins légitime de considérer, ici aussi, la succession des émotions qu'elles suscitent.
Cette étude comporterait deux temps.
On noterait d'abord la série des états d'âme évoqués par chacune des solennités ; la plus émouvante étant évidemment celle de Kipour.
Recueillement, crainte révérencielle et amour filial, transparence à soi-même, souvenirs, regrets, remords, angoisse, résignation, espoir, résolutions, confiance, tensions et détentes suivies de nouvelles tensions.
La méditation individuelle s'enrichit de la ferveur commune ; sur la trame de la confession collective s'inscrit en contre-point l'examen de conscience de chacun. Devant le peuple du livre s'ouvrent les grands livres de la mémoire incorruptible et de la vie. Le passé se réveille, les avenirs se profilent. L'écarlate peut se changer en neige, l'irréversibilité du temps s'abolit ; le destin est jugement. Quand se referment les portes du jour, grandit, dans un crescendo de ferveur, l'espoir que s'ouvrent les portes de grâce. Et c'est de tous et de chacun qu'il s'agit, des destins individuels et collectifs. Il n'est pas seulement fait appel au sentiment, mais à la conscience, à la volonté, à la décision qui clôture le débat intérieur dans l'équilibre retrouvé. Ainsi alternent contrition et joie ; alternance que soulignent les offices 'hassidiques ; et je me rappelle le vénérable et regretté rabbin Botschko, dans sa belle Yechiva de Montreux - face aux Alpes neigeuses - entraîné - après la fin du sublime office - dans la ronde de ses disciples.
On appliquerait ensuite une analyse analogue à l'enchaînement des émotions que provoque la succession des solennités, dont chacune a son caractère dominant, malgré toute la variété intérieure qui lui est propre : depuis la période de préparation des Seli'hoth, en passant par les cimes de Roch-Hachana et de Kipour, avec l'apaisement des jours de pénitence et du Shabath intercalaire, pour aboutir à la résolution, comme disent les musiciens, dans la sérénité de Soucoth et la joie de Sim'hath Torah. Il faudrait mettre en évidence les pauses, les reprises, les répétitions, les résurgences, qui font prolongement et rappel : ainsi le retour du thème du jugement à Hochana Rabba. Et l'on marquerait la place faite à une imagination sublimée, toujours concrète, mais désamorcée, si l'on peut dire, de ses dangers, par des rites au symbolisme parlant ; de l'appel déchirant du Shofar à la suggestion consolante du Tachli'h, qui emporte les souillures au fil de l'eau ; sans oublier la pomme et le miel, le cédrat et le saule, et les fruits qui décorent la Soucah.
Architecture complexe assurément que celle de cet édifice où l'on fait retraite sans pour autant sortir du siècle ; édifice éloigné des vicissitudes du jour qu'il domine de si haut, contemporain de tous les temps jusqu'aux plus reculés, excluant la vie haletante de la civilisation mécanique qui exaspère notre nervosité.
En une époque où augmente si dangereusement le nombre des déséquilibrés mentaux, il n'est sans doute pas de meilleure thérapeutique préventive qu'une succession si bien ménagée, ni qui repose sur une plus saine conception de la vie de l'esprit.
En une période de relativisme et de compromissions, de telles journées renforcent en nous le sens de l'absolu, source par excellence de vraie grandeur et de moralité. Elles nous font comprendre le sens de ce mot qu'oublient les vocabulaires modernes : la sainteté.
Et je voudrais évoquer, pour terminer, le réconfort qu'éprouvèrent une dizaine de prisonniers de guerre, qui s'étaient furtivement rassemblés dans un coin de leur camp, un soir de 1940 qui était veille de Roch-Hachanah, en opposant, à la pérennité de telles valeurs, la caducité, éprouvée à travers toute l'histoire, des plus puissants, des plus malfaisants empires.