Had-Gadya
Une allégorie de la justice
Richard Neher
'Had Gadya sur l'une des
Haggadoth de Mahanayim, composées
par la famille Neher pendant
la seconde guerre mondiale
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La plus belle fête de l'année avait commencé. Quand nous rentrâmes de la synagogue, la salle à manger rayonnait. Une table merveilleuse y était dressée, ornée par-dessus sa nappe blanche, de toutes les coupes et de tous les gobelets d'argent que, le reste du temps, on enfermait soigneusement dans l'armoire. Il y avait aussi, bien en évidence dans la pièce, deux grands fauteuils qu'on avait extraits du salon et recouverts de coussins. Mon père prit place dans l'un de ces fauteuils, l'autre était réservé à Eliyahu-Hanavi.
Le Seder se déroule suivant le rituel antique. Pourtant, chaque année, c'était un Seder nouveau. Grace aux exégèses lumineuses de mon père, chaque passage de la Haggada apparaissait comme une illustration originale. Nous apprîmes à connaitre pourquoi les paroles de ces sages de Bne-Beraq ont été consignées pour les éternités dans la Haggada. Personne n'a commenté l'histoire de Pessah avec plus de pénétration spirituelle que ces docteurs et ces princes d'Israël. Mais il faut entendre et comprendre leur verbe avant d'en voir scintiller l'or pur qu'il contient. Leur conversation s'était prolongée jusqu'à l'aurore, en sorte que leurs disciples durent leur rappeler qu'il était l'heure de réciter le Chemah. Chacun d'eux était un souverain en matière de science et d'érudition. Que pouvaient se raconter, toute une nuit durant cinq collègues, cinq pairs, que chacun d'eux n'eut déjà su ! Mais tellement sublimes sont les miracles de la délivrance du joug de l'esclavage, tellement variés et diversifiés leur nombre, qu'il est toujours possible d'y découvrir de nouvelles raisons d'exalter et de magnifier la Grandeur de notre D'eu qui est tout de Bonté. Oh, certes, notre imagination nous suggérait les trésors succulents qui nous attendaient au repas du Seder, les mets incomparables dont nous nous réjouissions toute l'année par avance, mais rien ne nous eut empêchés d'écouter toujours la parole captivante de notre père. Après le repas, ce fut le tour des cantiques, et nos voix jubilantes faisaient résonner les vieux chants splendides jusqu'à la dernière page de la Haggada.
Comme presque toujours, à Pessah, nous avions ce soir- là de la visite : un cousin de ma mère et le fils de ce dernier, qui devait poursuivre ses études à la Faculté de notre ville. Lorsque nous arrivâmes au 'Had-Gadya, nos invités refermèrent leur Haggadoth en souriant d'un air entendu. Malgré notre étonnement, comme mon père continuait tranquillement, nous fîmes comme lui.
"Vous chantez encore toujours le
'Had-Gadya, dit l'étudiant, il y a belle lurette que nous l'avons laissé tomber! Voila qui est vraiment d'une naïveté enfantine ! »
"Vis-à-vis de D-ieu, il sied assez d'avoir la naïveté d'un enfant, dit mon père. Mais cette chanson elle aussi, a une histoire lointaine. Puis-je vous la raconter ?"
Naturellement nous l'en suppliâmes avec insistance.
"C'était au temps où les Egyptiens avaient vu tous les miracles accomplis par l'Eternel. Frappés de stupéfaction, beaucoup d'entre eux en prirent conscience et voulurent embrasser le judaïsme pour se joindre à l'Exode. Ils cherchèrent alors à se renseigner sur la religion juive. Mais en s'apercevant que les Juifs sacrifiaient des agneaux, ils s'alarmèrent, pleins de crainte d'exciter la colère des idoles, car ces animaux étaient pour eux, sacrés."
Les Juifs les rassurèrent "Que craignez-vous ? leur dirent-ils. Qu'est ce qu'un agneau, qu'un chevreau ? N'importe quel chat en vient à bout et n'en fait qu'une bouchée."
"Alors, il faut adorer les chats, puisqu'ils sont plus fort que les agneaux."
"En aucune façon, le chat se terre devant le chien."
"Il faut donc adorer les chiens."
"Montrez- lui le bâton, il en tremblera de peur ! Voudriez-vous révérer un lâche ? "
"Dans ce cas, rendons hommage au bâton. N'est ce pas grâce à son bâton que votre Moise a fait des miracles ?"
"Cependant le bâton le plus solide se consomme au feu, à la flamme."
"Oui, vous avez raison. Dans nos temples, il y a des feux sacrés."
"Ne soyez pas ridicules. Versez de l'eau sur le feu, il s'éteindra."
"Sans doute. Adorons dès lors l'eau. De tout temps, nous avons bien reconnu le Nil comme une divinité."
"Qu'y a-t-il de divin dans cette onde qui sert à étancher la soif du bœuf ?"
"Nous y voila ! Le bœuf est plus puissant que l'eau. Apis est un bœuf et nous le tenons en vénération !"
"Cependant l'homme est plus puissant que le bœuf, puisqu'il en fait consommation après l'avoir égorgé."
"Adorons donc l'homme !"
"L'homme, quelque puissant qu'il paraisse, n'est que néant. Personne, si élevé fut-il, n'échappe à l'ange de la mort."
"C'est vrai. La mort est la plus puissante. Elle commande à tout et à tous. Adorons-la donc !"
"Non. Elle encore n'est qu'œuvre de notre D-ieu. Il n'est que Lui seul pour être Eternel, Saint et Vénérable. Il règne sur les cieux et le monde. Lui seul a accompli ces grands miracles qui nous ont délivrés de votre joug."
Mon père fit une pause.
"Voilà l'origine légendaire du
‘Had-Gadya. Il s'ensuit que ce chant est aussi ancien que la
fête de Pessach elle-même. Quand aux expériences douloureuses que nos frères ont subies depuis lors, sous le bâton, sur les bûchers, à cause de quelques goutes d'eau, l'histoire en fait mention dans ses annales, en lettres flamboyantes. Jamais le fléau n'est en repos.
Quant il cesse d'être brandi dans l'un des pays de notre
galouth, ailleurs il n'en retombe que plus cruellement sur le dos de nos frères. Et cela durera jusqu'à l'accomplissement du temps où tous les hommes auront saisi le sens du
‘Had-Gadya, où ils auront compris que le tort causé à une vie, soit-elle d'une valeur de deux sous, exige sanction aux yeux de la Justice Eternelle.