Plusieurs exemplaires ayant été trouvés en Alsace, on en a conclu un peu hâtivement, qu'il s'agissait d'un travail alsacien du début du 19ème siècle. Nous avons essayé de reconstituer l'histoire de cette tabatière.
En 1778, parut à Mannheim un ouvrage intitulé Fausts Leben dramatisiert vom Mahler Müller. Il s'agit encore d'une version de la légende du docteur Faust antérieure au chef-d'œuvre de Goethe. Sur la page de titre, nous trouvons, sans rapport apparent avec le contenu de l'ouvrage, une gravure représentant trois Juifs en discussion animée (fig. 2). Les visages sont expressifs, les mains gesticulent, les vêtements paraissent déchirés ou rapiécés. L'artiste a voulu représenter un groupe de trois colporteurs ou plutôt de mendiants juifs, dessinés sur le vif. L'auteur, le Mahler Müller, s'appelait en réalité Friedrich Müller, peintre, graveur à l'eau-forte, poète, né à Creuznach le 13 janvier 1749, mort à Rome le 23 avril 1825. Il avait étudié à Mannheim et à Rome et il est connu pour ses gravures et ses dessins religieux. On ne sait pas trop pourquoi il choisit le groupe de trois mendiants juifs pour illustrer la page de titre de son Faust. Toujours est-il que la gravure est belle, digne d'un maître.
L'ouvrage tomba ensuite entre les mains d'un autre artiste nommé Billroth. Celui-ci, originaire de Prusse, était venu s'installer en 1820 à Groningen dans les Pays-Bas, où il est mort en 1851. Il était sculpteur, lithographe, mais aussi marchand d'art. Le sujet lui plut et il n'hésita pas à le reprendre selon sa technique personnelle, la lithographie (2). Cette technique ne peut rivaliser en finesse, en spontanéité avec l'eau-forte ou la pointe sèche. La lithographie de Billroth s'en ressent; les personnages ont perdu de leur vivacité, les mains baladeuses restent dans les sages limites d'une discussion modérée. Les visages ne sont plus expressifs, mais caricaturaux, provocants, véritables masques de carnaval. Enfin, est-il besoin de le souligner, Billroth n'avait pas le talent de Friedrich Müller (3). Puis, Billroth calligraphia en lettres gothiques le titre de son œuvre : De Kooplieden in Hazevelle, ce que l'on peut traduire par Marchands de peaux de lièvres (fig. 3).
Plaçons côte à côte la tabatière, la lithographie de Billroth et l'eau-forte de Friedrich Müller. Leur parenté est évidente, comme leur chronologie. Et si Friedrich Müller édita à Mannheim, Billroth à Groningen dans les Pays-Bas, pourquoi les tabatières seraient-elles alsaciennes comme on peut le lire encore aujourd'hui, dans différents catalogues d'expositions?
Si les auteurs de l'eau-forte et de la lithographie nous sont bien connus, il n'en va pas de même pour les tabatières. Il est possible que l'atelier de fabrication ait été dirigé par Billroth lui-même, lui qui fut aussi sculpteur et marchand d'art, tant le modelé du relief suit de près le tracé de la lithographie, mais nous n'avons aucune certitude à cet égard. Il est peu vraisemblable que des Juifs se soient mis à la fabrication de ces tabatières. Il existe bien chez eux un sentiment d'auto-dérision se traduisant par des récits humoristiques à usage interne et des caricatures, n'allant pas au-delà du portrait de Moschele Zellwiller et des gravures d'Alphonse Lévy, à la fois descriptives et chargées de tendresse. Madame Laurence Sigal trouve les dessus de tabatières "plus humoristiques que féroces ". Je la trouve bien indulgente. J'ai peine à croire que Billroth ait donné involontairement à ses personnages un profil que n'aurait pas désavoué un journal antisémite. Dans cette Hollande tolérante, qui a bien voulu acheter ces lithographies et ces tabatières ? Lors de l'exposition qui s'est tenue à Metz sur Les Juifs lorrains. Du ghetto à la Nation, la tabatière fut placée dans le cadre de la "Persistance de l'anti-judaïsme populaire ". Aujourd'hui que nous connaissons la lithographie qui lui servit de modèle, nous pensons qu'elle le méritait bien.