Message de Samy (extraits)
Extrait de Souviens-toi d'Amalec, par Shimon Hammel (Chameau)


"Ceci n’est pas un testament. Ne possédant rien, je n’ai rien à léguer à qui que ce soit. Mais la vie, en cette saison, ne tient qu’à un fil, et plus l’on est jeune, et plus vite l’on risque de disparaître, au hasard d’une balle, au gré d’un occupant ou de l’un de ses complices. C’est pourquoi, à 29 ans – l’âge où mourut mon père (que son souvenir soit bénédiction), des suites de Holzminden – j’essaie de fixer par écrit quelques désirs dont on voudra bien tenir compte – dans la mesure du possible – au cas où je serais emmené au loin, voire si je disparaissais pour l’éternité.

"Quoi qu’il advienne, ma dernière pensée sera pour vous, mes chéries, que j’ai passionnément aimées, de façon fort différente, comme mère, comme soeurs, comme femme, comme filles. Ne récriminez pas contre l’incompréhensible justice de Dieu. Essayez plutôt par vos pensées, vos paroles et vos actes, de faire cesser l’incompréhensible bêtise des hommes. Pendant toute la durée de mon absence, c’est toi, Marguerite chérie, qui sera chef de famille. A toi d’être forte pour cinq. Je sais que je puis entièrement compter sur toi pour cela : Pendant ces trois années de vie commune, qui furent un inappréciable bonheur, tu as montré tant de courage et de compréhension pour ma vie dangereuse que je te confie maman qui, elle-même, au cours de sa vie, a constamment fait preuve d’une vaillance exceptionnelle, qui me fut un exemple constant et me guidera, si Dieu m’inflige la souffrance. Veille aussi sur Jeanne, affectueuse et bonne à l’extrême.

"Quant aux enfants, je désire qu’elles deviennent des filles courageuses et loyales. Que leurs regards, dont les premiers rayons me furent une joie exquise soient tournés non vers le triste passé, mais vers le joyeux avenir. Je ne veux pas que mon absence ou ma disparition grève, durant un temps plus ou moins long, le bonheur de nos enfants. Nous avons été trop heureux ensemble tous les quatre, tous les six, pendant ces années terribles pour nous plaindre maintenant. Et puis quand Israël et la France souffrent ensemble le plus terrible martyre de l’Histoire, n’est-il pas normal qu’un Rabbin Français paye son tribut ? Sachez que la mort et la souffrance ne me seront rien parce que j’aurai accompli mon devoir d’homme, parce que, en partant, je laisse une femme qui saura affronter la vie, une fille dévouée, une mère extraordinairement bonne, tout cela en une personne. Ne me déçois pas, chérie. Je désire donc que pour leur bien, tu sois sévère avec les enfants afin qu’elles deviennent, non pas de ces filles insouciantes et superficielles, mais des femmes cultivées et intelligentes, fortes et travailleuses et pour qui le sentiment de l’honneur – si bafoué aujourd’hui – ne soit pas un vain mot. Tu ne négligeras rien pour leur formation juive: je désire qu’elles soient instruites en hébreu, en Bible, en prières et en prescriptions et de bonne manière. Enseigne toi-même les rudiments et prends pour elles par la suite, un Maître compétent ; je serais heureux qu’elles sachent lire l’hébreu à l’âge de cinq ans, comprendre les prières essentielles à l’âge de huit ans et traduire la Bible à douze ans. Si le Mouvement des E.I.F. évolue dans le sens où il semble s’orienter, alors qu’elles y entrent. Mais qu’elles soient Eclaireuses d’esprit en tout cas. Au point de vue de la culture générale, quelles que soient leurs aspirations, veille surtout à la formation littéraire, à la correction de leur langage, à la beauté de leur style. Ne néglige pas de surveiller leur caractère, que je voudrais ferme sans excès et affectueux et sociable. Ne néglige rien pour éliminer sans retard tout défaut grave, quoi qu’il t’en coûte. Et qu’elles deviennent des juives françaises, imbues de l’honneur, d’Israël et de la double richesse que confèrent Israël et la France. Qu’elles fassent honneur à leur famille. Qu’elles soient des Klein, non dans leurs paroles, mais en leur âme. Quant à toi, mon amour, que Dieu te guide et t’accorde sa bénédiction pendant tout le temps que nous serons séparés. Maman et Jeanne chéries, ne vous laissez pas aller et serrez-vous les coudes. Papa, si courageux, héroïque même dans sa pure conception du devoir, vous y aidera, j’en suis sûr. "Ainsi, unies, fortes et confiantes, ayant cher Papa d’un côté, chère Liliane et Théo de l’autre pour vous soutenir, vous vous direz que j’ai accepté avec résignation la décision du Très-Haut et je vous demande de l’accepter de même.

"Mon avant-dernière pensée aura été pour ma carrière... si je suis devenu rabbin, c’est que depuis longtemps j’ai le sentiment qu’un corps rabbinique honorable peut modifier la misérable allure de notre judaïsme et d’autre part, que le judaïsme français a besoin d’un rude coup d’épaule. Certes, j’avais quelque chose à dire et à faire dans ce domaine. Mais d’autres l’accompliront aussi bien si vous savez les former. Après la tourmente, comptez-vous, unissez-vous et mettez- vous au travail, vous les jeunes mes frères à qui mes convictions puis ma fonction m’attachèrent par des liens indissolubles. Soyez catégoriques : refusez donc carrément de vous laisser entraîner dans des considérations politiques et marchez droit au but. Si les circonstances le permettent et si vous désirez encore m’associer à vos débats, invitez Marguerite à vos délibérations : sa timidité de femme ne l’empêchera pas de refléter avec exactitude ma pensée et l’essentiel de mes projets. "C’est le Judaïsme traditionnel qui devrait demain inspirer les chefs du judaïsme français. Aussi serait-il souhaitable que les E.I.F. resserrent leurs liens avec Yechouroun et Mizrahi. Quelle force, spirituelle et matérielle représenterez-vous ensemble si, au lieu de vous jalouser mesquinement, vous ne formez plus qu’un bloc. C’était mon idée en créant la commission de jeunesse, en travaillant pour le C.C J.J. (1).
(...)
"J’ai mis par écrit, en différents rapports, l’essentiel de mes projets concernant l’école Rabbinique, pièce angulaire de tout le travail juif en France, la réforme de l’Instruction Religieuse et la réorganisation des Services de la Jeunesse. Je désire que les fonctions d’Aumônier de la Jeunesse ne tombent pas en désuétude et que, le cas échéant, elles ne soient pas liées à l’égocentrique Paris- (cela dépendra d’ailleurs surtout du titulaire de ce poste, et de la manière dont il concevra et organisera sa tâche). Il appartient aux Mouvements de Jeunes, plus dynamiques que les adultes, de déceler le candidat le plus indiqué, de le soutenir et, si c’est nécessaire, de le guider. Durant ces quatre années j’ai toujours trouvé cet appui et ces critiques auprès des Jeunes, en particulier, à l’équipe Nationale et à Yechouroun : c’est cela qui m’a mûri, m’a amélioré un peu et m’a permis de faire calmement mon métier. Maintenant que ce pauvre Aron (que la paix soit sur lui), n’est plus là (...), veillez sur Blima et son enfant : C’est un voeu que je me suis fait. Quid ibi dicam ? Il est pénible de ramasser en quelques instants ce que l’on aurait voulu dire pendant une vie. Je serais heureux que vous reveniez à une conception de la vie plus XVIII’siècle, où l’esprit et l’honneur et le charme – le fameux "’hène" – avaient une place prépondérante. d’autre part, je vous supplie de rééduquer les jeunes et de vous rééduquer vous-mêmes (...), après le terrible bain de fausseté et de lâcheté dans lequel nous avons trempé. Soyez durs avec les jeunes : Ne tolérez aucun mensonge, aucune compromission.
(...)
"Le Centre de Documentation et les Cours par correspondance doivent être confiés à Yechouroun. (...) N’oubliez pas les prisonniers (...) qui doivent être "incorporés" à leur retour. "Battez-vous pour le Consistoire: si nous le voulons, celui de demain ne rappellera que par le nom celui d’hier. Je me flatte – peut-être suis-je immodeste – d’avoir contribué à le changer un peu, à le rajeunir, à le judaïser. Il faut intensifier ce mouvement. Les jeunes sont assez forts et assez... vieux aujourd’hui pour le faire. Le public et le Consistoire lui-même n’attendent que cela.
(...)
"Au fur et à mesure que j’écris je m’aperçois que la tâche est grandiose. Et j’ai comme un regret de ne pouvoir y participer dès maintenant ou jamais. Mais, quoi ? Vous le ferez bien tout seuls si, après vous être négligés vous-mêmes au profit d’autrui pendant des années, vous rattrapez le temps perdu. Et rappelez-vous que rien ne vaut l’étude : La Thora importe plus que tout. "Enfin, à tous, aux miens et à mes amis, à ceux que j’aime et qui me le rendent, à mes enfants surtout, je lègue cette ultime pensée : Accomplir son devoir et l’accomplir entièrement, sans défaillance ni lâcheté, tel est le but suprême de la vie. "Que Dieu vous bénisse. Au revoir. Je vous embrasse,
                                        SAMY "A Lyon, le 24 mai 1944".


La date de ce testament prouve à quel point Samy a été bouleversé par la catastrophe de la ferme de Saint-Germain. Quatre de nos défricheurs y sont fusillés le 19mai, et avec eux, Aron Wolff, élève de l’école Rabbinique, ami de Samy.

Samy établit un rapport entre l’âge de son père au moment de sa mort et la sienne. C’est pour le moins troublant : il aura 29 ans et demi lorsqu’il sera fusillé, six semaines après avoir rédigé son message.


(1) Comité de coordination de la Jeunesse Juive de France - Retour au texte


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