Une année d'études en Lituanie

Pendant son séjour à Telšiai, Samy Klein a rédigé plusieurs articles pour la Tribune Juive Paris-Strasbourg
Nous les reproduisons ci-dessous, sans en modifier l'orthographe du texte imprimé

[Premières impressions de Telšiai]    [La discipline à la Yechiba]    [Pédagogie de Telsiai]
[Pourim à Telsiai]    [Semestre d'été à la Yechiba de Telche]

Premières impressions de Telšiai
Tribune Juive, 8 janvier 1937

Pour lire la traduction des mots sur fond bleu dans le texte, posez le pointeur de la souris sur le mot, sans cliquer : la traduction apparaîtra dans une bulle.

Samy Klein (au centre) à Telšiai (Telshe) - coll © A-R. Elalouf

Le jour de mon arrivée il y a de cela sept semaines, la bourgade lithuanienne de Telsiai - plus connue chez nous sous le nom de Telch - venait de revêtir son plus beau costume d'hiver : sur les collines que blanchissait une mince couche de neige, le soleil à son déclin jetait comme une collerette de pourpre. Quelques heures plus tard, il ne subsistait dans la petite ville qu'un seul endroit, où le travail battait son plein, malgré l'heure avancée : la Yechiba.

Sans doute, le lecteur de la Tribune Juive a-t-il déjà entendu parler de la plus grande yechiba de Lithuanie, une des plus importantes du monde entier. Mais il ne sait peut-être pas que cet établissement, où étudient actuellement trois cents jeunes gens venant de quinze pays différents, est le pivot autour duquel tourne la vie d'une localité de six mille habitants. Telsiai a son université au même titre que Kaunas ou toute autre ville de n'importe quel pays, avec cette différence qu'à la Faculté de Telsiai l'on travaille du matin jusque fort tard dans la nuit. Mais présentons d'abord les lieux.

Vous entrez dans une maison construite comme la plupart des autres en brique rouge. Après avoir traversé une petite antichambre sur laquelle donnent d'un côté la "vaad haberioth" (pharmacie) et de l'autre la "egrath Torah",  immense salle spacieuse et bien éclairée où la voix des élèves se mêle à celle des maîtres. Je ne vous le cache pas, le bruit est assourdissant. Le "bleu" qui pénètre dans cette caserne d'un genre moins répandu dans nos contrées peut avoir trois réactions différentes : ou bien hautain et naïf, il proclame : "Il va falloir que je mette de l'ordre là-dedans." Celui-là au bout de trois semaines, crie en général le plus fort de tous et serait bien étonné d'apprendre qu'il a pu jamais faire autrement. Un autre se dira : "Jamais, je ne supporterai ce vacarme" ; quelque huit jours plus tard, il ne remarquera seulement plus qu'il y a du vacarme. Le premier soir, enfin, le parti le plus sage est de se plaindre discrètement d'une migraine et de se retirer dans ses appartements privés. Les jours suivants on se bouchera parfois les oreilles et bientôt l'habitude est acquise Pendant le semestre d'hiver - de Souccoth à Pâque - cette vie en commun débute le matin par l'office, à 7 h. 30, suivi d'une demi-heure de "dinim" (prescriptions) : tous les assistants, du plus petit "bahour" jusqu'au "Roche Yechiba" étudient, par groupes de deux, quelques paragraphes d'une œuvre halachique. A 10 heures commence le premier Sèder qui dure jusqu'à 14 h. 15. C'est à la fin de la matinée qu'ont lieu les conférences des maîtres qui sont faites au premier étage dans une salle réservée à cet usage. Les élèves sont divisés en quatre cours, suivant leurs capacités. Les élèves du quatrième cours (le plus élevé) sont déjà de grands savants imbattables en talmud mais possédant aussi une culture générale peu commune. En effet, à Telsiai plus peut-être que dans toute autre yechiba, l'élève garde une liberté d'esprit complète. La direction se contente de veiller à ce que les matières profanes ne distraient le jeune homme de l'étude sacrée. Le soir, l'activité reprend à 16 h. 15 et se termine officiellement à 21 heures, par l'office de  Maarib, après que l'on a, de 20 h. 30 à 21 heures étudié des textes de morale ou écouté une homélie faite par l'un des directeurs. En réalité le travail ne cesse que vers 1 heure du matin, lorsque les derniers "mathmidim" quittent le local.

Lancée par feu rabbi Juda Leïb Bloch S'r, un des plus éminents érudits de notre époque, la yechiba est actuellement dirigée par ses trois fils qui continuent intégralement la tradition paternelle résumée dans ce but: faire du bahour un juif savant et capable d'affronter la vie. Ce programme n'est pas toujours facile à réaliser

La vie juive de Telsiai ne se réduit pas à la yechiba : il s'y trouve en outre une yechiba préparatoire, un Beth Yacob, un lycée de jeunes filles, un talmud tora pour les tout petits, un hôpital et quatre oratoires. Ajoutons que dans tous ces établissements l'ordre et la discipline sont équivalents, sinon supérieurs à l'organisation qui règne dans les institutions semblables des pays die l'Ouest. Remarquons enfin que les deux mille juifs de Telsiai qui détiennent presque tout le commerce de la ville observent sans aucune exception le repos sabbatique. Il suffit d'ailleurs, pour s'en rendre compte, de traverser la Grand'Rue le matin du Sabbat.

Que dirai-je de plus ? Sans doute l'Occidental qui, pour la première fois, pénètre dans ce milieu, se sent-il d'abord un peu dépaysé, mis en présence de coutumes dont il n'avait pas connaissance. Cependant, il doit s'incliner devant le niveau intellectuel et moral de cette jeunesse qui n'aspire qu'à la Science sacrée. Par ailleurs, l'accueil que l'on vous réserve à Telsiai dépasse les limites des plus larges conceptions de l'hospitalité. Pour moi, ce fut encore plus remarquable, non pas que ma modeste personne y soit pour quelque chose, mais les Telsiaïens en sont encore à se demander comment un habitant de cette irréligieuse terre de France a pu venir chez eux. Cela ne s'était jamais vu. En effet, si l'on excepte Rachi, les Tossaphot et quelques autres halachistes, je suis - distinguo - le premier Français qui entre à la yechiba de Telsiai. J'ose espérer du moins que je ne serai pas le dernier

S. K.

La discipline à la Yechiba
Tribune Juive, 29 janvier 1937

Déjà je vous vois venir : "Voyons, me direz-vous avec condescendance, vous avez le goût du paradoxe et de l'incompatible. Parlez-moi de la discipline qu'observe un étudiant de nos Facultés. A la bonne heure! Il est vrai que cet étudiant ne fait en général ses devoirs que lorsqu'il ne peut agir autrement, apprend ses leçons à la dernière extrémité, passe une bonne partie de ses soirées au café, au bal ou au cinéma, qu'il… n'insistons pas. Mais un "yechivo-bohour" ! Comment peut-il être discipliné? Il doit ignorer complètement le mot de discipline.

- En effet, il ignore cette noble expression. Mais il n'a pas besoin de la connaître :  chez lui, la discipline, dans ce qu'elle a de plus beau et de plus souple est ancrée depuis qu'il est entré à la yechiba. A partir de ce moment, il sait qu'il doit faire partie d'une élite intellectuelle et il tâche de s'en montrer digne. De là, une maturité étonnamment précoce qui se révèle jusque sur le visage. Il faut avoir vu les enfants de la yechiba-préparatoire discuter fièvrement une question du talmud pour se rendre compte qu'à l'âge où nos gosses s'amusent encore avec des soldats de plomb, eux sont déjà des  petits messieurs avec leurs idées et leurs opinions personnelles.

Pour toutes ces raisons, la surveillance que, dans nos écoles, le maître doit continuellement exercer sur ses élèves, s'il ne veut pas voir sa classe dégénérer en réunion publique, tient à la yechiba un rôle très effacé.
L'élève respecte le maître parce que telle est la Loi. Il se met au travail avec ardeur parce que c'est une mitseva et qu'il a l'ambition de devenir un savant. Dans ces conditions, les études peuvent s'effectuer dans une grande liberté, un peu à la manière que Socrate opposait aux sophistes qui voulaient enclore l'enseignement en un horaire rigide et monotone. Une preuve pour les excellents résultats que donne cette méthode, c'est qu'un tiers de la yechiba au moins travaille en moyenne jusque vers minuit et parmi ce tiers les jeunes gens de 14 à 20 ans sont bien représentés. Ajoutez à cela que la plus cordiale camaraderie règne entre toute cette jeunesse si diverse pourtant par son origine et l'éducation qu'elle a reçue, et vous aurez une idée à peu près exacte de la vivante et sympathique atmosphère qui m'encoure.

Que reste-t-il maintenant des légendes qui courent sur la yechiba ? Paresse, désordre, froideur volutes de fumée qui se dissipent devant le souffle énergique de l'ambiance, "orientale". Evidemment, les pessimistes m'objecteront que j'ai tort de juger la yechiba tout court d'après un seul exemplaire, que j'ai eu le rare bonheur de tomber sur la seule yechiba du monde qui ne soit pas le refuge du désordre, de la paresse et de l'indiscipline. A cela je répondrai que les yechiboth de Mir, en Pologne, de Slobodka et Kolm, en Lithuanie, qui sont actuellement les plus connues, ressemblent tout à fait à celle de Telsiai, sous ce rapport. Après cela, il faut être misanthrope ou atrabilaire pour garder les préjugés ancestraux de l'israélite dit libéral contre la yechiba.

Ce qui, à la yechiba, peut étonner avant tout un ancien élève du lycée de Strasbourg, c'est l'invraisemblable et réel amour du travail que tous les "bahourim" manifestent d'un bout de l'année à l'autre. Vous rappelez-vous ces matins de composition où l'on s'abordait, avec le sourire, dans la cour du lycée? - "Moi, disait l'un, je ne sais rien, je suis complètement nul : hier soir, j'ai été patiner, puis j'ai lu enfin, je n'ai pour ainsi dire, pas préparé la composition." Et tous ses camarades de surenchérir et de déclarer qu'ils en savent encore moins. Bref c'était toujours à qui se vanterait d'avoir fourni le moins d'efforts. Car il y a dans nos écoles et nos facultés un certain snobisme qui consiste à vouloir poser au  "flemmard". A la yechiba règne exactement le snobisme contraire. Et encore! On ne se vante pas de l'effort fourni; on se contente de le fournir. C'est tout; et cela suffit à créer une "hatmada" (zèle) qui dépasse tout ce que le proviseur le plus exigeant pourrait jamais imaginer dans ses rêves les plus optimistes. Y a-t-il quelque chose de plus idéal que ce "self-government" qui ne connaît qu'une loi : la Tora, un but :  la Science ?

Au fait, j'ai complètement oublié de vous demander comment vous vous représentez cet élève de la yechiba dont je vous dis tant de bien. Sans doute voyez-vous en lui un être malingre et chétif, couvert de cheveux et de barbe avec la mine inquiète et hâve qu'ont bien voulu lui accorder les frères Tharaud. (Je dis cela, parce que, dans nos contrées, l'on juge souvent les "Juifs de l'Est" d'après les livres, mettons fantaisistes de ces écrivains). Rassurez-vous: la yechiba n'est pas un ghetto ni physiquement ni intellectuellement; ses habitués sont bien portants, bien habillés et leur cravate n'est pas plus mal nouée qu'à l'Ecole Rabbinique de France (ceci n'est pas un critère mais simplement un point de comparaison).

Mais ils sont aussi très ouverts à tout ce que nous appelons culture générale. Pourtant, on ne pratique celle-ci qu'à partir d'un certain âge, lorsqu'on possède déjà toute la littérature talmudique et l'on ne consacre à ces études philosophiques qu'un temps extrêmement limité. Cette largesse d'esprit qui consiste à faire la part du monde dans les études de la yechiba n'est pas un des moindres charmes de la méthode de Telsiai. Elle semble être aussi la garantie la plus sûre du succès présent de cette yechiba et de son avenir.

La yechiba de Telsiai est, sans contredit, la couronne du judaïsme lithuanien.

Sur son frontispice, comme sur ceux de nos Facultés, l'on pourrait écrire: "Scientiae laborique" ou mieux : "Labor omnia vincit".
On s'est contenté d'y mettre le nom de la yechiba : "Ets-Hayim", arbre de vie d'où coule une sève abondante et fertile.
Car la yechiba de Telsiai est le dernier refuge de l'antique Sagesse.

S. K.

Pédagogie de Telsiai
Tribune Juive, février 1937

Après avoir parlé des caractères généraux de la, yechiba, occupons-nous aujourd'hui plus spécialement de l'objet des études et du mode d'enseignement.

Il existe actuellement de par le monde trois méthodes dont on use pour la connaissance du Talmud. La première - dite scientifique - part de cette notion que la guemara est une encyclopédie ou quelque chose d'approchant et, par conséquent, ne s'attache qu'à la traduction littérale et la compréhension du texte, ce qui exclut toute idée de discussion chez l'élève. La seconde, qui est un compromis entre la précédente et celle qui suivra, se fait du talmud une conception plus élevée, considère le texte comme vivant et susceptible d'être commenté sans cesse.

D'après la troisième méthode enfin, l'élève fait corps avec le texte, il "sent " les questions, les réponses et les objections comme s'il les avait formulées lui-même. Ce procédé qui - vous l'avez deviné - est celui de la yechiba, est de beaucoup le meilleur puisque non seulement on arrive ainsi à s'assimiler complètement les passages étudiés, mais encore parce qu'il développe le goût de l'étude, amène l'élève à se jeter avec délices dans une discussion talmudique ou à résoudre avec passion une question soulevée par les commentateurs. Ce dernier point, que je considère comme essentiel, a fait l'objet de nombreuses  critiques. "Comment - dit-on - une étude ainsi menée pourrait-elle être objective ?" Ou bien : "Ce système nous conduit au pilpoul, à la dialectique ! " Enfin, du ton le plus péjoratif qui se puisse prendre, l'on incrimine les "subtilités" de ce mode d'étude.

Il apparaît dès l'abord - pour répondre à la première objection - qu'un mathématicien, un physicien et un chimiste se plongent dans leurs problèmes avec la même délectation que le talmudiste dans sa guemara sans que la solution en souffre le moins du monde. Bien au contraire : c'est précisément parce que la moyenne des hommes ne va pas à la Science avec cette extase que les vrais savants sont rares. Et Pascal ne dit-il pas que sans "l'esprit de finesse" qui lui apporte ses intuitions, le mathématicien ne trouverait jamais l'occasion d'utiliser les ressources de son "esprit de géométrie" ? Inutile d'ajouter que cet esprit de finesse ne s'acquiert que par une étude vivante et chaleureuse. En second lieu, tout comme le talmudiste, le mathématicien critique la solution qu'il a trouvée, en cherche une autre, discute cette dernière, en invente une troisième qui lui semble meilleure, bref c'est un dialecticien accompli. Cependant on dit du savant avec un profond respect qu'il recherche la solution la plus élégante et du talmudiste avec un souverain mépris, qu'il "fait du pilpoul". Dans ces conditions, les faits étant identiques, les mots seuls variant, supprimons le terme de "dialectique" et n'en parlons plus. Ou mieux, rendons à ce vocable dévalué son sens primitif ; en effet, avant d'être décrié, comme il l'est aujourd'hui, ce mot occupait un rang fort honorable dans la langue du peuple qui passe pour avoir été le plus rationnel de la terre et dont la pensée domine encore le monde, savoir les Grecs. Quant aux subtilités qu'engendre cette méthode, pour peu qu'elles restent dans le cadre fixé par la guemara même, elles ne sauraient qu'aiguiser l'esprit et le perfectionner. Disons, pour en terminer, qu'en appliquant ce système, les bachourim revivaient pour ainsi dire la vie des talmudistes dans une atmosphère ambiante et sont ainsi les mieux placés pour comprendre la guemara : aussi y arrivent-ils à merveille.

A côté du Talmud, la yechiba donne - dans une mesure bien moindre - des "cours de morale" (moussar), dont le programme est beaucoup laissé à l'initiative du bahour qui, ainsi, peut se laisser guider par son caractère dans le choix de l'ouvrage à étudier, Si l'on songe que cette étude n'a pour but que de compléter la formation morale du jeune homme et lui donner le moule sur lequel évoluera son intelligence, l'on ne pourra qu'approuver la liberté laissée dans ce domaine à chacun.

Nous avons vu que le Talmud n'est ni une encyclopédie ni un code ni un documentaire sur Israël : il est le judaïsme. Or, de par sa définition même, le judaïsme intéresse tout juif digne de ce nom : il faut donc étudier le Talmud.
Nous avons déterminé d'autre part que la méthode n° 3, qui est celle de Telsiai, est la meilleure. Il faut donc appliquer la méthode n° 3.
Par conséquent, il faut étudier le Talmud et l'étudier d'après la méthode de Telsiai.

C. Q. F. D.    -    S. K.

Pourim à Telsiai
Tribune Juive, 12 mars 1937

Etudiants de la Yechivah de Telšiai (Telshe) - Pourim 1936.
Pourim est la fête de la yechiba : à cette occasion la salle d'études est transformée de telle façon qu'elle devient le lieu des réjouissances pour tous les juifs de la ville. Comme jadis Suse, Telsiai à chaque Pourim "jubile et se réjouit".

Cela commence la veille, à l'office du soir : pendant la lecture de la meguila, la mention du nom de Aman provoque contre cet individu une manifestation d'hostilité avec, cette fois, un effet rétroactif de 2318 années : on tape du pied, on agite des crécelles avec un ensemble parfait. On pensera ce que l'on voudra de ces sortes de manifestations ; il est indéniable en tout cas qu'elles produisent leur effet !

L'après-midi de Pourim, ont lieu de nombreuses réunions privées où l'on danse, où l'on boit, où l'on blague, bref : où l'on s'amuse. Pendant ce temps, une commission de "messaderim" (organisateurs), nommée par la direction, s'occupe de donner à la yechiba un aspect moins sévère : des tables sont dressées, des lampes multicolores égaient la salle. Tout autour des tables, un espace est réservé aux spectateurs ; au milieu de la salle, une toute petite tribune d'orateur. Les messaderim revêtent un uniforme de sapeur, sans que cela fasse pompier le moins du monde, et sont chargés de maintenir l'ordre durant toute la soirée, ce qui est un travail d'Hercule, comme on pourra le constater.

Vers 18 h. les premiers convives font leur entrée. L'arrivée des maîtres est très émouvante : tous les bahourim s'élancent à la rencontre du nouveau venu et le conduisent à sa place en dansant et en chantant, cependant qu'éclatent les ovations des visiteurs. Au départ, même cérémonial. J'ai rarement vu quelque chose de plus simple et de plus spontané. Le dîner est entrecoupé de chants, de danses et de discours lesquels naturellement sont dans la note du jour.  Pas plus que dans l'étude, la yechiba ne connaît de distinction entre jeunes et vieux dans la joie. C'est ainsi que j'ai pu voir le "macheghiah" danser une hora avec les enfants du premier cours. La yechiba - cela me paraît de plus en plus évident - est la démocratie de l'intelligence.

Dehors, dans la nuit claire et froide, au milieu d'un ciel bleu pâle, la pleine lune fait briller de mille diamants la neige qui recouvre les maisons, la campagne et l'immense lac tout congelé, et me fait songer à certain poème de Leconte de Lisle, tandis qu'à l'intérieur, le tableau n'est pas moins pittoresque. La yechiba, en effet, se transforme peu à peu en cabaret, en music-hall ou en place publique du temps de César (je vous laisse le choix, n'ayant pu me décider) : d'un côté l'on danse et l'on chante, dans un autre coin un orateur groupe autour de lui quelques fidèles dont le nombre augmente à vue d'œil. Bientôt la foule se fait si dense autour du speaker qu'il ne peut plus tenir sur la tribune, qu'il en dégringole et qu'il s'étend par terre. Vous croyez peut être qu'ainsi son éloquence est tarie ! Erreur ! Il en a vu d'autres! Le même flot populaire qui vient de le renverser le hisse à nouveau sur sa chaire et il continue comme si de rien n'était. Tout à l'heure, il tombera dans une autre direction. On le replacera sur la tribune ; et ainsi 20 ou 30 fois, sans qu'il s'en ressente le moins du monde, il se verra tour à tour triomphant sur son estrade ou gisant vaincu sur le plancher. Je vous prie de croire qu'on s'amuse ferme. Soudain, un chanteur monte sur un banc et l'on se porte vers lui. Sa voix de ténor jette ses notes claires tandis que toute la salle reprend en sourdine les refrains. Un peintre qui passerait là ne résisterait sans doute pas à l'envie de reproduire sur sa toile l'aspect de cet "amphi" où les toilettes claires alternent avec les complets foncés et où brillent ça et là l'uniforme des messaderim et des agents de police chargés du service d'ordre, où les yeux de lumière éclairent différemment ceux qui sont juchés sur des bancs et ceux qui, plus prosaïquement, sont restes sur terre ferme. Partout, ce soir, tout le monde se livre à la joie de Pourim.

Le lendemain, dès la première heure, la yechiba avait repris son visage normal de maison d'études, de centre d'activité intellectuelle.
L'on s'étonnera peut-être du changement radical qui d'urne sévère salle de travail peut faire un endroit où le débraillé le dispute à la folie. Il n'y a pourtant là rien que de très naturel : les bachourim ont inlassablement travaillé depuis Souccoth ; pendant près de cinq mois, ils ne se sont accordé aucune distraction. Aussi, tendus par l'effort, voient-ils arriver Pourim avec plaisir et réservent-ils pour ce jour tout ce que leur jeunesse peut donner de joyeux et d'exubérant. Vous avouez qu'ils l'ont bien méritée, cette petite récréation. J'irai plus loin: il est avéré que l'on travaille mieux si l'on a peu de distractions ; il est reconnu d'autre part que si, pendant une certaine période, l'on a bien travaillé, l'on a droit à une "distraction monstre" dans le genre de celle qui, le Pourim, est accordée à la yechiba.

Dans ces conditions, pourquoi n'introduisons-nous pas, sinon dans les lycées, du moins dans nos écoles juives où doit exister la notion de la "simhat-mitseva", de la joie pure, ce système du travail à longue haleine coupé par une grande Fête, une vraie Fête, une Fête de la Joie?
Vous ne comprenez pas pourquoi on ne le fait pas?
Si cela peut vous consoler, moi non plus.

S. K.

Semestre d'été à la Yechiba de Telche
Tribune Juive, 7 août 1937

Le zemann kayitz (semestre d'été) vient de s'ouvrir à la yechiba de Telsiai, non pas, comme dans de semblables institutions, par de grands discours où l'on exalte la vertu du travail en général, des maîtres et des élèves en particulier : un beau matin - il y a de cela un peu plus de quinze jours - l'emploi du temps pour le nouveau semestre était affiché dans la salle d'études et, dès ce moment, le travail reprenait à plein rendement quoique peut-être avec un peu moins d'intensité qu'au début de l'hiver.
A vrai dire, même pendant les vacances de Pessah, entre 9 heures et 21 heures, on pouvait toujours trouver une vingtaine de bahourim au travail.

Cependant comme en tout et pour tout il n'est resté à Telsiai, durant ces vacance, qu'une cinquantaine de bahourim, l'ambiance manquait vraiment à la yechiba qui était trop silencieuse pour que l'on pût y travailler en paix. Heureusement, tout est de nouveau rentré dans l'ordre, et, dès la semaine dernière, le Raw, qui est rabbin de Telsiai et premier roch-yechiba, disait un chiour queloliht (cours collectif). Voici ce dont il s'agit : il existe à la yechiba deux catégories de cours, premièrement ceux qui sont faits une ou deux fois par semaine, par l'un des trois rôchè yechiba et qui sont divisés en quatre degrés ; en second lieu, une fois par mois environ, devant tous les élèves assemblées, le Raw fait un cours, que comprend le débutant aussi bien que l'érudit - chacun à sa façon, cela va de soi. Ce cours est particulièrement vivant, car questions et réponses s'entrecroisent, En effet, dans un cours, on ne traduit pas un passage du talmud : celui-ci est supposé connu avec ses principaux commentaires ; le programme du cours, pour lequel on se prépare minutieusement, comporte l'étude d'un commentaire difficile et l'exposé des théories (hiddouchim) du maître. De temps en temps a lieu une pause que les élèves utilisent pour s'expliquer et discuter ce qu'ils viennent d'entendre.

Le chiour quelolith de la semaine passée revêtait une signification spéciale, car le Raw avait été absent pendant neuf mois - durée d'un voyage qu'il fit en Afrique australe - et, comme les cours collectifs constituent un privilège qui lui est réservé, ils avaient été suspendus durant cette époque. A ce propos, je m'en voudrais de ne pas mentionner les manifestations enthousiastes qui ont accueilli le Raw à son retour. A la gare de Telsiai se trouvaient bien quelques centaines de personnes venues saluer leur rabbin à sa descente de train. D'autres coreligionnaires étaient répartis sur le parcours entre la gare et la maison du Raw. Les membres de la famille, ainsi qu'un certain nombre de bahourim étaient même allés en train au devant du maître. Dans les différentes gares lithuaniennes où ce dernier devait passer, chaque communauté était représentée par quelques volontaires venus spontanément à la rencontre de celui qui est aujourd'hui un des plus grands talmudistes du monde. En effet, le Raw  - dit-on - possède un esprit remarquablement clair et profond. En outre, il porte sur son visage et dans son allure une responsabilité non pas accablante, mais dont il veut sans doute faire sentir le poids : l'avenir du judaïsme lithuanien dont Telsiai est le centre religieux et intellectuel. Tout cela explique la notoriété qui l'entoure.

Hélas ! Le jour de son arrivée, l'on s'était dérangé en vain, car à la suite de circonstances imprévues survenues au dernier moment, c'est en auto et non par le train que le Raw fit son entrée à Telsiai. Mais enfin le cœur y était et toutes ces manifestations de sympathie, qui gardent intégralement leur valeur, pourraient apprendre à ceux qui l'ignorent que dans certaines contrées la science juive jouit du même prestige que chez nous l'érudition profane.

En Lithuanie, on respecte les rabbins.
Mais aussi a-t-on pour le faire des raisons très sérieuses.
S. K.


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© : A . S . I . J . A.