Dans les anciennes communautés juives de l'est de l'Europe, dans celles
des provinces de France même, au début du 19e siècle, le
"gendre"était fourni par correspondance ou à l'aide
de toutes sortes de filières orales ou écrites, mercantiles ou
sociales par le "schadchen" le faiseur de mariages dont les
finasseries, l'entregent, la ténacité, les roueries ont donné
naissance à ces récits, contes, blagues juives,
à tout un plaisant folklore dont j'ai essayé de donner quelques
traits à l'occasion de mon Zangwill et l'Humour juif (1).
Dans les milieux plus évolués du Judaïsme parisien ou des
communautés urbaines de province, le rôle de "schadchen"
était tenu par de bonnes âmes qui ne pouvaient voir une jeune personne
allant sur ses vingt ans sans lire sur son visage les cernes, les craquelures
des étés et des automnes prématurés ; rencontrer
un jeune homme, à peine sa gourme jetée, sans compatir aux tentations
et aux périls du mâle adulte, sans blâmer son manque de hâte
à remplir ses devoirs d'homme envers lui-même, la famille, la société
et l'avenir de son pays.
Dès que sur leur passage, sortait du rang un de ces bons coureurs, attaché
à la Chancellerie, au Parquet de la Cour de Cassation, auditeur au Conseil
d'Etat, la volée des marieurs tournait autour de lui.
J'allais sans méfiance. Je ne percevais pas encore les battements de
leurs ailes entremetteuses.
Au début du printemps 1894, quelques mots échappés à
ma mère me donnèrent vent des dangers que je courais.
Quoi, cela avait pu traverser l'esprit de ma mère, prendre place dans
sa pensée ! Elle, la musicienne dont les Impromptus, les Etudes
de Chopin remplissaient mes yeux de larmes ? Elle, dont le petit salon vert
du rez-de-chaussée de notre maison de la rue Montesquieu, nous avait
si souvent trouvés accoudés au marbre de notre poêle lorrain
de faïence blanche, lisant Hugo, ses Odes et Ballades, ses Châtiments
; les Châtiments surtout qui nous haussaient l'âme, la
hérissaient contre tout ce qui s'affaire et se pousse à l'ombre
du pouvoir ; la Lucie, les Nuits de Musset, Rolla murmurant
: "Ta fille... et tout cela se vend !" Comment elle, l'assoiffée
de bonté, de justice, qu'emplissaient de tels doutes, de tels troubles,
les trafics, les do-ut-des de notre monde moderne. Elle, que les Dames
de France, que ses collègues du Comité des Crèches appelaient
Louise Michel, comment a-t-elle pu penser que son fils, son ami, se prêterait
à ces marchés sordides!
Je lui citai l'exemple d'un de mes anciens de l'Ecole des Sciences Politiques,
maintenant auditeur à la Cour des comptes, marié à la fille
d'un richissime marchand de dentelles du Sentier. J'avais assisté à
la cérémonie de mariage, puis à la réception dans
le somptueux appartement de ses beaux-parents. A côté de cet homme
fin, distingué, voir toute vaporeuse des plus fins voiles, cette maigriote,
plate, noiraude première communiante, m'avait accablé de tristesse.
Alors, c'est ça le but, le fruit de ces longues études, de ces
années d'austères travaux ! Comme lui, comme tant de camarades,
de collègues, allais-je me laisser enlacer dans ces chaînes d'argent,
piéger par l'appât des promotions sociales !
J'avais d'autres soucis.
Pourquoi m'étais-je embarqué depuis 1888 dans des directions si
à rebours de ma nature ! Pourquoi avais-je suivi tant de fastidieux cours,
d'examens, tant de chanceux concours !
C'est qu'à partir de mes seize ans j'avais rêvé d'écrire,
j'avais écrit; que j'avais tâté de la vie de l'apprenti-écrivain
en province, serré entre les pointes des coteries, les méfiances,
les surveillances, les cloisonnements des sociétés fermées.
Il me fallait l'air libre. Paris! Paris d'où m'arrivaient les effluves,
les étincelles, les fusées, les gamines et sensuelles hardiesses
de la garde littéraire montante, ses bravades, ses doutes, ses chansonnettes,
ses romances, ses invectives. Paris, c'était l'aimant, la flamme, les
impossibles-possibles qui avaient appelé les mieux doués de mes
aînés et de mes condisciples lorrains: François de Curel,
Stanislas de Guaïta, son ami le précoce, l'intrépide
Barrès, ses Taches d'Encre, Un Homme Libre, Bérénice. C'était
notre fin Eymonet, de Toul (2), parti les poches pleines
d'essais comiques, de farces, de chansons. C'était Marcel Drouin (3)
récemment entré à Normale et qui avait transmis à
son ancien Louis Dumur (4) une lettre où j'avais eu
l'audace de lui demander conseil et à laquelle il avait daigné
répondre. Et c'était un autre aîné, Suarès
dont le sonnet remis au Concours Général en guise de dissertation
française, avait répandu le nom dans tous les lycées de
France.
Et moi aussi, j'en faisais des sonnets, pas plus mauvais que ceux d'autres
épigones du Parnasse publiés chez Lemerre.
Et l'un d'eux, sur le thème du Suave mari magna turbantibus aequora
ventis, de Lucrèce, je l'avais remis comme copie à mon professeur
à la Faculté des Lettres, Emile Krantz. Et lui, le brillant, le
disert conférencier des Cours publics, le collègue de mon père
au "Cercle des Michottes" en avait soumis chaque vers à une
explication de textes bouffonne, devant mes camarades de licence, parmi lesquels
Louis Madelin, qui s'esclaffaient (5).
N'avait-elle pas, ma mère, pris mon parti contre mon père rentré
furieux du Cercle où il avait surpris Krantz faisant des gorges chaudes
sur la poésie de son fils ?
Plus tard, m'avait-elle désapprouvé quand je refusai l'offre d'entrer comme associé de mon père, dans l'usine? Et lui, qu'elle entraînait dans ses fugues en Italie, en Suisse, à Bayreuth, dans le Paris de ses concerts, de ses théâtres, ne l'avait-elle pas trouvé bien timoré lorsqu'il s'obstinait à me retenir en Lorraine, où j'aurais pu devenir avocat, juge de paix, juge ? N'était-ce pas elle qui m'avait aidé à vaincre ses dernières résistances lorsque mes professeurs déclarèrent qu'au bout de deux ans d'Ecole des Sciences Politiques, j'aurais des chances de réussir à un concours, où depuis la réorganisation du Conseil d'Etat de la Ille République aucun étudiant lorrain n'avait osé se présenter ?
Maintenant, j'étais à Paris. J'y avais une place dont les corvées,
les fastidieuses besognes s'allégeaient chaque année de trois
mois de vacances, chaque jour de substantiels loisirs.
J'avais les musées, les bibliothèques, les jeunes revues.
Toute ma formation intellectuelle, interrompue tant d'années, à
reprendre, à refaire. Tout cela allais-je le laisser voler par la dispersion
salonière, écraser dans la pince de ce qui se fait ou qui se dit
? Allais-je me livrer au servage de ces chaînes d'argent dont mères
bourgeoises, chrétiennes ou juives, chargent les épaules du fils
qu'elles adorent comme ces grandes dames amoureuses enserrent l'âme du
jeune bien-aimé dans les roueries de la stratégie mondaine, qui
par le beau mariage prépare les grandes carrières,
dispense les privilèges de la fortune, de la considération et
du rang ? (6)
Quelque temps j'eus la paix.
Cela dura trois mois.
J'avais été invité pour les premiers jours d'avril 1894
à une garden-party chez les Landsbert (7).
C'était une famille d'industriels dont plusieurs fils habitaient près
d'Arcueil de simples mais assez grandes maisons éparses dans un parc
attenant à leurs tanneries. Ils descendaient d'une vieille famille de
juifs français (on disait alors israélites) qui, comme les Michel
Goudchaux, et Adolphe Crémieux, avaient pris part au Gouvernement de
la République en 1848 et après la chute de l'Empire, puis avaient
milité contre l'antijudaïsme renaissant et le boulangisme.
Eva Landsbert, femme d'un des associés, intelligente, cultivée,
vive, brassant et animant les milieux et les groupes, était une maîtresse
de maison très appréciée. Elle donnait plusieurs fois par
an des réceptions où l'on trouvait ce qu'il y avait de mieux dans
la bourgeoisie républicaine : industriels, avocats, écrivains,
hommes politiques, directeurs de ministères, magistrats, artistes, et
beaucoup de jeunesse. Les Landsbert étant les fournisseurs de la fabrique
de mon grand-père et de mon père, et alliés à divers
membres de ma famille, j'étais invité de fondation.
Le jour de la garden-party, ma mère se trouvait à Paris.
Par hasard ? Elle y avait rejoint sa sœur, venue de Lille où mon
oncle avait sa garnison, et que je rencontrerais sûrement, me dit-elle,
à Arcueil. Puis doucement, timidement, elle me dit que la fille du dernier
frère Landsbert, psychiatre renommé, assisterait à la réception
; que je devrais faire attention à elle. Famille très honorable,
très jolie dot. Alors toutes mes objurgations, mes indignations, mes
plaidoyers pour la liberté de mes goûts, de mes rêves, de
mon cœur, de ma vie, tout cela n'avait servi à rien ! C'était
raté, perdu ! On s'obstinait.
Obstinée, tenace, elle l'était, ma mère ! Personne comme
elle pour organiser une réunion, une leçon de danse, un pique-nique,
un voyage, mes études ! Non seulement elle m'avait donné les meilleurs
professeurs, mais s'était installée leur assistante, ma répétitrice,
rédigeant pour moi des mementos d'histoire, de géographie, des
cartes, des vocabulaires, apprenant à lire le grec pour me faire réciter
mes leçons.
Mais Platon, mais Socrate, mais Corneille, mais La Bruyère, tout ce qu'il
y avait de grand, de noble, de mordant, d'indigné, d'ironie dans tout
ce qu'elle m'aidait à apprendre, était entré en elle, au
plus profond de nous. Et ce qu'ils contredisaient, réprouvaient, dont
ils étaient la négation par leur enseignement et leur exemple,
la voilà qui le faisait, me proposait de le faire, contaminée,
usée par ce monde de femmes de fabricants, de marchands, d'avoués,
d'avocats, d'officiers, de juges où elle avait passé sa vie à
causer, échanger des sourires, des politesses, des services; la voilà
descendue au-dessous d'elle-même par cette bonne société
judéochrétienne, gelée de convenances, de comme-il-faut,
qui se réunissait dans son salon le samedi.
Que s'était-il passé? Comment s'était produit, combien de temps avait duré ce laminage, cette mise-au-pas d'une âme haute par un milieu ? Je le compris quarante ans plus tard, quand elle mourut.
Dans un tiroir caché du secrétaire où elle écrivait
chaque matin son abondante correspondance - nous appelions ça son "heure
de Sévigné" - je trouvai un calepin à fermoir, dos
de velours chamois, plats de métal doré finement estampé.
Après la page de garde en moire verte, je lus, de son écriture
alerte, lancée qui ne changea guère au cours de sa longue vie
: "Reçu de ma cousine Emilie le 7 Juin 1860."
Et sur les pages suivantes : "1er Décembre 1860, mes 15 ans...Souvenirs
d'amitié : résille bleue, chapeau rond... une voilette de dentelle,
la partition des Noces de Figaro, 5 francs de grand-maman... "
" 1er Décembre 1861 : Mes 16 ans... Etrennes 1861." Suit l'heureuse
et naïve énumération des présents qu'alors une famille
de moyenne condition offrait à ses fillettes lors des anniversaires :
un nécessaire de voyage, des broches, un entout-cas, des gants, des boucles
de ceinture, des porte-mines, des mouchoirs, un jupon brodé et quelques
livres illustrés, des partitions de Bellini et de Mozart.
Puis, le 20 juillet 1862, les impressions du premier bal :
" Dans trois mois j'aurai dix-sept ans et mes parents bons comme ils le
sont toujours n'ont pas reculé devant la fatigue, devant la dépense
pour me procurer un plaisir. Je leur en suis vraiment reconnaissante et bien
heureuse. Je contemple ma toilette qui est délicieuse : Une robe de mousseline
blanche, ornée de trois petits volants, une guimpe suisse, un corsage
esméralda, un nœud de velours bleu ciel dans les cheveux, la voilà
telle que je la rêve, simple, jeune, fraîche...
" Mademoiselle Toussaint vient m'habiller et à 9 heures je suis
toute prête. Je jette un petit coup d'œil avant de partir, dans la
glace et je ne suis pas trop mécontente de ma personne. Je sais bien
que je ne suis pas jolie et tout en ayant conscience de ma fraîcheur j'ai
des inquiétudes, car j'ai peur de rester à ma place. Ne pas connaître
un cavalier et n'être pas belle, c'est assez pour vous donner la chair
de poule et vous faire craindre cette bête noire de toutes les demoiselles
: La tapisserie.
" J'arrive à 9 heures et quelques minutes. Et à peine à
ma place, M. Lévy, le jeune marié, vient m'inviter pour le premier
quadrille. Ce début me flatte et me fait espérer que je danserai...
et enfin, après tout, je ne suis pas bossue, ni bancale !
pourquoi ne danserais-je pas ?
"La deuxième danse était une polka. M. Spire qui venait d'entrer
est venu m'engager. Il a été fort aimable. C'est avec lui, avec
M. Lévy et avec M. Irch que je me suis le plus amusée en dansant.
Le premier, je le connaissais, l'ayant rencontré plusieurs fois chez
madame Cerf." Ah ! ils s'étaient rencontrés longtemps avant
leur mariage, mes parents. Celui-ci eut lieu quinze mois plus tard. Chez la
plus jeune tante de mon père, ils s'étaient vus souvent, s'étaient
jugés, entendus, accordés, aimés. Cette union, cette belle
entente de quarante-trois ans s'était liée toute seule, de libre
décision, loin des manigances, des piperies des marieurs.
Le second cavalier était un " homme marié ". Le troisième,
"fort aimable... doit avoir beaucoup d'originalité dans l'esprit.
Lui seul parmi ceux qui me sont inconnus ne m'a pas parlé de la pluie
et du beau temps... J'ai dansé un quadrille anglais avec un jeune homme
de la banque de France. On l'a dansé d'une manière si embrouillée
que je n'ai pu m'empêcher de rire de bon cœur. Chaque fois que je
me présentais devant M. Spire, mon vis-à-vis, pour le saluer,
il me tournait le dos, saluant une autre personne et se retournant subitement,
il me disait une multitude de "Je vous demande pardon Mademoiselle "
qui m'amusait beaucoup.
" Il y avait un jeune homme anglais, fils d'un ambassadeur, qui avait l'air
fort heureux, et semblait jouir à merveille du plaisir de la danse. Ses
manières étaient lourdes et tout à fait anglaises, il dansait
très gauchement, en résumé il m'a peu plu et il paraît
que je ne lui ai pas produit le même effet puisqu'il m'a invitée
trois fois, et à la troisième j'étais invitée, j'ai
donc pu lui refuser."
(...)
Toute seule devant les pages azur de son journal intime, personne pour arrêter
les élans d'enthousiasme et de foi, que les bienséances, les retenues,
les sourires détachés de la fin d'un "siècle de lumières"
n'empêcheront jamais de jaillir jusqu'au Chéma Israël
du dernier jour.
C'est sur des coins moins résistants de son âme que peu à
peu agiront d'autres contraintes.
Femme d'un notaire juif, dans un chef-lieu de canton des Vosges,
où il n'y avait que deux ou trois familles juives (8),
combien de fois, soucieuse de ne pas nuire à mon père auprès
de la clientèle de l'Etude, avait-elle serré les dents, en face
des petits calculs, des demi-vérités, des finasseries de ses voisins,
de ses relations de petite ville, leur ladrerie, leur dureté envers leurs
domestiques, leurs employés, leurs ouvriers ! (9)
Plus tard, en 1871, rentrée à Nancy avec mon père, que
mon grand-père s'était associé dans la direction de sa
fabrique, elle retrouva ce milieu d'industrie et de négoce, qu'avant
la fête de ses 18 ans elle avait quitté sans regrets !
De nouveau le souci des échéances! des inventaires ! Ne s'ouvrir
qu'entre soi. Sourire, sans se couper aux déjeuners fins donnés
aux représentants de passage, aux patrons des maisons de gros, aux banquiers.
Plus nombreux maintenant, mieux nantis, plus hauts placés, les convives,
les whisteurs, les hôtes que votre situation ascendante vous force d'inviter.
Et les enfants grandissent. Il leur faut les meilleurs rangs en classe. Des
camarades de familles bien cotées, des relations, des protecteurs quand
ils auront grandi. Et quand ils prendront femme, pourquoi voulez-vous, mon Dieu
! que la gêne aille s'installer à leur foyer ?
Ma mère rouvre, à l'envers, son calepin de métal doré
et sur les neuf dernières pages, devenues, les premières, elle
écrit :
"Je te re ouvre mon cher petit carnet pour inscrire des dates
très mémorables.
"Le 4 décembre 1893 André passe l'écrit de l'auditorat
du Conseil d'Etat. Il est déclaré admissible le jeudi 7 décembre,
et reçu à l'oral. Le vendredi 15 décembre 1893. Emotion
d'Epinal (résidence de mes cousins Dalsace), joie de la réception.
1ère demande en mariage, 3 janvier 1893, une parente [de] grand-mère
Henriette (la mère de mon père) vient proposer mademoiselle S...
100.000 francs de dot.
2èmedemande par Annette.
André rentre de Paris le 24 janvier 1894. Peu après son retour,
M. GI. (professeur à la Faculté des Lettres) vient lui offrir
mademoiselle G., 600000 francs, - un million, ce qu'on voudra.
"8 avril 1894, entrevue Landsbert (médecin des hôpitaux).
"24 avril 1894, proposition, maman Lina, mademoiselle B..., nièce
du docteur G... (professeur à la Faculté de Médecine).
"Mai 1894, Ermence me parle de sa nièce mademoiselle H... (fille
d'un célèbre mathématicien).
"Samedi 30 juin, mademoiselle M... (fille d'un colonel du génie).
"21 juillet 1894, mesdemoiselles S... (filles d'un conseiller d'Etat).
"11 août, M. le Grand Rabbin, mademoiselle M... (fille d'un trésorier
payeur général).
"M. Salmon: mademoiselle L... (fille d'un banquier).
"Octobre, au retour d'André à Paris, [on] vient lui offrir
500.000 francs.
"Janvier 1895, mademoiselle R...
"M. Picard (Président de Section au Conseil d'Etat) fait demander
à André, s'il veut se marier après son duel qui a eu lieu
le samedi 1er janvier.
"[Nouvelle offre] de dot énorme.
"Le jeudi 7 mars 1895, madame Wolkove (femme d'un métallurgiste)
vient proposer sa nièce mademoiselle Blacleiter pour André à
tante Victorine (la plus jeune tante de mon père). Tante Victorine vient
chez moi le vendredi, ma réponse à peu près négative
à madame W... Le lundi 11 mars, madame Wolkove vient chez moi, le mardi
12 mars m'apporte la photographie de sa nièce. Départ d'Ed. pour
Paris-Londres le mardi. Ma visite à madame Wolkove qui part également
pour Paris le samedi 16.
On lui propose, on vient lui offrir ! Ces mots sans fard, cette pluie d'or étalée sous la plume, d'habitude décente, pudique de ma mère! On lui offre comme un plat, un objet, une emplette, ces filles d'industriels, de savants réputés, de puissants hommes d'affaires, de colonels, de conseillers d'Etat... On me les apporte de la part de parents qui ne connaissent de moi qu'un nom de famille, et celui d'un "futur" interchangeable qui vient de gagner une bonne place au jeu de bagues d'un grand concours.
Connaissez-vous l'histoire de cette jeune fille du monde, des temps de ma jeunesse
où pour elle il n'y avait qu'un choix : le mari, ou monter en graine,
vieille fille, sans état, peignant sur porcelaine, brodant sur canevas
dans la maison de ses parents. A dix-huit ans, l'une d'elles, fille de quelque
général en retraite, s'obstinait à refuser de fort profitables
partis.
Il en vient un nouveau, puis un autre, puis un autre.
- Et si je n'en veux pas de celui-là, dit-elle à son père.
- Je t'en présenterai un autre, répond-il.
- Alors, raconte-t-elle, je suis montée dans ma chambre J'ai pleuré.
Et le soir, je suis descendue. J'ai dit oui.
Et moi, si je refusais d'aller le 8 avril à la garden party d'Arcueil
pour rencontrer la nièce richement dotée des Landsbert, on me
parlerait d'autres, puis d'autres et d'autres entrevues. Ce serait les supplications
de ma mère, le visage attristé de mon père, les haussements
d'épaules, les "il n'en fait jamais qu'à sa tête"»
de mon oncle, de ma tante, de la troupe confortablement fiancée ou mariée
sans amour des cousins, des voisins, des amis!
Eh bien soit, on ira ! Ce n'est pas eux qui auront avec moi le dernier mot !
Le 8 avril 1894, je mis mon complet clair, mon panama, mes gants tannés,
pris ma canne de laurier à bec de corbin, et je descendis vers Arcueil.
Les grands ormes du parc se saupoudraient de la poussière vert pâle
des premiers bourgeons. Parmi les milliers de petites feuilles en train de se
défriper, les thyrses des marronniers commençaient à sortir
blancs et roses. De tous côtés des lilas, des spirées, des
aubépines. Dans les plates-bandes des tulipes, des jacinthes, des jonquilles,
les parfums grisants des frézias, l'odeur si tendre des quarantaines
mordorées si demoiselles d'autrefois. Toutes sortes de jeux de plein
air, dans les ronds-points, dans les allées. Dans la maison un piano
juste, un bon tapeur.
Eva Landsbert, me montre dans un groupe, une jeune fille en bleu clair. - La
voilà, c'est elle. Invitez-là, causez, promenez-vous, dansez ensemble.
Et si elle vous plaît, si vous espérez vous entendre, restez jusqu'à
la fin. Sinon partez aussitôt le goûter fini. Entendu! n'est-ce
pas, fit-elle en s'esquivant, un doigt en travers de la bouche.
Ni belle, ni laide. Un peu courtaude. Les cheveux relevés en casque,
avec Sur le front des frisons bruns. Ni gaie, ni triste.
un peu de musique. Parfois les cours publics de la Sorbonne.
Des romans, de l 'histoire. De la poésie aussi, mais pas trop.
Quand j'eus reconduit, cérémonieusement, la candidate jusqu'à
l'une des chaises de louage, en rang le long des murs du salon, je rejoignis
dans le parc la troupe de mes camarades et des jeunes filles où je trouvai
de gais farandoleurs, de bonnes danseuses. Et l'on causa, joua, dansa, jusqu'à
la nuit.
Comme je me dirigeais vers le vestiaire, Eva Landsbert, les traits radieux me
rejoint. Elle me jette vers son beau-frère et sa belle-sœur qui
s'avancent vers moi les mains tendues.
Ma tante m'embrasse, abasourdie.
Grisé de grand air, de champagne et de danse, j'avais comme Cendrillon,
oublié l 'heure du départ.
Je m'enfuis.
Quelque onze mois après cette distraction libératrice mon père
partant à Londres pour ses affaires, s'arrêta à Paris. Il
avait, me dit-il, reçu la visite de M. Wolkove, métallurgiste
lorrain, qui avait l'intention de créer des Caisses de secours contre
les maladies et les accidents du travail pour les ouvriers de ses usines, et
désirait s'inspirer de ce que mon père avait fait, de cet ordre,
dans la sienne. Mais pour la création d'organismes destinés à
une main-d'œuvre d'une toute autre importance que celle de notre modeste
usine familiale, il fallait être au courant d'une législation nouvelle
qui ne lui était pas familière. Comme il pensait que par mes fonctions
j'en serais informé, il me faisait demander par mon père si je
pourrais un jour aller l'aider à mettre un projet sur pieds.
Quelques semaines après je recevais une lettre me priant d'aller le voir
dans un entresol du quartier de Chaillot, qui lui servait de pied-à-terre
quand il était de passage à Paris.
Bien que le hautain Wolkove soit un patron intraitable, que les affreuses et
insalubres cités ouvrières de ses usines peuplées d'ouvriers
hâves, payés des plus bas salaires de la région, soient
la honte de la banlieue de ma ville natale, je fus assez flatté qu'un
aussi important personnage sollicitât les avis d'un blanc-bec frais émoulu
des bancs de l'école.
A peine m'avait-il fait asseoir en face de son bureau, qu'entre d'autorité,
chapeau en tête, robe très rue de la Paix, une haute, forte dame,
moins grande dame qu'assez gypsy, avec son teint olive, un peu plus pâle
que celui de mon interlocuteur.
~ Madame Blacleiter, ma sœur, me dit-il, qui veut bien mettre son expérience
des Œuvres au service de mes ouvriers.
Service muet. Elle semblait avoir envie plutôt d'écouter, de regarder,
d'approuver par quelques hochements de tête, que de prendre part à
l'entretien.
Lui m'exposa ses désirs, me remit quelques brochures, imprimés,
prospectus, feuilles manuscrites. Quand j'aurais lu tout cela, j'aurais sans
doute quelques propositions à lui soumettre. Il serait dans un mois à
Paris.
Je n'avais aucun souvenir de la présence de la forte dame lorsque je
revins, porteur de mon projet, à l'entresol de la rue de Chaillot.
Et je fus bien surpris et ennuyé quand, dans mon perchoir de la rue de
Grenelle, je reçus un velin gravé Stern m'invitant à un
bal qu'elle donnait le 15 mai.
Je m'étais remis à la préparation de ma thèse de
doctorat, laissée depuis des mois en panne. Et à part quelques
pièces de théâtre, quelques concerts, je m'interdisais toute
sortie du soir. Cependant par courtoisie et par crainte des reproches de mon
père, j'acceptai, comptant sur le miracle qui me dégagerait à
la dernière minute, ou le pneumatique que j'enverrais le lendemain du
bal pour expliquer mon abstention.
A la fin de l'après-midi du 15 mai, ma mère, son sac de voyage
à la main entra en trombe chez moi, et par la porte entr'ouverte de ma
chambre à coucher me montrant du doigt mon édredon bombé:
"Quoi, rien là-dessus ? Rien de prêt? Ton habit, ta chemise
? Ton claque, ton paletot ? Et tu n'as pas dîné ? C'est loin, c'est
à neuf heures !
- Quoi? Neuf heures ! Neuf heures ?
- Ton bal ! Les Blacleiter !
- Mon bal ? J'ai bien d'autres choses à faire.
- C'est pour toi qu'il est donné ce bal ! On t'attend. Tu ne vas Pas
les laisser en plan. On te présente à une. jeune fille, la fille
de la maison.
- Sa fille à elle, la Blacleiter ! Ah ! c'est pour ça qu'elle
est venue, qu'elle se trouvait à l'entresol de son frère quand
il faisait semblant d'avoir besoin de mes avis... C'était pour me coller
sa fille, qu'elle était là. Et c'est pour m'embaucher, moi, écran
possible entre la loi et leurs combines qu'ils ont monté leur comédie,
cette épouse de boursier, ce négrier philanthrope de la dernière
heure.
Et vous n'avez rien dit de peur que je n'évente le piège. Mais
tu as trop parlé maman, ce soir. Je refuse ! Je reste !
- Mais c'est épouvantable ! Tu me fais ça à moi ! En plan
! En plan !
- Tout réfléchi ! Tout décidé, maman !
- C'est la brouille ! La brouille comme l'an dernier avec les Landsbert ! La
brouille avec les Wolkove, les Wolkove ! Avec tante Victorine, les May. Tu vas
être dans la bouche de tout le monde à Nancy.
Elle s'effondre à mes pieds. Prend ma tête dans ses mains, m'embrasse:
- Non, non, tu ne feras pas cela, mon fi ! (10)
Alors, je ne sais plus si je m'emballai, si j'éclatai de rire devant
cette explosion de petitesse et de servitude provinciales, ou bien si je sentis
un gros sanglot monter de ma gorge à mes lèvres. Et la relevant,
lui embrassant les mains et l'asseyant dans mon fauteuil, je lui promis d'aller
au bal.
Lorsqu'en haut du perron monumental de l'hôtel de l'avenue d'Iéna,
un grand diable de valet à chaîne eut annoncé mon nom, je
vis aimable, presque affable, ruisselante de joyaux sur ses amples épaules,
venir vers moi la maîtresse de maison avec une mince jeune fille assez
effacée.
Mais eût-elle été la plus délicieuse des créatures,
qu'ici, ce soir, j'eusse été incapable d'autre chose que de m'incliner,
esquisser un sourire et balbutier. Et je n'en fis guère plus pendant
la valse qu'elle consentit à danser avec moi.
Puis, dans les vastes salons à colonnes, à boiseries dorées,
à tentures des Flandresje me perdis au milieu de la foule des invités.
Et je cherchais déjà l'issue, la délivrance du vestiaire,
lorsque je vis assise à côté de sa mère, une de mes
danseuses de l'an passé, descendante d'un général du Premier
Empire.
En rose, toute rose, le teint en fleurs, comme eût écrit dans sa
jeunesse ma romantique mère, les yeux rieurs, et bons, je l'engageai.
Bien que la valse nous ait serrés l'un contre l'autre, elle n'avait rien
de sensuel. Mais tantôt deux-temps, tantôt boston, ses balancements,
ses glissements, ses longues ondes me donnèrent comme toujours ce sentiment
de vide total de l'âme, du retrait de la chair au plus lointain d'elle-même,
qui est pour moi le plus puissant des plaisirs.
Chaque fois que l'orchestre attaquait une valse, je me précipitais pour
voir si elle était libre et l'emporter.
Et ce n'est qu'au matin, lorsque le cotillon nous eut menacés des accessoires
trop riches dont nos magnats accablaient alors leurs hôtes, que je pus
me décider à partir.
Le surlendemain, à la Bibliothèque du Conseil d'Etat, je travaille.
On me demande à la cabine du téléphone.
C'est la voix de mon père qui m'appelle de Nancy.
- Wolkove sort d'ici. Il a été d'une telle violence que si j'étais
plus jeune, ça aurait fini les armes à la main. Tu t'es conduit
comme un mufle, un goujat. Tu as mortellement blessé sa nièce,
sa sœur. Et tu as compromis une jeune fille, une jeune fille, tu sais bien,
que tu ne peux pas épouser!
- Sa mère n'avait pas l'air de la trouver si compromise d'avoir dansé
quelques valses avec un bon danseur!
- Assez ! Ta mère, ta grand-mère, tous, nous en avons assez de
tes extravagances, de tes scandales ! Combien de temps flanqueras-tu par terre
tous nos desseins, tous nos projets ?
- Jusqu'au jour, père, où tous vous cesserez de m'épier,
me pourchasser, de m'encercler; de vous entêter à me fabriquer
Une vie ! Jusqu'au jour où à coups de pied, de poing, de cravache,
tu auras chassé la boue gluante des tantes, des oncles, des cousins,
des cousines, de tes proxénètes mondains, tes marieurs !