Et cela s'incline avec une dévotion hypocrite,
ou cela se gonfle avec outrecuidance.
HENRI HEINE.
" BONJOUR, monsieur, Comment va madame votre grand-mère?
Et l'usine? Arrivez-vous à trouver des matières premières?
Avez-vous obtenu des ouvriers militaires?
En êtes-vous content ?
Ils filent doux, hein, maintenant !
Plus d'inspection du travail, plus de question de salaires, plus de grèves
!
Et s'ils rouspètent, on les fait renvoyer au front!
Avez-vous des nouvelles de monsieur votre beau-frère?
Ne trouve-t-il pas le temps trop long, si loin des siens ?
Est-il en bonne santé, et pas trop exposé? " Ainsi me parlent
ces gens !
Ces bonnes gens, qui, lorsque j'avais les tempes mieux garnies,
Les yeux plus clairs, le oœur moins essoufflé,
Défendaient à leur fils de me parler.
Moi, j'en souffrais. On est bête à cet âge.
Sous la lumière colchique des bougies Jablochkov,
Eux trouvaient des danseuses au bal des Femmes de France.
Des filles de juge, d'officier, d'avocat, d'avoué...
Pour dégourdir mes jambes il fallait me rabattre
Sur Clotilde, la fille blonde du professeur de gymnastique,
Une excentrique qui mettait des gratte-culs dans ses cheveux,
Et le souper, j'allais le prendre à la brasserie du Centre.
Avec le gros van Pohr, le fils du ferblantier.
D'avoir bu trop souvent trop de bocks Van Pohr est mort...
Clotilde est grand-mère.
La place du Beffroi, malgré les obus, est toujours la même,
" Bonjour, monsieur, me disent-ils devant le café glacier,
Avec ses quatre-vingt-neuf ans, madame votre grand-mère est, ma foi,
bien allante;
Toujours bonne, toujours aimable comme son frère.
Et vos neveux, les voilà maintenant capitaines!
Toujours dans le Nord ? Toujours vaillants. Et pas trop exposés ?
Cher monsieur, quand venez-vous, chez nous, prendre le thé ? "
Innocents! Ils croient que j'oublie,
Parce que, vers ce pays béat, une guerre me ramène
Comme un gibier chassé revient à son lancé;
Parce qu'au milieu d'eux j'ai appris à dire:
Mon cher président, mon cher directeur;
Qu'aux blagues des représentants je sais m'esclaffer
Et fais queue, dans les antichambres
Des acheteurs des grands magasins;
Que je sais serrer un prix de revient,
Glisser dans un marché des clauses ambiguës,
Dicter un courrier, lire un inventaire,
Et même jeter sur le pavé un pauvre hère;
Parce que, maintenant, je sais que de l'or,
De l'or, il y en a plein le monde,
Et que ça appartient aux gens raisonnables
Qui couchent tous les soirs avec leurs épouses,
Et, de temps en temps, avec là bonne aussi;
Parce que je suis gras d'être assis,
Que mes gestes sont lourds sur mes mollets maigres,
Que j'ai le front ridé de petits soucis,
Le teint jaune, les pommettes bouffies, les lèvres pâles,
Et des pochons sous les yeux,
Ils croient que j'oublie.
" Bonjour, monsieur, me disent-ils,
Rue des Beaux-Arts devant la caserne des pompiers,
Mon frère le général est à peu près remis
de sa blessure.
Il doit venir passer un ou deux jours ici.
Vous nous ferez, j'espère, le plaisir de dîner chez nous avec
lui. "
Imbéciles !
Parce que mes yeux sourient,
Ma nuque approuve,
Et ma bouche ne leur jette pas de crachats,
Ils croient que je suis de leur monde,
De leur bande...
Ils croient que j'oublie
Et Clotilde,
Et le gros van Pohr, le fils du ferblantier.
LES cloches.
Dans les sous-bois défaits, vert pâle et diaphanes
Comme un dernier raisin oublié à la treille,
Le vent.
Le basset jappe.
Des escadrilles de corbeaux flottent,
Horizontales, verticales,
Est-ce des oiseaux ou des feuilles?
Le vent dans les fumées,
Sur les tuiles du toit,
Dans l'âtre;
Dans les mailles du tricot de laine gris.
Qu'il ferait bon, qu'il ferait doux,
Dans son lit, ce matin,
De penser aux façons d'automne qui s'achèvent,
A la paille, à l'avoine,
Au blé dont les cours grimpent,
Au lait qui devient rare,
Aux œufs à quinze sous!
Mais il y a les cloches,
Les cloches dans le vent de tous les villages du monde.
Et l'on sort...
Et l'on monte, à travers les pommiers,
Par le sentier qui colle,
Porter aux morts dont on a les habits,
Le linge, les souliers, la maison, l'héritage,
Le sang.
Un pot de fleurs, garni de papier écolier,
Que le vent,
Que le vent aura jeté par terre
Avant même qu'on soit sorti du cimetière.
UNE lumière dans la nuit.
Une voix par la fenêtre ouverte.
Chante, chante, jeune fille,
Un homme passe sur le chemin!
Un homme qui ne t'a jamais vue,
Qui ne verra jamais tes lèvres,
Ni tes vêtements, ni ta chair.
Qui s'arrête un instant, s'accoude,
Écoute, et pleure, et repart.
Et qui emporte, au bout du monde,
Et pour bien des jours, pour toujours,
Ce soir, ce ciel, cette fenêtre,
Et cette lumière : ta voix.
HENRIETTE, qu'es-tu devenue?
Es-tu demoiselle? Es-tu femme,
Es-tu grand-mère?
Es-tu morte?
Ton père recevait le Réveil de Dôle
Et ta mère, mate et flexible,
Ne quittait jamais ses mitaines.
C'était à la villa des Sources.
On déjeunait à midi juste.
Le service par petites tables
A été inventé depuis.
On se passait, à droite, à gauche,
Le pain, le potage, la salade.
On parlait des amis, du voyage,
Et le soir, après quelques whists,
On organisait des charades.
Il y avait un juge
De Toul,
Un tisseur de toile
Du Thillot;
Un monsieur Lévi
Qui n'était pas israélite,
Un monsieur d'Ubois qui l'était.
Il y avait les bains romains,
Et l'hôtel de ville de grès rose,
Le jet d'eau, le banc dans le parc,
Les forges, le moulin d'écorces,
Et les bois pleins de champignons.
Il y avait nos deux fenêtres
Qui donnaient sur la même pelouse,
Et mon salut, et ton sourire
Lorsque tes volets s'entrouvraient.
Il y avait tes bras, ton front,
Ta voix grave, tes yeux un peu myopes,
Il y avait deux jeunes corps
Que le vieux souffle des vacances
Essayait de lancer l'un vers l'autre.
Mais toi, tu lisais Graziella
Et le proviseur, sur l'estrade,
M'avait, avec une couronne verte
Et une petite tape sur la joue,
Remis les Vaines Tendresses.
Et c'est à peine si nos cœurs,
Tes nattes, mon prix d'excellence
Eurent l'audace de jouer ensemble
Une ou deux parties de croquet.
(Fournisseurs, 1923)