Je ne connais pas le Maroc, sauf l'oasis de Figuig que j'ai pu traverser avant
son annexion à la France, grâce à un sauf-conduit de Bou-Amama
compagnon d'Abd-el-Krim encore rebelle, lorsqu'à la fin d'un séjour
à Alger et à Oran, c'était vers 1902, je descendais à
cheval vers le Sud-Oranais avec deux goumiers que le général commandant
la région d'Aïn Sefra m'avait accordés sur la recommandation
de mon camarade de Peyerimhoff, encore Directeur au Gouvernement général
de l'Algérie.
Pendant mon court séjour en Afrique du Nord, j'ai vu trop peu de Juifs
pendant trop peu de temps pour que je puisse parler honnêtement du judaïsme
autochtone ou immigré.
Mais j'ai gardé un vif souvenir de Séban, soldat juif de la division
marocaine dont le Grand-Rabbin Liber, son aumônier, avait à la
fin de la première guerre mondiale demandé à ma femme d'être
la marraine.
Nous habitions alors Nancy. Mon frère mobilisé, et obligé
de laisser son usine sans chef, nous avait demandé à ma femme
et à moi, de le remplacer. C'est chez nous que Séban, qui ne pouvait
faire le long voyage d'Oranie, venait passer ses permissions.
C'était un solide gaillard, grand, costaud et d'une inépuisable
jovialité. Il parlait admirablement le français, et, physiquement,
il était impossible de le distinguer de ces troupiers limousins ou périgourdins
dont les régiments combattirent sur le front lorrain.
Mais, eux, ils combattaient pour leur champ, leur clos, le coin de terre française que, depuis des siècles, avaient retournés leurs ancêtres. D'autres - qui n'avaient pas oublié les enseignements de leur curé, de leur maître d'école ou de leurs professeurs - se battaient pour la défense de leurs églises, de leurs musées, de traditions, de valeurs françaises, de souvenirs proches ou lointains, pour ne pas être indignes de ceux qui, dans le passé, avaient fait la grandeur de la France, l'avaient sauvée des invasions, ou avaient fait son unité : sainte Geneviève, Jeanne d'Arc, Danton, les Grognards de la Grande-Armée, les Patriotes de 1870 groupés autour de Gambetta.
Lui, né en Oranie, il pensait sans doute à son petit village judéo-arabe où il faisait le commerce des grains avec son père. Peut-être aussi à cette terre des ancêtres, d'avant la Dispersion, que les gouvernements de l'Entente avaient solennellement promis de rendre aux Juifs. Mais mieux, toutes ses pensées, ses visions étaient palestiniennes, bibliques. Pour lui, la vie de Moïse n'était pas une vie légendaire. Mais quelque chose de réel, d'éternellement présent, actif. Il se réjouissait à Pourim de la disgrâce d'Aman et du triomphe d'Esther, à Hanouca de la rentrée de Judas Macchabée à Jérusalem, du renversement des idoles et de la purification du sanctuaire, à Tichah-Béab, il jeûnait et récitait les lamentations de Jérémie en souvenir de la destruction du Temple par Nabuchodonosor et par Titus.
Et, se battant pour la France, il ne semblait pas savoir au juste s'il était un fantassin vêtu de gros drap pois cassé, avec des godillots et des bandes alpines, une bourguignotte, une baïonnette et un fusil, ou un soldat judéen en tunique, chaussé de fer, armé de l'arc et du bouclier. Et, quand lors de la dernière permission qu'il passa avec nous, il nous parlait, les yeux pétillants, la figure rouge et large de plaisir, des gigantesques batailles de l'été 1918, c'était dans un langage à la fois "poilu" et biblique où les Boches "mettaient les voiles en vitesse" devant les armées françaises, comme les Philistins "décanillaient" devant les armées de Saül après que David "avait eu" le géant Goliath. "Sans blague, y sait y faire, Foch. L' Grand-Père doit en baver avec sa victoire de la Marne! "Et, transposant le verset qu'après la victoire de David chantaient les femmes d'Israël en dansant au son des triangles et des tambourins, il ajoutait :
Nous étions à Limoges, où après deux évacuations
successives devant les menaces allemandes sur le front Est et sur le front Nord,
j'avais transporté une partie du matériel et des marchandises
des usines, et où, dans un ancien manège de cavalerie, je commençais
d'installer de nouveaux ateliers.
Roch-Hachana approchait. Ma mère dit à Séban :
"C'est bien la première fois, depuis bien des années, que
je n'irai pas ces jours-là prier à la synagogue."
- Vous irez, grand-mère, lui dit-il. Et il nous raconta qu'il avait cherché
des Juifs dans tout Limoges, et jusqu'à Aix-sur-Vienne où il y
avait un cantonnement d'Américains.
Qu'il y avait trouvé des soldats algériens, anglais blessés,
américains, italiens, serbes, roumains, que sais-je ? des civils réfugiés
du Nord, de l'Est, de Paris même, et des tas de petits patrons ou ouvriers
cordonniers et tanneurs, qui étaient venus chercher du travail dans cette
grande ville industrielle où les fabriques de chaussures et les tanneries
travaillaient à plein collier.
Ainsi, dans ce vieux pays de routes, de poésie et d'industrie, où tant de peuples, de races avaient passé, chanté, prié, s'étaient combattus, unifiés, les descendants dispersés d'une race plus vieille, avaient réussi, grâce à l'énergie d'un soldat oranais, sans instruction, mais plein de bonne humeur et de foi, à se retrouver, à resserrer leurs liens, à maintenir leurs coutumes, et à célébrer ces fêtes qu'avaient rejetées, puis maudites les maîtres de cette noble cathédrale de granit, dont le massif clocher, au haut de sa colline, nous dominait.
Et quand, après ces longues prières au Dieu qui décide
en ces jours qui doit vivre et qui doit mourir, pour qui sera la douleur et
la joie, et si chargées de sens, tandis que là-haut, dans la poussière
et la boue, tant de peuples et de races affrontés luttaient, souffraient,
mouraient, les fidèles, puis l'officiant se prosternèrent, ma
femme chrétienne et moi sceptique, nous tombâmes à genoux
sur le sable, et ma vieille mère de soixante-treize ans, assise sur sa
chaise de paille, mais inclinée très bas, s'aperçut que
de grosses larmes s'accumulaient dans le coin de nos yeux.
(1928)