C'était le mercredi suivant qu'on devait célébrer le mariage du neveu de mon hôte. Le village de Wintzenheim, où nous devions nous rendre, est à sept lieues de Bollwiller. Le père Salomon m'emmena avec l'aînée de ses filles et la cadette.
Comme mon digne hôte, ainsi que son frère, trouvait plus sûr,
plus commode et plus agréable de voyager dans son propre équipage
que de s'enfermer dans un wagon du chemin de fer qui longeait notre route, on
avait, dès la veille, arrêté deux voitures, appelées
pompeusement dans le pays chars-à-bancs et que j'appellerai chars-à-planches.
L'une était destinée au fiancé et à sa famille,
l'autre, aux Salomon. Ce ne fut guère que vers dix heures du matin que
notre monde fut prêt, encore le maître de la maison n'était-il
pas arrivé. Tout en l'attendant nous prîmes place dans les carrioles.
Le père Salomon parut enfin sur le palier du premier étage. Il
était tourné vers quelqu'un qu'on ne voyait pas. A en juger par
le mouvement de sa tête et de ses mains, il semblait donner à ce
personnage un témoignage de non équivoque satisfaction; puis il
descendit les marches de l'escalier, vif et preste, malgré ses soixante-dix
ans. Son carrick, couleur café au lait et à mille collerets, couvrait
ses épaules; son bonnet de coton était tiré sur ses oreilles
et son chapeau rond solidement planté sur ce même bonnet. Il faisait
sortir avec délices d'une très belle pipe en écume, ornée
d'un couvercle et d'une chaînette d'argent, d'épaisses bouffées
de tabac dit violette et sentant sa contrebande à dix pas. Cette pipe,
ce tabac, n'étaient de mise que dans les occasions solennelles. Tout
en prenant place à côté de nous, Salomon me regardait en
souriant et d'un air de contentement qui signifiait :
- Ah! ça, vous ne me dites rien? vous n'admirez pas ?
Je n'eus pas de peine à m'apercevoir, en observant
bien mon interlocuteur, que la main du barbier-conteur avait passé sur
son menton, et que ce jour-là, maître Samuel avait fait sa besogne
avec une adresse qui eût fait honneur à Figaro lui-même;
et cependant Samuel n'avait pas eu à sa disposition un rasoir de Bilboa,
mais simplement une modeste paire de ciseaux de Bouxwiller, seul instrument
que le rite juif autorise à se promener sur les barbes orthodoxes (1).
Je compris donc la légitime satisfaction du père Salomon. Il était
resté fidèle à la prescription religieuse, et sa barbe
n'en, était pas moins bien faite; il goûtait le plaisir de la difficulté
vaincue.
Grâce à la bonté de notre monture et au temps sec dont nous avait gratifiés une belle matinée de novembre, nous roulions fort bon train sur la route serpentant au pied des Vosges. En traversant une des plus belles vallées de la haute Alsace, si riche en souvenirs et en monuments historiques, tout autre voyageur, qui n'eût pas été comme nous, dominé par une préoccupation toute particulière, n'aurait pas manqué de lâcher bride A. son imagination et de faire, par la pensée du moins, quelques excursions dans le passé. L'occasion était belle : à droite, cette plaine, avec ses admirables accidents de terrain, de monticules et de gorges, rappelait la guerre de Trente-Ans dont elle fut en partie le théâtre et le nom des grands hommes qui figurèrent dans cette lutte. A gauche, des châteaux-forts en ruine, pendus de distance en distance comme des nids d'aigle au sommet des Vosges et baignés maintenant à moitié dans la brume du matin, faisaient songer à d'autres temps, à d'autres moeurs : moyen-âge et féodalité, croisades et tournois, son du beffroi et bruits du cor, châtelaines captives dans les oubliettes, chevaliers-errants bardés de fer, heaume en tête, lance au côté, faucon sur le poing, chevauchant par la bruyère sur leurs fidèles destriers pour hâter la délivrance de la Dame de leurs pensers.
Mais pour moi, je n'eus garde de me laisser glisser sur cette pente; car je
n'avais en partie entrepris ce voyage, que pour recueillir des impressions émanant
exclusivement de la vie simple et rustique des israélites de la
campagne ; je ne voulais en rien me détourner de mon plan. Ainsi,
pour couper court à toute tentation, je me hâtai d'entamer
avec mon compagnon de route une conversation qui devait me mener droit au but.
- Dites donc ! père Salomon, le village de Wintzenheim compte-t-il toujours,
comme par le passé, une aussi nombreuse population israélite ?
Autrefois, vous le savez, j'y étais venu assez fréquemment et
je l'avais connu beaucoup, mais voilà quinze ans que je n'y ai plus été;
bien des choses auront changé ; je vais être tout-à-fait
dépaysé ! Renseignez-moi donc un peu sur la situation et l'état
actuel de cette kehila (communauté).
Cependant le temps avait passé vite. Je ne m'en rendis compte qu'en voyant tout à coup se détacher devant nous le village de Wintzenheim. Nos conducteurs firent une petite halte. Ils ornèrent de rubans rouges leurs chapeaux d'abord, puis la crinière et la queue de leurs petits chevaux ; ils se redressèrent ensuite sur les sièges, firent claquer leurs fouets et nous menèrent à fond de train, à travers une longue file de curieux, jusqu'à la maison Marem. La manière dont le parness vint nous recevoir rappelait l'hospitalité traditionnelle de ses ancêtres de la Palestine. On aurait pu se faire quelque illusion, n'eût été un froid assez piquant de novembre et surtout le bonnet de coton posé sur le chef de notre respectable hôte.
Au repas du soir, digne précurseur du repas de noce, le neveu de Salomon, assis à côté de sa fiancée, tira de sa longue redingote un coffret qu'il ouvrit et plaça devant elle. Ce coffret contenait divers objets en orfèvrerie, offrandes du prétendu ; c'est toujours la veille du jour solennel que se font ces sortes de dons : aussi cette soirée s'appelle-t-elle la soirée des sablonoth, mot hébreu qui signifie cadeaux. Tout ce que le village contenait de notabilités juives vint faire sa visite aux Marem et à leurs hôtes. On causa beaucoup et bruyamment. La maîtresse de la maison gardait seule une attitude péniblement silencieuse. Elle tenait, tendrement enlacées dans ses deux mains, les deux mains amaigries d'une sorte de fantôme aux pommettes rouges et saillantes, aux yeux caves et à la toux stridente, placé près d'elle dans un fauteuil à roulettes. Je reconnus le pauvre poitrinaire dont m'avait parlé Salomon.
On se retira vers onze heures. Comme la maison Marem n'était pas de beaucoup assez vaste pour contenir tous les étrangers présents, plusieurs d'entre nous durent coucher chez les voisins. C'est un trait de moeurs à noter en passant : le villageois alsacien reçoit-il plus d'amis qu'il n'en peut loger ? personne n'a besoin de frapper à la porte de l'auberge. Tout propriétaire israélite aisé possède, dans une partie quelconque de son corps de logis, une chambre d'amis, qu'il tient à la disposition, non seulement de ses hôtes, mais des hôtes de ses amis. On me logea donc chez un ami du voisinage. La chambre où je fus conduit était un véritable modèle du genre : quatre murs blanchis, ornés de toute sorte de gravures enluminées, une commode de noyer à poignées de cuivre, un grand placard surmonté, en guise d'ornements, d'une rangée de poires et de pommes de la plus belle espèce et admirablement conservées. Dans un coin de la pièce, au-dessus d'un poêle en fayence, une étagère verte portant deux lapins en gypse peint, qui, moyennant un poids et un contre-poids invisibles, baissaient et relevaient la tête avec la régularité d'un balancier. Dans un autre coin, un lit en bois de sapin et à pieds, dont la hauteur était prodigieuse, grâce à cinq ou six matelas, deux ou trois paillasses, sans compter les fagots de ceps de vigne servant d'assises ; autour de ce lit un rideau en calicot blanc garni d'une bordure écarlate, roulait et se déroulait sur une tringle circulaire fixée au plafond.
Malgré les fatigues de la journée, je demeurais quelque temps
encore à examiner le rustique et naïf ameublement de ma chambre
d'hôte qui me rappelait le temps de l'enfance. Mais soudain je fus averti,
d'un assez curieuse façon, qu'il se faisait tard et qu'il était
temps de me livrer au sommeil. Il me sembla entendre, en effet, de l'autre bout
du hameau, la voix du veilleur annonçant l'heure. C'est là un
usage généralement répandu dans les campagnes de l'Alsace.
Seulement les moyens d'exécution varient selon les habitudes et les traditions
des différentes localités. Dans tel village de la Haute-Alsace,
le voyageur couché dans la salle basse de quelque auberge donnant sur
la rue principale, se réveille souvent en sursaut, au bruit de secs et
vigoureux coups de fouet frappés dans l'air par une main exercée
et indiquant, par leur nombre, l'heure ou les heures écoulées.
Dans tel autre village, près des bords du Rhin, on entend, selon l'heure,
plusieurs sons rauques tirés d'un long chalumeau et accompagnés
des hurlements plaintifs des chiens du voisinage. Rien de plus sinistre et de
plus effrayant, pour qui n'y est pas habitué, que cette bizarre horloge.
Je dois le dire, à l'honneur de Wintzenheim, la manière dont on
y annonce les heures, témoigne déjà d'un bien plus haut
degré de civilisation : là, ni coups de fouet, ni chalumeau, mais
une voix humaine qui vous dit très poliment le temps écoulé
et, ce qui plus est, vous le dit en prose rimée.
Je l'écoutai venir, le veilleur, à pas lourds, heurtant alternativement
le pavé sonore de la semelle de ses sabots et du bout de sa pique ferrée.
A mesure qu'il approchait, je distinguais de mieux en mieux son refrain. Il
s'arrêta tout juste sous ma fenêtre, et alors, d'une admirable voix
de basse-taille légèrement nazillardée et puissamment accentuée,
il répéta, en patois allemand, ce quatrain sans mesure :
| En français: " Ecoutez ce que je vais vous dire : " La cloche a sonné minuit. " Veillez au feu, aux lumières, " Afin que Dieu nous tienne tous en sa garde. |
Le lendemain, je me levai de très bonne heure bien que je me fusse couché fort tard. Avant de rejoindre les autres invités chez les Marem, je voulais revisiter ce village où j'étais venu si souvent pendant mon enfance. Je le parcourus avec une naturelle et indicible joie. Bâti coquettement à l'entrée d'une des plus belles vallées de l'Alsace, celle de Munster, au pied même de la montagne du Haut-Landsberg (2), boisée de noirs sapins et couronnée d'un antique château, rien de plus gentil et de plus pittoresque que ce bourg : voyez ces maisons bizarrement construites, les unes à pignons pointus et à devantures en bois ciselé, les autres, aux fenêtres projetées en saillies et en créneaux dits Erker ; regardez cette petite place publique plantée d'acacias et constamment rafraîchie par le voisinage d'une grande fontaine daont le bassin de pierre, alimenté par six tuyaux d'airain sert d'abreuvoir aux bestiaux. Mais c'est en été surtout que Wintzenheim présente un aspect rustique tout fait charmant : le matin, on voit sortir en mugissant de leurs étables, les boeufs et les génisses, suivant au communal le pâtre de l'endroit qui, tous les jours, à même heure, les appelle au son d'un agreste chalumeau. A cette époque de l'année, les collines et vergers placés tout à l'entour du village, répandent partout de fortes et fraîches senteurs qu'on aspire avec avidité. Une brise délicieuse soufflant de la vallée, balaie la grande rue, tandis que deux bandes d'une eau, limpide détournées de la Fecht (3) et roulant parallèlement de chaque côté, traversent la localité dans toute sa longueur et se rejoignant ensuite à peu de distance du hameau, vont se perdre dans les détours de grasses prairies. Alors les jolies paysannes de la vallée, légères et court-vêtues, chassant devant elles des ânes chargés de paniers remplis de légumes , de beurre et d'oeufs frais, viennent faire leurs offres de service aux mères de famille juives assises sur de grosses poutres et occupées à babiller et à tricoter.
Aujourd'hui, malgré un froid assez vif, une animation inusitée régnait dans le village. Hommes et femmes allaient et venaient, allègres et empressés. Lorsque dans nos campagnes il se célèbre une noce, tout le monde se fait en frais, comme si tout le monde devait en être. Ce jour-là, on se lève de grand matin ; l'intérieur de chaque maison présente un aspect de propreté particulier ; ce jour-là aussi, chacun fait un peu de toilette. La raison en est simple : une noce attire toujours des étrangers ; ces étrangers peuvent avoir des fils et des filles ; ces fils et ces filles peuvent être en état de se marier ; un choix peut se décider; donc parents, jeunes gens et jeunes filles ont tous intérêt à produire une impression favorable.
Le fiancé, accompagné de ses proches, va de bonne heure au temple pour y faire sa prière ; il en sort à peu près vers huit heures pour aller au devant de la fiancée qu'on amène dans le péristyle de la synagogue. Là, se trouve un banc à dos, en acajou, et chargé d'inscriptions hébraïques. On fait asseoir les deux fiancés sur ce banc ; le rabbin déploie sur leurs têtes un voile blanc (thaleth) et sur ce voile les assistants répandent à l'envi des poignées de seigle et froment, emblème de fécondité future. On peut le dire, sans crainte d'être taxé d'impiété : au train dont vont les choses en Israël, cette formalité est presque superflue.
Quand je revins à la maison Marem, la cour était pleine et tumulteuse. Il y bourdonnait une foule confuse et bruyante qui se pressait impatiente autour d'une table placée au milieu. Sur cette table étaient étalées des piles de gros sous et de pièces d'argent, formant à peu près une somme de cinquante écus. Un homme, - apparemment un ami de la maison -, était là, faisant décliner leurs noms et qualités à tous ceux qui s'approchaient. C'était une véritable Babel de costumes, de langages et de cris. Il y avait là des hommes en blouse et en casquette, parlant à merveille le patois du pays : c'étaient des indigènes. D'autres portaient une redingote râpée, ornée de boutons bleus d'acier, un chapeau rond, un bâton de châtaignier surmonté d'une mèche de laine orange enlacée de fils de laitons ; leur allemand était un peu moins incorrect quoique encore singulièrement baragouiné : c'étaient des voisins d'Outre-Rhin. D'autres enfin, à la figure anguleuse, au front élevé, aux épaules carrés, portaient un couvre-chef à larges bords, cachant mal de grosses boucles de cheveux noirs ; un cafetan de couleur douteuse, des bottes à revers autrefois cirées à l'oeuf, étaient les pièces distinctives de leur costume ; ils prononçaient très distinctement u pour ou : c'étaient des sujets de sa Majesté Impériale, autocrate de toutes les Russies. Tous étaient des israélites indigents ; tous, Alsaciens, Allemands, Polonais, vivaient de la charité de leurs frères, chez qui, par un rare esprit de solidarité, ils étaient sûrs de trouver chaque vendredi soir bonne table et bon gîte, en échange d'une espèce de billet de logement dit blelt. Ce billet est délivré aux israélites indigents dès leur entrée dans chaque bourg habité par des coreligionnaires. Il n'est pas de chef de famille quelque modeste que soit sa fortune, qui le jour du repos, et son tour arrivé, ne se fasse un plaisir et un devoir de faire asseoir à ses côtés et, comme on dit 1à-bas, sous sa lampe, un de ses frères déshérités, et de lui faire oublier les tribulations de sa vie errante par l'hospitalité la plus cordiale et la plus familière. Aujourd'hui toute cette population vagabonde était réunie sur un seul point, attirée, comme de juste, par la noce. Ils venaient selon l'antique usage, toucher leur obole de la dîme, généreuse coutume qui s'est maintenue parmi nous travers les siècles et qu'observent surtout les juifs la campagne ! Là, le plus humble des israélites ne recevrait-il en dot que cinq fois la somme de cent francs soyez certain que le dixième de ce modeste patrimoine passera entre les mains des frères nécessiteux.
Pendant que je considérais la pieuse distribution, je vis passer, fendant la presse avec gravité, une dizaine matrones se dirigeant vers l'intérieur de la maison. Leur costume, quelque peu suranné, me fit présumer que j'avais devant moi les doyennes du lieu; elles étaient sans doute fort au courant des us et coutumes du pays, les jours de solennité comme celui-ci. J'avais comme le pressentiment qu'elles allaient procéder à quelque antique cérémonie qui n'admettait pas la présence d'un homme. Je me glissai sur leurs pas dans une petite pièce attenant à la salle basse; puis je me blottis furtivement derrière la porte, en me masquant de mon mieux, à l'aide d'un vieux paravent troué placé par hasard à ma portée. Grâce à ce rempart transparent, je pus tout voir sans être vu. Au milieu de la chambre était assise la fiancée émue et pâle. Ses beaux cheveux noirs de jeune fille retombaient en boucles sur ses épaules, mais pour la dernière fois, hélas! Près d'elle, et autour d'elle, chuchotaient un grand nombre de femmes. A l'entrée des matrones, tout le monde se leva. Les matrones traversèrent la pièce avec autorité, s'approchèrent de la jeune fille et distribuèrent des peignes. Aussitôt l'assemblée féminine, avec toute la ferveur que l'on met à accomplir un acte religieux, d'entourer la pauvre fiancée qui se laissa faire avec une pieuse résignation, de s'emparer à qui mieux mieux de ses cheveux, de se les distribuer en quelque sorte, de les séparer en tresses, de les rouler rapidement Sur eux-mêmes, et de les refouler, sans grâce ni merci, sous un petit bonnet de satin noir qui devait les cacher à tout jamais. Les cheveux étant d'ordinaire, chez les Juifs surtout, un des plus beaux ornements de la femme, elle doit, dès son entrée dans 1a vie conjugale, en faire le sacrifice à son mari, renoncer ainsi, en sa faveur, à toute coquetterie, et s'ôter bénévolement tout moyen de plaire.
En vérité, je ne sais trop si le but que se propose la loi est toujours atteint : le joli petit bonnet orné de rubans roses et bleus qu'on place sur le bonnet de satin noir, et le bandeau de velours destiné à remplacer les cheveux, font souvent ressortir d'une façon très piquante les traits de la jeune mariée. Il est vrai que ce bandeau de velours lui-même, et à plus forte raison le tour inventé depuis, sont déjà des infractions à la vieille tradition ; celle-ci, ne souffrant pas même l'ombre d'un compromis, n'admettait, à la place des cheveux, qu'une simple dentelle, tombant sur un beau front blanc, donnait je ne sais quel air ravissant de pudeur et de chasteté.
Telle fut la cérémonie des tresses. Quand la fiancée redescendit dans la cour, le cortége se forma pour se rendre à la synagogue où la bénédiction nuptiale allait être donnée. Six musiciens marchaient en tête. Venait ensuite la fiancée, voilée et revêtue de ses habits mortuaires, - ainsi le veut l'usage -, coiffée d'une espèce de turban à bandelettes d'or et appuyée sur les bras de sa mère et de sa future belle-mère. A côté et derrière elle, dans l'ordre de leur parenté, de leur importance ou de leur intimité, s'avançaient les matrones de Wintzenheim et des villages voisins, toutes raides et toutes empesées dans leur toilette de grande cérémonie, sur laquelle éclatait force bijouteries et pierreries. La femme israélite a pour les bijoux une passion qui semble lui venir de l'Orient; et si de nos jours, elle ne porte plus, comme du temps d'Isaïe, des sonnettes au cou et des bagues au nez, elle a des anneaux aux doigts et des chaînes sur les épaules. La plus pauvre des femmes juives de la campagne a son petit trésor de joyaux auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux ; et j'en sais plus d'une qui, pressée par le besoin, se priverait de nourriture une semaine tout entière plutôt que de se défaire de son petit écrin soigneusement serré depuis la soirée des sablonoth.
Au milieu de la synagogue était dressée la houpé (dais). Sous ce dais, le vénérable rabbin attendait les fiancés. Après la prière d'usage, il bénit une coupe remplie de vin et la leur présenta. Tous deux en goûtèrent. Le fiancé ôtant ensuite de son doigt une grosse bague, la passa au doigt de la jeune épouse en prononçant ces paroles sacramentelles : "Sois-moi consacrée par cette bague selon la loi de Moïse et d'Israël." Puis le rabbin récita une autre prière et l'on sortit au milieu des félicitations des assistants. La partie grave et solennelle de la noce était terminée. Les visages attendris se rassérénèrent et la musique, en nous ramenant, fit succéder à l'air mélancolique de la houpé une marche joyeuse et précipitée. Ce n'est pas cependant qu'on ne nous avertît de tempérer notre joie. En remontant le village, à peu de distance encore du temple, j'aperçus, comme guettant le cortège à son passage, un petit homme balançant une bouteille dans ses mains. Au moment où nous passâmes devant lui, la bouteille, pleine de vin, se brisa contre le mur et couvrit le pavé de ses débris. Le petit homme n'était autre que le schamess (bedeau) ; cette bouteille brisée nous rappelait, par une naïve allégorie, la fragilité des choses d'ici-bas. Hélas! je devais avoir ce jour-là même une triste occasion de reconnaître combien le deuil est souvent près de la joie.
Notes :