La fête des Cabanes (première partie)





La fête des Cabanes

Leur origine ; leur double caractère.

L'automne est la saison ou les fêtes religieuses se multiplient pour Israël. Septembre était revenu avec ses matinées fraîches et brumeuses, avec ses soirées déjà longues, et je n’avais pas quitté l’Alsace. C’est à Hegenheim, village situé sur la frontière suisse, à une lieue seulement de Bâle, que je voulais observer l'une des fêtes qui m’avaient laissé depuis l’enfance les plus gracieux souvenirs, la fête des Tabernacles ou des Cabanes. Hegenheim est habité de temps immémorial par une nombreuse population juive composée de marchands de bétail, de colporteurs, d’horlogers, dont les affaires se font en Suisse, et avec la Suisse. C’est un brave horloger, le petit Aron, ami du père Salomon, qui m’avait offert l’hospitalité, et la veille de la fête (22 septembre) j’arrivai chez lui, fidèle à ma promesse.

Pour les Israélites de la Palestine, la fête des Tabernacles était à la fois une fête pastorale et historique : elle marquait la fin de toutes les récoltes, la rentrée de tous les fruits des arbres et de la vigne. Aussi, comme symbole sans doute de la récolte, la loi ordonnait-elle de porter au temple, le premier jour de la fête, un faisceau composé de plusieurs plantes. Comme fête historique, les Tabernacles devaient rappeler la vie nomade des Israélites dans le désert, et en commémoration de cet événement, on devait chaque année demeurer à cette époque, pendant sept jours, sous des tentes. De là le nom de fête des Tabernacles ou des Cabanes.

La soucca et son ornementation.

Alphonse Lévy : Dans la Souka (détail)
Tout cela dans nos campagnes est rigoureusement observé. Trois jours avant la fête, partout au village, quel mouvement et quelle activité ! Hommes, jeunes gens, enfants, tous travaillent à la soucca ou cabane. Dans chaque cour, au coin de chaque rue, sur toutes les petites places, on dresse de rustiques abris pour toute sa famille. Quatre poteaux solides, profondément plantés dans le sol, forment comme comme les fondements de ces huttes en plein air. Entre chaque poteau s’échelonnent les perches formant comme les murs de la cabane. Ce mur, à l’extérieur, est recouvert de feuillages et de mousse; à l’intérieur, pour se garantir contre l’air, de larges tentures blanches sont suspendues de tous côtés et viennent flotter jusqu’à terre. Le plafond est formé d’un treillis de bois sur lequel on dispose dans tous les sens des branches de sapin, coupées les forêts voisines, et dont les paysans d’alentour, qui connaissent à merveille leur calendrier juif, viennent depuis plusieurs jours, chaque matin, approvisionner les marchés des hameaux. L’ornementation de la hutte repose sur des traditions invariables. Des chaînes de papier bleu et jaune sont suspendues en guise de draperies à côté de branches d’églantier avec leurs baies rouges, qui se détachent agréablement sur la verdure. On fixe au treillis tous les fruits de la saison, poires, pommes, raisins, noix. Enfin, non loin de la porte, se balance majestueusement, - indispensable, mais infaillible préservatif contre toute influence malfaisante, - un glorieux oignon rouge piqué, en guise d’ornement, de plumes de coq. Aucun esprit malin, quelque malin qu’il fût, de mémoire d’Israélite en Alsace, n’a pu, soit le jour, soit la nuit, pénétrer dans une soucca pourvue du précieux tubercule. Au centre du plafond, à la même distance du treillis que les autres ornements, un triangle en baguettes dorées figure la forme classique du bouclier de David (mogan Doved),et dans ce triangle passe l’allonge dentelée qui soutient la lampe à sept becs.

Quelquefois la pluie survient ; mais on a pourvu à tout, et des battants de porte sont tout prêts pour servir de toit au frêle édifice. Alors même on se serre plus joyeusement dans la tente improvisée que le sapin parfume de son odeur pénétrante, et c’est un plaisir que d’écouter le soir la pluie tomber sSur les verts feuillages, parure et abri de la soucca,tandis que la lampe répand sa clarté vacillante sur une table servie avec l’abondance alsacienne.

Le père Nadel et sa famille.

C’est chez mon hôte d’Hegenheim, on s’en souvient aussi, que le fils du père Salomon, le beau Schémelé, était attendu comme moi pour l’époque des Cabanes, et on sait que la fête religieuse n’était pas le seul motif de ce voyage. Il s’agissait do donner suite à une négociation de mariage commencée par le schadschen Éphraïm Schwab. Schémelé et Débora, la fille du riche Nadel, allaient se voir pour la première fois, et, s’ils s’aimaient, je pouvais compter sur le curieux spectacle d’une cérémonie des fiançailles accomplie selon l’étiquette traditionnelle des Israélites de l’Alsace.

Alphonse Lévy : Vérification du Loulav
La solennité religieuse que ramènent chaque année les Tabernacles dans la synagogue le caractère rustique qu'on retrouve dans les joyeuses réunions de famille au milieu des soucca. On se rend à la synagogue dès le matin. Les fidèles portent dans la main gauche un petit panier ou une boîte dorée contenant un cédrat, dans la main droite une longue branche de palmier (loulef) à. laquelle est attaché un bouquet de myrte. Tout cela doit rappeller le côté pastoral de la fête. Il y a dans la cérémonie un moment caractéristique, celui où, répondant par un hosannah solennel au chantre qui proclame la bonté divine, toute l’assistance fait le tour de la synagogue en agitant les branches de palmier qui s'entrechoquent avec bruit, et répandent je ne sais quel sauvage parfum qui fait penser à l’Orient. L'après-midi du premier jour de fête, nous fîmes, selon l'usage, nos visites. Aron me conduisit tout d’abord à la soucca du père Nadel, qui était vraiment une soucca-modèle. Sur chaque paroi était inscrit en caractères hébraïques formés avec des fleurs blanches et roses, ce

verset de la Bible relatif à la fête : "Vous serez sept jours sous des cabanes." A l’intérieur tente, le père Nadel trônait majestueusement entre femme et sa fille.

Dès que nous entrâmes : - Messieurs, asseyez-vous, s'écria-t-il. Nous avons ici de la place pour tout le monde. Débora, des verres, des biscuits, du vin pour ces messieurs !

Je regardai la jeune fille, qui nous servait avec une gracieuse et avenante prestesse. Éphraïm Schwab avait raison : c’était un beau brin de fille que Débora. Quels yeux, quel teint éblouissant, mais surtout quels cheveux ! C’était la chevelure juive dans sa luxuriante beauté. Malgré les dents d’un peigne énorme qui la mordaient fortement, cette chevelure menaçait à chaque instant de s’en échapper et de se dérouler.
- Fradel, dit le père Nadel à sa femme en me désignant, c’est le monsieur dont je t’ai parlé, c’est un ami de la famille Salomon.
Débora rougit légèrement.
- A votre santé ! messieurs. C’est aujourd’hui iontof (fête). Goûtez-moi de ce vin rouge. Ce n’est pas encore de mon meilleur. Pas vrai, Fradel ? pas vrai, Débora ? J’ai un certain vin de paille avec lequel vous ferez connaissance...
- Après-demain peut-être, acheva malicieusement Aron.
- Hé ! hé ! fit Nadel d’un air important.
- Tais-toi donc, interrompit la maîtresse de la maison; est-ce qu’on peut savoir? On a vu...
- Allons donc! reprit Aron ; après-demain, c’est moi qui vous le dis, nous casserons la tasse.
Débora souriait maintenant.

La conversation fut soudain interrompue par l’arrivée d’un flot de visiteurs endimanchés. Nous cédâmes la place aux nouveau-venus pour continuer notre tournée selon la coutume du iontof.

Le premier jour de haIamoëd.

Le premier jour de halamoëd (demi-fête) était arrivé. C'est ce jour-là même que mon ami Schémelé était chez Aron. La journée était belle. Un bon soleil d'automne brillait à l’horizon. Le village était animé. Des voitures arrivaient et partaient, chargées de monde. C'étaient, comme on dit dans le pays, des gens de halamoëd, allant les uns faire des parties dans des villages voisins, d'autres venant visiter Hegenheim. Des groupes désoeuvrés se promenaient ou s’asseyaient sur les poutres, dans la rue, pour deviser à leur aise. Il était une heure à peu prés. Nous venions de prendre le repas de midi dans la cabane d’Aron. De loin, un bruit de voiture se fit entendre, et nous aperçûmes bientôt un char à bancs jaune attelé d’un petit cheval gris. La voiture s’arrêta devant la maison d’Aron, et le jeune qui la conduisait n’avait pas encore eu le temps d'en descendre, que le fils de mon hôte s’était élancé à sa rencontre. Le nouvel arrivant n’était autre que le fils de mon vieil ami Salomon, l’élégant Schémelé. Par une singulière coïncidence, à peine le jeune homme était-il entré dans la maison en fête et avait-il répondu aux cordiales félicitations de ses hôtes, qu’un autre personnage, également attendu à Hegenheim, se présenta. C’était un homme d’environ soixante-cinq ans. Il était coiffé d’une casquette de loutre, vêtu d’une redingote verte, portait culottes courtes et bottes à revers jaunes. Il était tout poudreux.
- Eh bien ! s’écria-t-il, dès qu’il vit Schémelé, qui s’époussetait encore, vous ne m’avez pas devancé de beaucoup !

Une entrevue matrimoniale.

Le digne négociateur en mariages, Éphraïm Schwab, avait été, lui aussi, exact au rendez-vous.
Dans le même moment, est-il besoin de le dire, toute la maison Nadel était sous les armes.
Éphraïm Schwab s’y rendit d’abord tout seul. Il se présenta avec une familiarité autorisée par l’importance de sa mission. Il s’installa carrément dans un fauteuil, croisa les jambes, s’essuya le front, toussa fort et se moucha bruyamment. Il fallut lui indiquer la pièce qu’on lui destinait ; il fallut lui montrer, dans le corridor, la fontaine pour qu’il pût, selon l’usage, se laver les mains avant de boire et de manger. Quand il eût bu et mangé, il se mit à faire l’éloge de Salomon et de Schémelé. C’était tout naturel.

Sur ces entrefaites entrèrent Aron et Schémelé. Schémelé était, bien entendu, censé faire une simple visite : il n'aurait pas voulu aller à Hegenheim sans présenter ses civilités à Nadel et à sa famille, et il espérait que, lorsque Nadel irait à Mulhouse, il ferait l’honneur au père Salomon de lui rendre visite à son tour. On le voit, de cette manière, en cas de déplaisance de part ou d'autre, on échappe ainsi au ridicule d’une entrevue officielle. On causa affaires, nouvelles, fêtes. Débora prêtait l'oreille et Schémelé, tout en causant, la regardait. Débora par deux fois, avait pris part à la conversation, et Schémelé trouva qu’elle causait bien. De son côté, la belle Débora écoutait avec un visible intérêt l’intarissable Schémelé. Ah ! le mendiant Lazare avait dit avec raison :
- ce n'est pas Schémelé qui serait jamais embarrassé quand il s’agira de faire la cour à une jeunesse ou aux parents d’une jeunesse.
Il le fit bien voir. Quelques instants après, les deux femmes sortirent et revinrent aussitôt avec des assiettes chargées de sucreries de toutes sortes. La mère versa de la liqueur dans de petits verres. Débora faisait les honneurs.
- Combien de temps comptez-vous rester à Hegenheim? demanda Nadel à Schémelé.
- Je me trouve si bien ici que je n’ai plus envie de m’en aller, répondit Schémelé.
Et le père Nadel, après avoir, des yeux, pris l’avis de sa femme et de sa fille :
- Plus longtemps vous nous resterez, M. Schémelé, plus vous nous ferez plaisir.
Pour qui savait comprendre, tout cela voulait dire que de part et d’autre on s’était convenu.

Les fiançailles juives.

Nous rentrâmes chez Aron, et le soir même, pendant le souper, le père Nadel et sa femme vinrent inviter Schémelé et les assistants à souper pour le lendemain jeudi soir. Cela signifiait : à demain soir les fiançailles. Schémelé fit partir une dépêche. Le lendemain, à midi, le père Salomon et sa femme arrivèrent au petit trot, sur un joli char à bancs de louage. Ils descendirent en droite ligne chez les Nadel.

Et maintenant, la grande trompette de la renommée, sous la forme de M. Baer, instituteur de l’école israélite, publiait, de maison en maison, que la jolie Débora allait se fiancer avec le jeune Schémelé, fils de Salomon-Bolwiller.
Les fiancailles eurent lieu le soir même du deuxième soir de halamoëd.
Je me gardai bien de quitter Hegenheim avant d'avoir assisté à cette cérémonie, qui fut célébrée avec cette scrupuleuse fidélité aux traditions, qu’on retrouve dans tous les villages israélites de l’Alsace.

Dès le matin, la grande Dina, le premier cordon.bleu de Hegenheim, avait pris possession de la cuisine des Nadel. Les cris des oies et des poules dont on allait faire un vrai massacre, se mêlaient au tintement du mortier de cuivre, où l’on pilait force sucre et cannelle pour la pâtisserie. Des fumets délicieux s’exhalaient alentours de la maison, et, en sortant de la synagogue, les passants disaient :
- Ça sent le knasrnal (repas des fiançailles).

Dès six heures, la plus belle salle de la maison recevait les principaux invités. Un tapis de perse recouvrait table ronde placée au milieu de la pièce. Nadel, sa femme, le père Salomon et la bonne Iédelé, Aron et tous les siens étaient réunis. Schémelé et Débora, assis l’un près de l’autre, s’entretenaient presque à voix basse, se regardaient souvent avec une satisfaction réciproque sans rien dire, puis causaient encore. Éphraïm Schwab, allant et venant, présentait à tout le monde sa large tabatière. Bientôt arriva un flot de voisins et d’amis, suivi des personnages officiels, dont la présence en pareil moment est de rigueur ; c’était le rabbin, le ministre-officiant, le schamess (bedeau) et l’instituteur.


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