La célébration d'une majorité religieuse constituait déjà
un événement rare dans une petite communauté rurale
dépeuplée par l'exode vers les grandes villes. S'il
négligeait quelque peu les matières au programme du
'heder primaire, notre bon 'hazane n'épargna aucun
effort pour la préparation de ma bar-mitsvah. Début
janvier 1934, j'ai dû être un des derniers "bar-mitsvé
yinglisch" de Bischwiller avant la seconde guerre mondiale.
Pendant le trimestre d'automne qui précéda ce grand acte
religieux, j'allai étudier trois fois par semaine chez mon
maître Abraham la parasha, ou portion du Pentateuque, qui
introduit le chapitre six du livre de l'Exode : "Et
j'apparus à Abraham, à Isaac et à Jacob..." Il me l'a si
bien apprise que je peux encore en psalmodier aujourd'hui
les premiers et les derniers versets ; ils comptent parmi
les plus profonds, les plus mystérieux, les plus riches de
sens de la Bible entière. Car c'est là que le Seigneur se
révèle pour la première fois à Moïse sous sa face cachée,
le visage de l'amour et de la miséricorde inscrits dans le
tétragramme YHWH, le nom ineffable sous lequel il ne
s'était pas encore révélé aux patriarches hébreux. Cette
parasha inaugurale n'a cessé d'exercer sur mon être une
influence déterminante : dans sa mélodie intime, son
nigoun, je reconnais l'ébauche de mon destin terrestre.
Fin octobre 1933, un brouillard à couper au couteau montait le soir des bords de la rivière. Les jours ouvrables, je lançais mon vieux vélo pour dame contre un mur de la bâtisse, au fond de la triste cour d'entrée pavée du logis. Puis je montais quatre à quatre l'escalier de bois étroit, parcimonieusement éclairé, qui menait à la résidence du ministre-officiant. Brusquement je passais de l'air humide d'un corridor obscur à la chaleur de la chambrette vivement illuminée où s'entassaient par les grands froids l'hospitalière famille Lévy au grand complet. Le feu pétillait dans le poêle de fonte rougi à blanc, sur lequel bouillait déjà la soupe aux poireaux odorante du soir. la suspension à larges volants verts brodés de perles roses étaient tirée sur la table où les enfants faisaient sagement leurs devoirs. Au milieu d'un canapé adossé au mur près du poêle siégeait en permanence l'aïeule. C'était une petite vieille très sourde au visage rond, couperosé et débonnaire, à l'arrière-train épaissi par les ans. Elle portait encore perruque, selon l'usage des Juives pieuses d'autrefois. Le roquet, criard, et les deux chats noirs, très amis, se livraient à leur corrida nocturne entre les pieds des chaises et ceux de la table. Afin de m'obtenir un peu de place sur le sofa, le ministre du culte intimait gentiment à sa belle-mère qui trônait au centre de ce divan : "Eh, pousse-toi un peu de là, mémère, pour que le barmitsvé-jinglé s'installe et nous chante sa barshé !"
Dans la petite salle de séjour surchauffée régnait à cette heure tardive une ambiance chaleureuse, rustique et bon enfant. L'aïeule complaisante, lourdement déplacée, le 'hazane s'asseyait à ma droite, une grande bible hébraïque ouverte sur la toile cirée de la table à carreaux rouges et blancs. Il me chantait d'affilée mon long passage de l'Exode VI, puis me le faisait répéter vingt fois, mot par mot, verset par verset, avec la cantillation d'usage imposée par les "ta'amim", les neumes pointés placés tantôt au-dessus, tantôt au bas des gros caractères carrés hébreux. Sur ses indications patientes, je modulais chaque syllabe, imitant fidèlement ses moindres inflexions de voix, les arrêts et les reprises de la psalmodie biblique millénaire. C'est ainsi que mon maître m'apprit à cantiller à la perfection la superbe péricope sabbatique Vaérah : "Et j'apparus." Sans me vanter, je crois que je ne lui ai apporté aucun déshonneur lorsque j'ai entonné ma portion du Pentateuque au temple, le matin tant craint et tant espéré de ma majorité religieuse. je l'ai psalmodiée devant ma famille, la communauté juive locale au grand complet, et de nombreux amis chrétiens -les Bohler au premier rang- dans la vieille synagogue gaiement fleurie de la rue des Menuisiers.
Ma leçon du vendredi soir posait un problème délicat. le Sabbat commençant à la tombée de la nuit, je cachais mon vélo à l'arrive chez le serrurier Schaeffer, le père de mes meilleurs copains de classe, dont l'atelier avoisinait le domicile du chantre synagogal. La loi rabbinique, se fondant sur la Torah, interdit l'usage de tout moyen de transport pendant le Sabbat. Il me semblait donc plus prudent de transgresser en secret la défense de rouler à bicyclette, pour ne pas attirer sur ma tête les foudres de mon 'hazane; qui ne plaisant guère sur le chapitre de la stricte observance. A peine sorti de chez lui à sept heures du soir, j'enfourchais peccamineusement ma monture et je pédalais à en perdre haleine à travers la bourgade obscure, aux rues battues par la pluie et le vent d'automne, jusqu'à l'entrée obscure de notre maison. Tous ses volets étaient déjà clos, les portes verrouillées, barricadées contre les démons malfaisants de la nuit. La sensation du froid vif pénétrant sous ma pèlerine flottante, le fouet des rafales, la crainte vague de l'inconnu se mêlaient délicieusement dans mon corps à la conscience du péché commis à la faveur des ténèbres sabbatiques. Les plaisirs clandestins sont toujours les meilleurs, pour les petits-enfants indociles d'Eve et d'Adam.
Extrait de Un panier de houblon, Tome 2, pp. 127-129, Editions Jean-Claude Lattès, 1995.