Le Yom Kipour, fête des Expiations, Jour du Grand Pardon, ne nous propose pas une liturgie d'ordre magique, grâce à laquelle nous serions soudain délivrés comme par miracles de nos mauvaises actions, de nos manquements à l'égard de Dieu et d'autrui, ou de nos penchants criminels. Le pardon n'est pas gratuit. Il doit se mériter par un repentir sincère, sans lequel les cérémonies d'expiation ou de confession collectives rituelles resteraient une comédie dérisoire, frisant le blasphème. En effet, nous rappelle dans le Talmud au 3ème siècle, Rabbi Yohanan, pourtant célèbre pour sa bonté innée : "celui qui fait preuve de miséricorde envers le cruel (l'assassin), se conduira bientôt avec cruauté (comme un assassin) avec le miséricordieux." Si telle est la triste réalité humaine, pourquoi psalmodie-t-on néanmoins le livre biblique paradoxal de Jonas à la synagogue l'après-midi de Yom Kipour ? C'est parce que ce jour du retour sur soi-même a été institué également pour l'absolution possible des gens de Ninive, meurtriers, pécheurs endurcis, à condition qu'ils se repentent en acte comme en pensée. Il n'existe pas seulement pour les justes trop pieux d'Israël, respectueux de la Torah, comme le voudrait Jonas, le prophète bien-pensant que Dieu rappelle durement à l'ordre de sa charité infinie. Le Seigneur est prêt à sauver même les transgresseurs de Ninive, lui qui a délivré Jonas, rebelle à sa voix, du ventre de l'abîme :
"Et tu feras remonter mes vies hors de la fosse de la corruption" (Jonas 2:7).
En effet, la contemplation morose du péché n'est pas un idéal moral en Israël. Il ne s'agit pas de cultiver notre sens morbide de la culpabilité mais de le guérir, en nous élevant progressivement, au cours de ces vingt-cinq heures de jeûne absolu, jusqu'à la paix de l'âme réconciliée par le moyen de la réparation intérieure. Car à Yom Kipour, à l'encontre de la fête du Nouvel an qui le précède, plutôt qu'au Créateur ou au monde entier, c'est à nous-mêmes seulement, et à notre prochain, que nous sommes confrontés. Selon la loi juive en vigueur, le pénitent de Kipour doit d'abord aller se réconcilier avec son prochain, blessé par ses actions ou ses paroles passées. Avant d'oser implorer pour soi-même l'absolution divine conditionnelle, il sollicitera jusqu'à trois fois le pardon de son semblable lésé, afin d'être tenu quitte des offenses commises à l'égard d'autrui. Dès la veille de Yom Kipour, aux yeux de Dieu et des hommes, placé une seconde fois dans la balance du jugement, l'individu doit se refaire à partir de ce qu'il est, sans tricher à l'excès, en se mettant à nu sous son propre regard.
Pour beaucoup de Juifs assimilés ou indifférents, qui ne mettent jamais les pieds à la synagogue au cours de l'année, le Qol Nidrei reste sacré, même s'ils quittent l'office du soir de Yom Kipour aussitôt après. Plutôt que "Juifs de Kipour" il faudrait les appeler "Juifs de Qol Nidrei". D'ailleurs la plupart d'entre eux viennent écouter religieusement cette mélopée ancestrale sans trop savoir pourquoi, vu leur ignorance totale de l'hébreu comme de l'araméen !.. Pourtant, même chez certains agnostiques, l'écoute du Qol Nidrei a joué un rôle déterminant dans la conversion de leur cur, et le retour soudain vers leurs racines spirituelles. Souvenons-nous du cas du grand compositeur Arnold Schönberg, et surtout de celui du philosophe judéo-allemand Franz Rosenzweig qui était, dans sa jeunesse, au bord de l'apostasie et de sa conversion au christianisme environnant. Revenant boire ce soir-là, pour la dernière fois, à la source hébraïque originale de la Torah, tout-à-coup il a "refait son âme" : il est devenu le plus important philosophe juif de sa génération, parce qu'il a entendu cantiler in extremis le Qol Nidrei de ses pères à la synagogue de Berlin, la veille de son baptême. Cette brusque illumination imprévisible nous rappelle la révélation faite à Paul Claudel sous les voûtes du chur de Notre-Dame de Paris vers 1886. C'est une expérience inattendue, foudroyante, une conversion au sens littéral du terme : le renversement total de l'être intérieur.
Dans une des plus belles prières de l'immense liturgie de Yom Kipour, le fidèle, mis en jugement devant le trône de gloire céleste, demande à être traité avec "ra'hamim", selon les normes de la bonté divine seule, plutôt qu'avec la rigueur qui caractériserait aussi le souverain juge et roi de l'univers qui l'a créé selon sa volonté. Or, dans l'esprit de la plupart des nations, le jugement de Dieu s'associe souvent à une sévérité implacable. Israël, au contraire, dit au Seigneur du monde : "Lève-toi du siège de la rigueur, et assieds-toi sur celui de la clémence, de la miséricorde gratuite ("'hessèd") !" La raison en est simple : sur le même trône siège un Dieu identique à lui-même, à la fois YHWH le miséricordieux, et Elohim le rigoureux. C'est justement parce qu'il est un "roi tout-puissant" qu'il est assis sur le trône de la tendresse et du pardon. A la fin de Yom Kipour, l'assemblée de croyants proclame sept fois cette unité absolue qui règne au sein de la divine Présence. Avant l'ultime sonnerie du shofar, elle témoigne : " YHWH hou ha-Elohim" - "Le Seigneur de la bonté, c'est lui Dieu, le créateur, juge et roi du monde". Selon Maïmonide, inverser cet ordre-là constituerait le blasphème absolu, la négation même de la Torah.
Dans ma propre enfance, à Bischwiller en Alsace, les grands ancêtres enveloppés, eux aussi, dans de vastes châles de prière en laine clair rayée de noir, arrivaient tôt le matin à la synagogue de la rue des Menuisiers, engoncés dans une longue tunique de lin recouverte d'un surplis à dentelles étroit, tissé de fil immaculé, comme en portent sans nul doute les chérubins du Paradis. C'était leur kittel ou sarguenès (suaire), le vêtement traditionnel des défunts en Israël. Rien ne me surprenait autant, à dix ans, que la procession de ces vieux juifs en robes d'enterrement angéliques, qui s'avançaient à travers les ruelles encore vides de notre petite ville. Ils priaient ainsi dans notre modeste synagogue campagnarde, debout l'un à côté de l'autre, accoutrés dans le linceul qui les enserrerait bientôt pour l'éternité noire au fond de leur tombeau, là-bas, derrière le Saut-du-Lièvre, à la lisière de la forêt. En attendant la résurrection promise par le prophète Ezéchiel, il leur importait de jeûner sans faillir un seul instant. Mieux valait pour eux prier ici-bas avec ferveur en sarguenès, dans une langue sainte dont ils ne comprenaient que les profonds rythmes chtoniens, et les mélodies de toujours, mais pouvoir encore compter, grâce à Dieu, parmi les vivants de passage S'ils ne saisissaient pas le sens obvie des versets hébreux, ils étaient profondément absorbés dans leur psalmodie ashkénaze séculaire, qui les ravissait en extase. Entre les hymnes chantés à tue-tête, la synagogue était remplie de murmures et de nasillements obscurs.
Dans cet effacement de son respectable personnage mondain, il peut puiser paradoxalement une force extraordinaire. Celle-ci naît moins de la simple contrition, de la confession publique expiatoire, que du retour à l'unité inter-personnelle. Cette dernière scelle la réconciliation redevenue possible entre vivants de toute une communauté, souvent fissurée par des ambitions rivales, les jalousies, les haines, la vanité sans bornes de ses membres trop humains A ce moment-là, les vieillards qui vont bientôt mourir, les jeunes hommes à peine mariés, les pères de famille dans la force de l'âge déjà bedonnants ou grisonnants, les enfants remuants et les dames noblement ensabbatées, là-haut, dans la galerie des femmes qui leur est réservée derrière les rideaux de dentelles, les humbles, les riches, les pauvres, tous s'inclinent et s'allongent jusqu'à terre, se rejoignant à travers les générations dans la suspension de leur moi séparé. Ainsi peut-ils retrouver le temps d'un éclair inoubliable leur âme incréée, qui échappe brièvement aux contingences dont elle restera prisonnière ici-bas le restant de leur vie terrestre. La communauté originelle d'Israël lors de l'épiphanie au mont Sinaï s'est soudain reconstituée dans l'intériorité charnelle de chaque célébrant, une et vivante comme la première fois, peut-être En même temps peut s'effectuer, dans la soumission illimitée de cet instant blanc, où nous devenons presque invisibles à nous-mêmes et aux autres, la communication intime avec la toute-puissance de la miséricorde divine, qui nous a pour ainsi dire projetés consentants vers le sol commun à tous les fils d'Adam. Sa bonté graciante est un moment rejointe dans notre propre abaissement.
L'homme restauré du Moussaf de Kipour s'enfonce volontairement au plus profond de son être. S'offrant dans cette nuit à la lumière secrète émanée de l'Aleph souterrain, il refuse, en se redressant, la résignation fatale. Touché au plus vif de soi par ce rayon tout intérieur, il sait que demain il se relèvera intact d'entre les morts-vivants de la terre, comme il est écrit à la fin des Lamentations du prophète Jérémie :
"Fais-nous revenir vers toi, et nous retournerons. Renouvelle nos jours comme à l'aube du monde !" (Lamentations 4:21).
A Jérusalem la lumière semble jaillir de la pierre des murailles
elle-même. L'air feuilleté vibre de chaleur, comme les couches
superposées du mica. Au cur vacant des choses, le silence bat lentement,
traversé par un frémissement secret, dans l'attente d'un événement
inouï.
En sortant à la mi-journée de l'office de Moussaf, je connais
soudain, avec un éblouissement de tout mon corps, cette joie dans le
tremblement qu'évoque le Psaume 2 (11-12). Après
l'ultime prosternation rituelle, et cette marche solitaire en plein soleil de
deux heures dans la rue Radak dépeuplée, dans cet entre-temps
indicible, je me sens comblé d'un savoir nouveau et durable. Une énergie-mère
m'envahit, qui dépasse en l'engendrant peut-être, toute mon existence
future. J'éprouve dans mon esprit et dans ma chair le flux qui les emporte
au-delà. Au bout de notre rue étroite, les roses de septembre
sont toujours en fleur sur la petite place blanche et muette. Leur feu m'accueille
dans ce court passage mortel, au-delà de tout entendement.
Claude Vigée, Jérusalem 2000 - Paris 2003