Mesdames, Messieurs,
Il y a plus de dix ans maintenant que Michel Rothe m'a contacté et demandé un peu de support pour un développement éditorial original, diffusé sur ce qui n'était pas encore à l'époque un media, l'internet.
C'est bien volontiers que j'ai soutenu dans la mesure de nos moyens techniques cette initiative ; presque imprudemment, je le dis avec le sourire, car quelle ne fut pas ma surprise de constater l'incroyable volume d'images, de son, de clips vidéo qui se déversait sur nos serveurs au fil des ans, et l'engouement du public de ce site, manifesté concrètement par un nombre étonnant de visiteurs, presque incroyable compte tenu de la nature très ciblée du sujet traité.
Michel Rothe m'avait à l'époque demandé la recette du succès d'un site éditorial ; m'appuyant sur une expérience maintenant ancienne de l'édition électronique, je lui avais sans hésiter répondu: la qualité des documents présentés, la mise à jour fréquente du site; et surtout: la capacité de l'éditeur à durer, à installer son effort dans le temps.
Et Michel Rothe a su étonnamment durer ; je ne sais s'il est en mesure d'évaluer avec précision les centaines, les milliers d'heures qu'il a consacré à son œuvre; professionnel de ce métier, je ne peux que manifester mon admiration pour son opiniâtreté et la qualité éditoriale de son travail.
Tous ses efforts ont mené au millier de visites par jour un site ciblant une communauté réduite dans la plus petite des provinces françaises. Je ne connais pas personnellement d'équivalent à un tel succès.
Pourtant, nous savons tous à quel point le travail de mémoire, qui est l'objet de ce site, constitue un exercice périlleux.
La mémoire, et particulièrement la mémoire collective associée si souvent à des périodes difficiles, est une arme à double tranchant. Edulcorée, tronquée ou absente, elle interdit à nos sociétés le bénéfice de l'expérience et nous condamne à un chaos réitérateur à l'envi des erreurs passées. Omniprésente, instaurée en gardienne immuable de la pensée juste , elle tue toute dynamique présente et condamne le futur.
L'équilibre social résiderait-il dans l'invention permanente de nouvelles erreurs ? Sans pousser à ce point le paradoxe, l'équilibre entre chaos et immobilisme social réside en grande partie dans le traitement de la mémoire collective. Pour survivre, il faut savoir se souvenir; pour évoluer il faut savoir oublier, et c'est à l'équilibre entre ces exigences opposées que se mesure la qualité de l'humain.
Comme l'ancre du navire, la mémoire collective doit pouvoir remplir son office stabilisateur quand le mouvement est périlleux, comme elle doit s'effacer quand il est nécessaire. Ancre électronique, et même ancre sympathique, le jeu de mot facile n'empêche pas le site de Michel Rothe de remplir sa fonction, ancrer la mémoire.
Mais malgré, ou plutôt en raison de la pléthore de documents présentés, a-t-il évité l'écueil d'une mémoire écrasante, étouffant dans sa légitimité toute initiativedu lecteur ? Oui, très certainement.
A l'opposé du travail savant supposé livrer une vérité digérée à l'attention d'un public béat et passif, le site de Michel Rothe présente le matériau nu, le fait brut, une somme presque désordonnée de témoignages dans leur jus. Il laisse à son explorateur toute liberté d'interprétation, d'appréciation, de synthèse. Il respecte le jugement du lecteur, ce que bien peu d'intellectuels ont l'humilité d'accepter.
L'internaute auquel est proposé une participation active et une réflexion autonome voit des perspectives s'ouvrir, une approche bien à l'opposé méthodologique d'un «politiquement correct» aux recettes imposées et réductrices d'horizon.
Le travail de mémoire de Michel Rothe, loin de se complaire dans un passéisme glorifié, contribue ainsi à modérer l'avenir sans l'amputer. C'est possiblement le plus beau compliment que l'on puisse adresser à un tel ouvrage.
Je voudrais conclure sur une suggestion, Michel, que vous jugerez probablement iconoclaste. Vous avez voulu que la mort de la chair n'entraîne point celle de la mémoire, et tenté de conférer à cette substance subtile une vie propre, indépendante de son support initial périssable. Mais la mémoire vivante, biologique, doit savoir oublier pour survivre, et faire place ainsi à de nouvelles expériences; irez-vous au bout de cette logique en effaçant de votre site, au fil du temps, des documents, sélectionnés peut-être même au hasard par quelque programmation aléatoire, afin de faire place à de plus jeunes souvenirs porteurs de nouveaux concepts et garants d'adaptation à l'évolution du monde ?
L'historien se rebellera contre une telle suggestion qu'il assimilera à une seconde mort. Pourtant, n'est-ce point là une condition fondamentale de la vie, et ce même pour la mémoire collective?
Je vous remercie de votre attention.
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