Le judaïsme rural dans le Bruch de l'Andlau : l'exemple de Fegersheim Bertrand Rietsch
Publication de la Société d'Histoire
des Quatre Cantons
(Benfeld, Erstein, Geispolsheim, Illkirch-Graffenstaden) - 2003 |
XIV. ESSAI CONCLUSIF
Après ce tour d'horizon concernant certains aspects de la vie et du développement de l'ancienne communauté juive de Fegersheim, que convient-il de retenir, quelles images garder en mémoire ?
Comment un groupe constitué de plus de 550 habitants a-t-il pu être réduit à néant ?
550 habitants, c'est bien plus que la population de beaucoup de villages de notre région. La question de l'intégration de la communauté juive se pose ou, formulé d'une autre façon : comment les juifs étaient-ils perçus par la communauté catholique du village et, au-delà, par les autorités ?
Cet article ne se veut en aucun cas polémique mais nous reprendrons certains faits explicités ci-avant, et les compléterons par d' autres, afin de brosser un tableau si possible réaliste.
Différents éléments sont à prendre en compte : les faits que l'on découvre par des écrits, ou ceux transmis par voie orale pour les plus récents. L'histoire est jalonnée de faits montrant que la communauté juive, de faible en nombre et en pouvoir, allait progressivement et régulièrement croître démographiquement et en influence. La population locale a pris tous les moyens à sa disposition pour ériger des barrières et autres difficultés :
- Le cimetière de Fegersheim, comme tous les cimetières juifs, se trouve à l'extérieur de l'agglomération, à environ un kilomètre et demi du centre du bourg. Les premières tombes étant de 1814, il s'avère que ce cimetière a été érigé à une date où tous les citoyens étaient censés avoir les mêmes droits.
- Le 16 août 1824, un dénommé Sollier adresse une lettre (56) au préfet :
"... ayant le désir d'établir un atelier de tissage de coton d'environ deux cent métiers à Fegersheim et cette commune se trouvant située dans la ligne des Douanes, je viens solliciter de vos bontés l'autorisation nécessaire à cet effet..."
Après instruction du dossier, le directeur des Douanes donne son avis le 22 octobre de la même année :
"... je puis aujourd'hui seulement vous informer de l'opposition que je dois former au nom de l'administration à l'établissement projeté. Ce refus, qui est conforme aux conclusions des chefs de service, et à l'opinion que j'ai moi-même exprimée est basé sur les motifs et les considérations que je vais avoir l'honneur de vous exposer.
La commune de Fegersheim, qui n'est éloignée que d'une lieue et demie du Rhin, c'est-à-dire de l'extrême frontière, renferme un grand nombre de familles juives qui, généralement et par une espèce d'instinct, se livrent au colportage et à la fraude : ainsi, sous ce double rapport, elle offre beaucoup de dangers qui deviendraient d'autant plus imminents que, sur ce point, le service n'a pas la possibilité d'exercer une surveillance propre à prévenir ou à réprimer les abus. En effet les brigades les plus rapprochées de Fegersheim s'en trouvent à plus d'une lieue, et celle intermédiaire de Wibolsheim, qui en est un peu plus à portée, doit lier son service avec les postes voisins, se porter habituellement en arrière de ce dernier village, dont elle ne peut ainsi surveiller les approches..."
Le ministère de l'Intérieur confirme au préfet, par lettre du 27 janvier 1825, le refus d'ouvrir la manufacture projetée.
- On se rappellera les tracasseries occasionnées lors de la demande de création d'une fabrique de colle à base de suif d'os.
- Les événements du nettoyage de la rue des Juifs en 1835 puis en 1857 montrent que, quelle que soit l'origine du problème, la lutte d'influence entre la commune et la communauté juive a été intense.
- La construction de la ligne de chemin de fer ne fut pas neutre non plus. Citons Lucien Sittler (57) :
"En 1839, le conseil adopta le plan parcellaire pour la construction du chemin de fer. Fegersheim eut sa gare, mais elle est située dans le ban de Lipsheim. Un israélite du nom de Hertzele ne cédait ses terres à cet endroit qu'à la condition que la gare eût le nom de Fegersheim..."Ce n'est donc pas la commune, qui par ailleurs n'avait aucun pouvoir ni droit en la matière, qui arriva à baptiser la gare, mais bien un citoyen anonyme, juif de surcroît, qui souhaitait que le nom de Fegersheim, siège d'un rabbinat, puisse être un repère pour les voyageurs israélites.
- Les deux premières synagogues de Fegersheim ne sont pas "cadastrées" sur les différents plans communaux connus. La culture juive, héritée d'un passé de migrations, n'impose pas de bâtiment cultuel permanent, tout en le souhaitant. Il est fort probable que les premières synagogues aient été dans des maisons particulières, comme on peut le voir à Traenheim par exemple. En se sens, malgré une forte opposition, la municipalité a dû se résoudre à accepter l'édification d'une synagogue en 1890. Une plus grande parcelle d'autonomie se fait jour chez les israélites, pouvant être à l'origine de conflits latents avec la communauté catholique.
- L'évolution de l'habitat juif est un élément à ne pas négliger. Dans une population de cultivateurs puis d'ouvriers, travailler avait une connotation de labeur physique, de travaux de champs, de soins du bétail et, plus tard, de travaux mécaniques dans la "Faverik", l'usine de Graffenstaden ; le fait que de "simples" commerçants, qui plus est "marchands de toutes sortes de choses", puissent accéder à une certaine aisance au fil du temps a vraisemblablement créé des jalousies et des rancoeurs. L'évolution de l'habitat juif est représentatif de cette ascension, certaines des grandes maisons "récentes" de la rue de Lyon étant de leur fait.
A l'opposé, il s'avère que quelques éléments nous permettent de saisir des liens forts unissant certains membres des deux communautés, et ce au-delà des rivalités et dés contraintes religieuses.
- Lors de la prise de noms patronymiques en 1808, il est étonnant de s'apercevoir que Nathan David (né vers 1756, t/ 28 avril 1826 à Fegersheim) a pris comme nom celui de Oberhausser Nathan. Une famille Oberhausser (catholique) originaire de Mutzig est connue à Fegersheim depuis un mariage en 1729.
A la même période que Nathan David vivait à Fegersheim Oberhausser Jean Michel (né vers 1748, t. 3 septembre 1826 à Fegersheim), époux de Schirer Anne Marie. Le choix du patronyme par Nathan David ne peut s'expliquer que par une amitié liant les deux chefs de familles, amitié telle que Nathan David décide d'en prendre le nom pour, d'une certaine façon, officialiser des liens entre les deux familles. Il est à remarquer que Oberhausser Nathan et Jean Michel décéderont la même année, à cinq mois d'intervalle.
- Lors de l'action estée en justice devant le juge de paix de Geispolsheim en 1829, concernant l'écoulement d'un évier, c'est un dénommé Laurent Walter, âgé de cinquante six ans, tisserand, qui sert de témoin à Jacques Wildenstein. Au niveau de certaines personnes, il n'existe donc pas de barrière confessionnelle.
- Jules Hertrich (58) affirme que
"les plus importants d'entre eux [les marchands juifs] opéraient à la ville ; la plupart couraient les villages environnants, faisaient souvent plus de trente km par jour à pied. Maints laboureurs besogneux avaient recours à eux, et beaucoup d'habitants se rappellent encore les "Maholle", les "Schlumme", les "Delphiner", noms
typiques de ces marchands ambulants."
Quelques lignes après, il précise : "Selon une
antique tradition, nombreux sont les catholiques qui s'y rendent [à la synagogue] à la fête "Jom Kippour" pour assister aux cérémonies liturgiques. A Fegersheim, la tolérance religieuse a toujours été parfaite."
L'auteur ayant vécu au début du 20ème siècle a encore bien connu la communauté juive, il l'a côtoyée de près et a dû se faire une opinion au vu des événements qu'il relate. D'ailleurs, un autre habitant du village, Marcel Reibel, a écrit : "Qui n'a pas été profondément ému le Vendredi Saint par la Passion chantée en grégorien par de simples paysans ou par la vigueur du "Te Deum" un jour d'adoration perpétuelle ? Mais la même émotion nous gagnait en entendant à la synagogue les psalmodies hébraïques présentées par nos concitoyens israélites un soir de Yom Kippour ... Malgré quelques grincements, le voisin chrétien ne refusa jamais son aide pour l'entretien du feu et de la chandelle le jour du Sabbat."
En résumé, à la lecture de ce raccourci de l'histoire juive de Fegersheim, on perçoit que l'administration, tout en ne sachant pas endiguer le flot des nouveaux arrivants dans le village, a essayé de contrecarrer l'essentiel des projets des ressortissants israélites. Ces derniers, en contrepartie, ont fait feu de tout bois dans le commerce sous toutes ses formes et sont passés de l'état de pauvreté à l'état de relative opulence en l'espace d'un siècle environ.
Par ailleurs, au niveau des villageois, comme dans toute structure à différentes composantes, on trouvait les "pro" et les "anti". En l'absence de chronique d'époque, il est difficile de mesurer le degré d'animosité ou de fraternité régnant entre les communautés catholiques et juives.
La guerre de 1870, la création des caisses Raiffeisen démocratisant le commerce de l'argent, la possibilité offerte aux villageois de se déplacer facilement grâce à l'avènement des chemins de fer et l'utilisation des vélos dans un premier temps, des automobiles ensuite, tous ces événements ont contribué à la sape du rôle prépondérant des commerçants juifs.
La deuxième guerre mondiale, sous forme d'une "Chronique d'un génocide annoncé" paracheva l'oeuvre, si l'on peut dire. Pour bien se rendre compte de la vitesse à laquelle la situation de la communauté israélite s'est dégradée dans notre village, nous nous appuierons sur une petite chronologie des événements récents (59) :
- 23 juin 1940 : dans un discours, M. Feurer exhorte les juifs à quitter le village.
Le magasin Schwaab est vidé, les biens tombent dans les mains de certains villageois. Le déménagement des autres maisons juives se déroule de la même façon.
- 14 décembre 1940 : les meubles des Dreyfuss sont accaparés.
- 31 mars 1941: R. jette les tables de loi de la synagogue à terre.
- 14 avril 1941 : nombreuses dégradations commises au cimetière juif de Fegersheim.
- 4 décembre 1943 : Alfred Joseph Levy est interrogé par la Gestapo du fait de ses origines juives ; il reçoit sa lettre d'incorporation et doit partir aux armées le 6 décembre.
- 3 décembre 1945 (lettre de B. Wolff au Consistoire) : 15 personnes ont été déportées et ne sont plus revenues. L'intérieur de la synagogue a été incendié.
- En 1946, la synagogue avait été transformée en dépôt d'essence.
-
10 mai 1948 : la màison construite en pans de bois et très vieille servait autrefois de Khalhaus et le terrain, parcelle 91, était un petit jardin. Pendant la guerre, la maison est restée vide ; depuis la guerre, elle a été occupée par des sans-logis. Une famille de vanniers l'a habitée jusqu'à l'année dernière. La maison est maintenant vide, mais elle se trouve dans un tel état de délabrement qu'une réparation occasionnerait des frais hors de proportion avec la valeur de l'immeuble.
- 7 octobre 1948 :
"Il nous a été signalé que M. S... s'est approprié pendant l'occupation allemande le fourneau de la synagogue de votre communauté, et qu'il le possède encore."
- 16 mai 1951 (lettre du Président du Consistoire au maire de Fegersheim) : "Une partie de la population de votre commune ... dépose les ordures ménagères dans la cour de la synagogue. La dignité des lieux devrait interdire à ces familles d'utiliser cette cour comme dépotoir pour leurs ordures... Un avertissement que la communauté israélite a fait publier par votre appariteur est resté sans résultat."
- 25 août 1954 : rapport d'expertise de M. Louis Klein, expert enquêteur à Strasbourg. Ce document, très intéressant, nous révèle le mobilier de la synagogue ainsi que les actes ayant conduit à leur disparition :Renseignements généraux: en 1939, une cinquantaine de familles israélites habitait cette commune.
Origine du dommage : la. dite communauté fut dissoute le 10 juillet 1941 par décision du Stillhaltekommissar für das Organisationswesen im Elsass. D'après les investigations effectuées, les biens mobiliers furent pillés au début de l'occupation allemande par des collaborateurs habitant Fegersheim et détruits par les autorités allemandes.
Consistance : celle-ci semble normale. Cependant les bancs ont été supprimés (ils figurent au dossier immobilier) et le fourneau a été récupéré
2 fauteuils |
700 |
1 400 |
1 grand lustre |
|
2 000 |
2 lustres moyens |
1 500 |
3 000 |
6 petits lustres |
300 |
1800 |
1 lampe à perpétuité |
|
1 200 |
2 candélabres à 8 branches |
2 500 |
5 000 |
3 Rouleaux de la Loi |
10 000 |
30 000 |
30 livres de prière |
28 |
840 |
20 châles de prière |
75 |
1500 |
1 pendule |
|
165 |
1 pupitre pour Ministre Officiant |
|
300 |
2 cornes Chophar |
150 |
300 |
3 manteaux Sepher Thora |
500 |
1 500 |
|
49 005 |
Reconstitution: celle-ci n'a pas été effectuée jusqu'à présent, étant donné qu'il n'y a que quatre familles israélites vivant actuellement à Fegersheim.
- 1956 : les offices religieux sont célébrés chez des particuliers.
- 7 février 1967 (lettre de M. le pasteur Wettling d'Erstein à M. le Grand rabbin à Paris) : la population protestante de Fegersheim, composée de 70 adresses suite au développement industriel des dernières années, demande un accord de principe pour que la synagogue puisse être ouverte au culte protestant. (NDLR : cette requête n'aura pas de suite).
- 30 octobre 1973 : Décret de Monsieur le Premier Ministre, signé par Pierre Messmer et Raymond Marcellin :
"Art. 1 : la synagogue de Fegersheim, inscrite à la section 5 du plan cadastral sous le numéro 77, cesse d'être affectée au culte."
Et voilà comment, en l'espace d'une poignée d'années, la communauté israélite de Fegersheim, bien qu'en décroissance régulière, a été rayée de la carte locale. Un mode de vie, une communauté, une mentalité, en d'autres termes une richesse sociale et culturelle immense ont été réduits à néant par la volonté d'un peintre autrichien à petite moustache. Petite cause, grands effets !