I. Après le traité de Westphalie (1648)
Le traité de Westphalie, en faisant passer l'Alsace à la France, ne devait pas apporter de changement important dans la condition des Juifs de Haguenau. Le roi de France hérita des droits de l'empereur d'Allemagne, et la municipalité conserva les siens. Cependant on constate que celle-ci se relâche un peu de sa rigueur envers les Juifs ; il n'en est pas de preuve plus caractéristique que la faveur insolite et unique même dans ses annales qu'elle accorda à quelques familles juives venues de l'étranger en leur donnant gratuitement un permis de séjour momentané dans la cité. Voici dans quelles circonstances.
En 1656, Charles-Gustave, roi de Suède, s'étant allié avec l'Electeur de Brandebourg pour s'emparer de la Pologne, leurs armées envahirent ce pays. Plusieurs Juifs de la contrée, appauvris par la guerre, quittèrent la Pologne où ils ne pouvaient plus vivre, pour se rendre dans une terre plus hospitalière. Ils arrivèrent en Alsace au commencement de l'année 1657 ; la municipalité, émue au récit de leurs malheurs, sur la proposition d'Abraham le préposé, permit à ces pauvres gens de demeurer provisoirement à Haguenau sans avoir à payer les droits de séjour ordinaires (91). Leurs coreligionnaires ne montrèrent pas moins de générosité envers eux, ils les secoururent, et bientôt les émigrés purent aller s'installer dans les villages environnants, comme Batzendorf, Dauendorf, Wittersheim. Plusieurs d'entre eux devaient plus tard, par leurs descendants, venir grossir le nombre des Juifs privilégiés demeurant à Haguenau.
L'autorité royale exerça plus d'une fois une pression sur la municipalité pour l'admission des Israélites. En cette même année 1657, en effet, on voit Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, nommé par Louis XIV gouverneur de la haute et basse Alsace, donner à un juif nommé Gerson, un des fournisseurs de l'armée française, une lettre de recommandation pour le magistrat de Haguenau. Gerson obtint immédiatement le droit de séjour. Dès son arrivée, il avait demandé et obtenu l'autorisation de vendre des marchandises dans les villages voisins, toutefois avec défense d'en auner. Comme il s'était avisé de vendre également du sel à Durenbach, et que le débit de cette denrée était le monopole de la ville de Haguenau, le Conseil de la cité lui signifia, le 21 mars 1658, qu'il eût à quitter la ville dans un délai de six mois, que son bail était annulé et que, jusqu'à son départ, il était "mis au ban de la société". Ses coreligionnaires, un peu jaloux de sa prospérité et par crainte de la municipalité, observèrent cette dernière prescription et s'abstinrent de parler à Gerson. Celui-ci, pendant un office, se plaignit à haute voix de leur conduite, et le président de la communauté israélite lui infligea alors une amende d'un reichsthaler. Gerson, ayant refusé de se soumettre à cette punition, on lui interdit l'accès de la synagogue (92). Il protesta contre cette mesure auprès du conseil de préfecture et du comte d'Harcourt. Par lettre du 3 avril 1658, le conseil de préfecture pria le conseil municipal de réintégrer Gerson dans ses droits et de lui rendre la liberté de commercer. Le grand bailli, disait la lettre, a eu de tout temps le droit de faire admettre un juif dans la ville qu'il veut, il peut même en faire un bourgeois et contraindre la municipalité à le reconnaître pour tel, ce qui pourra se produire pour le juif Gerson.
De son côté, le comte d'Harcourt, qui, se trouvant alors à Pagny, avait reçu la plainte de Gerson un peu plus tard, écrivit le 24 du même mois à la municipalité
Ces lettres produisirent immédiatement leur effet, la municipalité s'empressa de reconnaître la validité du bail de Gerson et lui permit de vivre tranquillement dans la ville. Ses coreligionnaires continuèrent cependant à le voir d'un mauvais œil ; le commandant de la place ayant imposé aux Juifs une contribution de quarante reichsthaler par mois, ils accusèrent Gerson d'être l'instigateur de cette vexation. Gerson assigna les calomniateurs devant la justice locale les deux parties furent renvoyées dos à dos.
Le nouveau venu n'était pas rancunier, il laissa passer ces mouvements de mauvaise humeur et plus d'une fois il sut rendre service à ses coreligionnaires (94).Il utilisa ses relations avec l'armée pour faire alléger les charges contributives des Juifs ; il obtint pour un jeune homme l'autorisation de se marier sous la protection du magistrat de la ville.
Ainsi, la communauté israélite, qui, pendant quatre siècles et demi n'avait pu se composer que de six familles, était arrivée, en l'espace de trente ans, au nombre quinze familles. Leur nombre s'accrut encore pendant les troubles qui précédèrent en Alsace la conclusion de la paix de Nimègue. Les Juifs des environs de Haguenau étaient venus se réfugier, comme de coutume, dans la ville. L'ordre une fois rétabli, les refugiés partirent à l'exception des familles suivantes : Mayerle et Isaac de Hochfelden, Alexandre et Hirtzel de Wingersheim et Daub Feistel de Gunstett, qui reçurent l'autorisation de rester à Haguenau à la condition de payer les mêmes droits que leurs coreligionnaires (95). Pour remédier au mauvais état de ses finances, la ville accordait presque chaque année droit de cité à une nouvelle famille juive ; en 1695 la communauté comptait trente-quatre foyers.
Plus tard, la municipalité, ayant sans doute vu s'améliorer la situation financière de la vile, décida qu'elle n'admettrait plus de nouvelles familles juives. En 1721, un Juif de Frœschwiller ayant sollicité le droit de s'établir à Haguenau, sa demande fut impitoyablement repoussée. Il adressa à ce sujet la lettre suivante à l'intendant d'Alsace :
Il est probable que le magistrat ne fit pas droit à la requête de Mayer. Néanmoins la municipalité se relâcha plus tard de sa sévérité, A tel point qu'en 1735 le nombre des familles juives de Haguenau était déjà de quarante.
Si l'accroissement de la communauté fut soumise à des péripéties diverses, depuis 1648 jusqu'au milieu du 18ème siècle, la condition civile des Juifs ne le fut pas moins pendant la même période, elle eut aussi son histoire, surtout en ce qui concerne les impositions dont ils étaient chargés.
Au début de l'administration française en Alsace, l'intendant de cette province, M. d'Haussonville, fixa la part contributive des Juifs en résidence à Haguenau, ceux de la ville et ceux des villages environnants, ensemble à 25 reichsthaler par mois. Bientôt après, son successeur, M. de Boussan, interprétant faussement l'arrêté de M. d'Haussonville, rendit l'édit suivant, qu'il croyait confirmatif de celui de son prédécesseur :
Ecu à l'effigie de Louis XIV 1695 |
Les impositions payées par ceux de la ville allèrent en s'accroissant. Jusqu'en 1695, ils payèrent 10 florins de capitation par an. A cette époque la municipalité, pour simplifier la perception, fixa la contribution totale de la communauté israélite à 200 florins par an. De 1695 à 1702, cette contribution s'éleva à 225 et jusqu'à 450 florins pour exemption de corvées (99). Ces exemptions seules coûtèrent aux Juifs, en 1702, la somme de 600 florins. En 1703, la municipalité leur demanda pour le même objet le double, c'est-à-dire 1200 florins, et même elle fit savoir au rabbin que, vu l'augmentation des charges générales, chaque chef de famille israélite était tenu de payer un impôt supplémentaire de 60 florins. On a ici un tableau en raccourci des effets de la guerre de la succession d'Espagne. Cependant cette nouvelle imposition était si lourde que les Juifs en appelèrent aux autorités locales (100). La majorité du conseil fit droit à leur réclamation, diminua de moitié cette contribution supplémentaire et même leur accorda des termes pour se libérer.
Ces temps de guerre et d'épreuve commune avaient pour effet de disposer la municipalité à des sentiments plus bienveillants pour les Juifs. On les voyait s'acquitter régulièrement de leurs charges, payer des contributions deux ou trois fois plus fortes que les autres habitants de la ville, on ne pouvait se défendre d'un peu de pitié pour eux. Mais la tranquillité revenue, la manie de réglementer leur condition revenait aussi, et l'on sait l'esprit qui présidait à ces réglementations. La paix signée, en 1714, défense fut faite aux Juifs, avec publication au temple, de recevoir et d'héberger les Israélites étrangers à la ville. Ceux-ci devaient loger à l'auberge juive ; en entrant dans la ville avec des marchandises, ils devaient les consigner à la douane, sous peine de confiscation. Enfin, à tous le commerce était interdit le dimanche. Un juif de Soufflenheim ayant violé cette défense et ayant acheté un cheval un jour férié, fut condamné à six florins d'amende. Le vendeur, qui était chrétien, en fut quitte pour un simple avertissement.
Quelques années après, le 18 mars 1720, fut voté un nouveau règlement qui resta en vigueur jusqu'à la Révolution (101) :
Les Juifs crurent un moment que leurs impôts allaient diminuer. Les préposés des Juifs de l'Alsace firent, le 10 décembre 1734, un accord avec toutes les villes de la province pour la cotisation à verser par leurs coreligionnaires, et cette transaction fut ratifiée par le gouverneur, M. Feydeau de Brou, en 1735. Ceux de Haguenau s'empressèrent d'écrire à celui-ci qu'ils seraient heureux d'être traités sur le même pied que ceux des autres villes de l'Alsace. Ils oubliaient ainsi que Haguenau était une ville libre et qu'elle avait le droit de fixer elle-même la part d'imposition de ses administrés. M. de Brou répondit à leur demande en ces termes :
Les choses restèrent donc en l'état jusqu'au jour où se rouvrit la période des lourdes impositions. En 1740, la guerre de succession d'Autriche attira de nombreuses armées en Alsace et particulièrement à Haguenau. Les charges devenaient très fortes pour la municipalité, celle-ci obligea les Juifs à accepter un "accommodement" dont nous verrons les clauses plus loin. Les Juifs s'en trouvèrent bien, car, voyant arriver un nouveau subdélégué à la province d'Alsace et craignant que celui-ci ne jugeât a propos d'apporter des changements à leurs règlements, ils s'empressèrent de lui demander la confirmation de cette convention. La municipalité de Haguenau, interrogée sur les causes de ce nouvel arrangement, répondit à la date du 19 février 1740 par la lettre suivante, qui nous fait connaître cet accommodement :
Aussitôt Gayot ratifia ce traité (105).
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