Grand-papa Alphonse
Grand-papa Alphonse Lévy, orphelin très jeune, élevé par une tante âgée, n'avait à l'entrée dans la vie ni diplôme, ni fortune. Mais la nature l'avait doté d'une beauté, d'un charme et d'une élégance peut communes, alliés à une gentillesse et une grande simplicité, ce qui fait que tous l'appelaient "Alphonse" avec amitié et respect.
Il entra dans la vie "active" en étant six ans dans la Cavalerie
de l'armée allemande, et apprit l'amour du cheval. On ne plaisantait
pas dans ce corps d'armée : le cheval passait avant son cavalier, en
rentrant le soir avant tout on l'abreuvait, on vérifiait si son fer
tenait bien, on le brossait, le lustrait, lui donnait sa part d'avoine. Après,
seulement, le cavalier écoutait ses propres besoins.
Cela le marqua, il apprit le respect et l'affection du cheval, de la vie animale,
quand aux débuts de sa vie commerciale, il acheta un cheval et une
cariole pour ses prospections dans les forêts d'Alsace.
Palmyre n'aimait pas marcher au pas rapide de son mari ; Alice et moi étions
toutes contentes de la remplacer. C'est ainsi que nous apprenions à
ramasser une certaine sorte de pommes de pins, qui en décoction calmait
les douleurs d'épaule dont souffrait Alphonse, par la suite d'une mauvaise
chute de cheval.
D'autres fois nous apprenions à repérer (en journée on
ne risque rien) les traces de chevreuil, ou les fosses recouvertes de branchages
pour piéger les sangliers, ou plus simplement des pièges à
lièvres posés par des braconniers !
Une autre fois notre guide voulait nous faire connaître une des ruines
– il y en a beaucoup – de châteaux du moyen-âge, celle
au-dessus de Niederbronn. La Wassembourg nous semblait très loin, pour
avoir des forces nous avions tous les trois du chocolat : le Meunier en papier
vert et du Côte d'Or belge. Palmyre a dû faire appel au médecin
pour mettre de l'ordre dans nos intestins, mais rien ne changeait à
notre passion commune du chocolat.
Tout autres étaient nos balades sur les champs de baille de 1870-71. La France perdit d'abord la ville de Wissembourg puis cela se joua sur les collines de Froeswiller-Woerth, et il y eut cette terrible bataille de Reichshoffen, où les cuirassiers à cheval, sabre en main, chargèrent les Prussiens avec un courage légendaire, la quatrième charge des cuirassiers ! On a cru à la victoire ! Cette bataille est devenue légendaire, et entra dans le folklore alsacien des chansons, et nous donna l'illusion que l'on gagna la guerre ! Le courage ne fait pas toujours gagner ! Et l'Alsace tombera sous la botte allemande, mais a continué à chanter "les Cuirassiers de Reichshoffen" (…)
Revenons à l'Alsace française.
Alphonse était un homme "total". Son judaïsme certainement
le guidait mais il était discret non pas secret, et il assumait pareillement
ses devoirs dans la Communauté et Niederbronn avait une jolie synagogue
(vendue après-guerre au Couvent). Le Shabath, les Fêtes étaient
honorés.
Vers 1920 il devint PARNESS – président de la communauté – et petit je pouvais l’accompagner à la Schule – synagogue -. Il était coiffé soit d’un chapeau melon, soit d’un demi haut de forme, on s’habillait, mais il n’y avait pas de "kippa". Il me permettait de rester en bas à côté des hommes, à côté de lui. J’attendais de voir si le "shamess" [le bedeau] lui déposerait sur le pupitre la petite plaque en argent où était gravé le chiffre qui indiquait son ordre d’appel à la Torah. Je n’en ai jamais revu de ces petites plaques, nulle part ! Cela m’a marquée, bien qu’il ne me racontât rien de l’histoire juive, je le voyais dans la gestuelle.
Ces deux hommes, beau-père et père s’entendaient bien
et affectueusement ; ils prenaient souvent conseil l’un de l’autre.
Je me souviens de l’achat de l’avenue de la Paix : nous habitions
avenue de la Marseillaise, et on allait construire une immense résidence,
l’ESCA, obturant une vue merveilleuse qu’il y avait de cet appartement
sur l’Ill et les bateaux lavoirs. Papa avait vu un bel immeuble mais
très cher, Alphonse insiste : "Robert, prends l’avenue de
la Paix, c’est très bien". Il y eut des travaux, ce bel
immeuble était chauffé par des poêles haut en faïence
unie ou de couleurs superbes, mais les radiateurs évidemment offraient
un confort moderne.
Nous avons tous beaucoup aimé cet immeuble où papa destina le
rez-de-chaussée à grand-maman Rose, sa maman. Pierre moi, jeunes
mariés, avons habité le troisième étage, Dominique
y est née et Valérie aussi. C’était la maison familiale.
La maison Wolff a maintenant des copropriétaires, nous y sommes encore
un peu, mais ce n’est pas la même chose. Les souvenirs ne supportent
pas le partage !!
Alphonse avait un profond sens du civisme, et ce fut une évidence pour lui de s’engager comme pompier pour sauver la forêt du feu, et ceux qui s’y trouvaient. Le tocsin sonnait souvent l nuit, les feux étaient fréquents. Il était peu ordinaire qu’un commerçant choisisse un volontariat dangereux et qui a priorité sur la vie civile de nuit et de jour, comme un corps d’armée !
Il comprit vite les réformes qui seraient utiles pour transformer
utilement ce "corps d’armée". Combattre le feu est
une vraie bataille, et les équipements étaient bien moins sophistiqués
qu’aujourd’hui : le transport de l’eau, la communication
d’un point à l’autre, l’équipement protecteur
du pompier lui-même, bref le tout….
J’ai retrouvé l’original des motivations à sa nomination
à l’ordre du Mérite. Il a surtout eu le mérite
d’avoir sauvé des vies, dont celles de deux petites sœurs
de Niederbronn.
Pour ses 50 ans, il a été honoré d’une retraite
aux flambeaux devant l’entrée du magasin : un défilé
de nuit à la lueur des flammes, visages tournés vers lui, et
lui, remerciant en était au garde à vous, avec un large sourire
et de la joie dans le regard. J’y étais, famille, amis, tous
nous étions heureux et Palmyre avait sûrement la larme à
l’œil !!
Il a eu les palmes académiques et l’ordre du Mérite.
Le Casino, plutôt la Société des Jeux (…) a choisi grand-papa comme Citoyen exemplaire, ne jouant jamais aux jeux du casino, d’une honorabilité indiscutée, pour lui confier la vérification de la conformité des recette journalières des jours de jeux, et " pour accord " apposé au grand livre du Casino, qui lui était apporté à domicile lors de la fermeture des jours joués, sa signature faisant foi. Et le préposé était très fier de sa mission de confiance.
Avant de quitter les souvenirs de Niederbronn, je rappellerai deux sœurs juives, crasseuses, pas tout-à-fait normales, parlant un langage incompréhensible. Elles habitaient dans une cave ouverte sur la rue, et vous interpellaient d’une façon inaudible. Et bien grand papa m’a appris à ne pas me moquer d’elles et de lire "bonjour Clara", "bonjour Clémence".
3 septembre 1939 : Déclaration de guerre
L’Alsace, " zone de guerre " doit être évacuée
en zone Sud.
Robert est mobilisé à Kronenbourg.
Renée et les enfants restent au lieu de leurs vacances au Touquet,
et se sentant en sécurité, font venir Alphonse et grand-mère
Caroline.
L’hôtel de ville du Touquet est transformé en lycée,
tout fonctionne, on peut rester.
Père et fille : Alphonse et Renée font une équipe très
débrouillarde, et dans leur volonté de sauver le stock à
Strasbourg et les marchandises à Niederbronn, ils obtiennent les "
laisser-passer en zone militaire ", ainsi que camion, essence et la main
d’œuvre. Effectivement à Strasbourg ils ont jeté
les pièces de tissu du deuxième étage par les fenêtres
pour les ramasser, le stock était très important. A Niederbronn,
plus simple, mais ils n’ont pas voulu partir sans pénétrer
dans la synagogue, ôter les sefarim [les rouleaux de la Torah], et les
mettre dans une caisse qu’ils ont clouée.
La marchandise Wolff à destination de (…) dans un local appartenant
à Henri Fusilier. Celle de Niederbronn, dans un local loué rue
St-Louis, local dévasté, retrouvé après la libération
pillé, sauf la caisse en place avec son précieux contenu. Alphonse
jugea plus utile de donner les sefarim à la synagogue de Strasbourg
pour pouvoir y célébrer les premiers offices [après-guerre]
: pas de synagogue, juste un local qui appartenait au théâtre
de la ville, qui fut vidé !
Revenons au Touquet : Robert a été démobilisé
quatre mois après sa démobilisation.
9 mai 1940 – Bombardements – Exode
Bombardements allemands sur toute la Côte et invasion par la Belgique
; on les attendait à la ligne Maginot sur la ligne Est.
avance très rapide, il faut partir, s’enfuir.
Les Alphonse et grand-mère quittèrent en direction du Centre
de la France, avec comme point de mire Albi, la préfecture du Tarn
om Robert était certain de la qualité morale de son ami le préfet
Jean Claigneau.
Difficile de se maintenir dans une direction quand : ni téléphone,
ni poste [de radio]. Ce furent des nuits passées en voiture jour et
nuit pour grand-mère Caro. Quarante nuits à Saucoice (Creuse).
ALBI
Retrouvailles en août ou septembre !
Les Wolff ont logé quelques semaines, le temps de trouver un logement
à la préfecture même, ce qui était un acte non
sans danger pour leur ami.
Le quotidien
Lycée d’Albi – collège d’Albi.
Maison avec jardin potager à cultiver !
Palmyre à la cuisine, grand-mère à l’épluchage,
l’écossage. Renée au poulailler : jamais maman n’avait
ôté la membrane " la pépie " (leurs amygdales)
à de jeunes poussins, mais elle l’a fait ! Les poussins, ils
étaient des dizaines, pépiaient avant, de peur ou de mal, at
après se soulageant après l’extraction de cette membrane.
Renée était loin des bridges et thés bourgeois !!
Les hommes (ils vinrent très vite avant l’occupation totale,
ceux de Bordeaux, la tante Jeanne et (…) venant d’être diplômé
médecin) cultivaient la terre du jardin ou négociaient au mieux
les tickets d’alimentation, ou écoutaient en cachette (on risquait
gros) Radio Londres, et obligatoirement pour être informés, les
tristes nouvelles locales, les arrestations, les fusillés, le débarquement
allemand en Afrique avec les avancées très profondes Rommel
excellent général allemand, l’enfermement et la déportation
des juifs " étrangers ". Oui, nous le savions même
si certains prétendaient l’ignorer " au début).
Une triste nouvelle
Le décès de l’oncle Gérome à Paris. J’ai
eu le télégramme et ai dû l’annoncer à papa,
très attaché à son frère, et l’ayant accueilli
en 1932 à la gare en lui disant : " tu ferais bien de retourner
" ; Gérome avait la nationalité argentine.
Possiblement nous pourrions partir. Oncle Gérome nous a sauvés
en quelque sorte.
L’Occupation
Les Wolff ont pu quitter la France huit jours avant la Rafle du Vel d’Hiv
et l’occupation totale de la France en 1942.
Quelle fut leur vie ? Alphonse a travaillé de jour avec des paysans,
se confondant vite avec eux, et très naturellement il s’habitua
à manger une soupe paysanne au lever du jour : dans leur table en bois
massif creusée d’un trou central et rond de 40 à 50 cm
de diamètre, dans lequel on glissait une soupière du même
diamètre, venant de la cheminée, et chacun de sa cuillère
dans la bonne soupe…
La nuit ils quittaient toute agglomération pour se cacher autour de
(?).
C’est dans ces conditions que grand-mère Caroline ferma les yeux.
Débarquement
Moment d’agonie de l’armée allemande, moment de rage de
leur défaite. Sentiment de vie à nouveau des maquis. Moment
de dangers avec l’espoir. Conditions difficiles dont on ne parle pas.
Retrouvailles
Comment nous nous sommes retrouvés et où ?
Les Wolff et les Alphonse se sont retrouvés comme l’a voulu,
avec délicatesse et affection, l’ami de papa Henri Fusilier.
Retour à Niederbronn
Maigris, contents mais angoissés, que trouveraient-ils au retour ?
Retour " avec autorisation " et toujours les tickets d’alimentation
et les sauf conduits.
Au retour ils ont trouvé une maison saccagée, une discrétion
sur les années passés, l’Alsace très meurtrie par
les " Malgré nous " enrôlés de force par l’Allemagne,
rien sur la Shoah.
Quelques bonnes informations : "les de Dietrich ont aidé les résistants
; le restaurant en face de la gare était très bien…"
et des témoignages individuels.
Qui était vraiment grand-papa ?
C‘était avant tout un homme heureux : à Niederbronn, en
passant un grand temps de sa vie dans son magasin, il a eu l’opportunité
de venir à Strasbourg dans l’industrie de la chaussure ; mais
Alphonse préférait sa petite ville de Niederbronn et sa clientèle,
sa clientèle qu’il ne servait pas en la chaussant mais en la
conseillant. Debout, souriant avec son fameux béret basque, il trouvait
ce qui était le bon choix : il avait la mémoire de tout le stock
et le client savait qu’il recherchait pour lui au mieux. Chaque vente
était un moment amical.
A l’aise partout, avec le paysan ou l’homme politique, sain avec
lui-même et faisant sa petite marche tous les jours.
A notre retour d’Argentine, le roman si singulier entre nous deux continua.
Quand Pierre lui fut présenté, il se reconnut en lui : ce garçon
attaquant la vie avec une adolescence peu protégée par les événements
et l’absence de sa mère. La sympathie fut immédiate, et
il nous fit l’honneur d’être notre témoin lors de
la cérémonie de notre mariage à la Marie de Strasbourg.
Quelques temps plus tard, nécessitant une intervention chirurgicale
se faisant en deux temps, il se reposait chez maman. Habitant au troisième
étage, j’étais du matin au soir auprès de lui,
mais il ne prenait plus ma main dans la sienne ! Je tricotais une brassière
que nous regardions tous deux, (…) en nous posant des questions et formulant
des espoirs !
Dominique est née le 30 décembre. Avant de faire connaissance
avec son berceau, elle a connu les bras de son arrière-grand-père,
radieux, heureux, lumineux.
La deuxième intervention se passa très bien. Le soir, avant
une sortie programmée après toutes ces angoisses, nous sommes
allées dire bonsoir à grand-papa à l’Adassa ; il
était superbe, gai, guéri.
Il s’est éteint cette nuit-là.
"Il faut qu'Alphonse rentre à la maison".
"Il ne peut pas partir comme cela depuis l'Adassa".
Les Niederbronnois le réclamaient.
Nous pensions la même chose : il ne pouvait pas partir comme cela…
Portes ouvertes, le magasin bondé de gens silencieux, en larmes, ils
l'attendaient.
On déposa le cercueil au sol.
Un temps épais de chagrin.
Un temps de moments vécus, puis il a bien fallu quitter la maison,
quitter ce temps imaginaire.
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