Je suis le dernier Juif du village", dit le vieil homme aux yeux gris.
Sur le seuil de la synagogue de Westhoffen, on sourit : "Vous êtes donc le gardien du lieu !". À 82 ans, Roger Cahn veille sur le bâtiment, dont l'extérieur fut fraîchement rénové par la commune, qui en finança d'ailleurs la construction en 1868. Plus d'un siècle plus tard, c'est d'ailleurs la mairie qui en est à nouveau le dépositaire. Roger Cahn a l'habitude de faire visiter le lieu aux gens de passage. Nous le rencontrons quelques jours avant la journée européenne de la culture juive. Il se prépare, comme chaque année, à recevoir et à renseigner les visiteurs. C'est aussi lui qui s'occupe du cimetière juif du village.
Le maire de Westhoffen, Pierre Geist, lui a remis les clés de l'ancienne synagogue : de lourdes clés en fer forgé qui tintent dans les mains de Roger Cairn quand il nous montre l'inscription en hébreu, ciselée en lettres d'or sur le bois de la porte d'origine : "Ici, la porte de Dieu par laquelle entreront les Justes" : "Zé Hashaar le-H' Tsadikim yavoou bo". "Les Justes, dit-il, ce sont les gens qui vivent selon la Loi de Dieu telle qu'elle fut écrite dans la Torah". Et d'ajouter, avec un sourire facétieux : "Pas facile, aujourd'hui, de vivre comme au temps de Moïse, n'est-ce pas ?" Dans le village, lui seul sait lire l'hébreu, mais "il n'y a pas besoin d'être juif pour redorer ces lettres : il suffirait de remettre à un artisan un papier avec le bon texte pour rafraichir un peu tout ça".
Notre guide a la mémoire des nombres et des dates. Elles s'accumulent dans une remarquable chronologie où se mêlent souvenirs et étude de l'histoire du village.
En 1868, la synagogue fut construite juste avant la période d'annexion allemande. C'était une époque faste pour Westhoffen, dont la richesse reposait alors sur l'exploitation d'un millier d'hectares de forêts : pour augmenter le budget de la commune, il suffisait d'abattre un peu plus d'arbres. En dix ans, on bâtit une seconde église, Ou construisit la synagogue, deux
presbytères et trois écoles. Une métamorphose qu'on imagine mal aujourd'hui. Après la guerre de 1870, les Allemands poursuivirent l'œuvre des Français et agrandirent les églises, laissant des inscriptions en lettres gothiques aux frontons des édifices érigés par l'ennemi. Les choses se calmèrent dès les années 1900, avant que l'Alsace ne redevint française pour 22 ans, en 1918.
En 1940, Roger a dix ans et voit les Allemands arriver pour la deuxième fois h Westhoffen. Les croix gammées remplacent les drapeaux tricolores et on donne aux juifs quelques heures pour quitter le village. Sans menace: aucun soldat ne vient les chercher. "Tout se passe dans le calme", se souvient Roger. Les 58 Juifs de Westhoffen gagnent les Vosges, puis se séparent. Le doyen du groupe a 85 ans. Roger est le plus jeune. Des Vosges, il rejoint Dijon, puis Chalon-sur-Saône et, enfin, Lyon, où il vit dans les restrictions et la peur : à l'époque, Paul Touvier dirige les miliciens de la région, qui traquent Juifs et résistants. Après le décès de son père, le 21 février 1943, Roger, sa mère et sa sœur se réfugient à Grusse, dans le Jura : une région où les maquisards sont très actifs. Là, ils vivent sans se cacher jusqu'à la fin de la guerre.
La vie reprit son cours, mais les Juifs partirent un à un. La synagogue, qui avait servi de dépôt d'engrais sous l'Occupation, finit par perdre les dix hommes nécessaires à son activité. Elle tomba progressivement en ruine, désormais habitée par les pigeons qui la souillèrent des années durant.
"Un jour, raconte Roger Cahn, une équipe vint tourner la scène d'un film dans la synagogue. En passant voir ce qu'ils faisaient, je vis un éclat de couleur, sous l'œil de bœuf qu'on avait bouché avec un sac plastique, pour empêcher que les oiseaux ne dérangent le tournage. Je suis revenu avec une échelle pour voir ce que c'était : au-dessus de la niche pour l'Arche sainte, je découvris le vitrail d'origine, qu'on avait oublié là pendant des dizaines d'années. On l'a descendu, et je l'ai bien nettoyé avec l'eau de la fontaine. Puis un artisan le remit à sa place". Le vitrail se trouve aujourd'hui sous les tables de la Loi, que Roger Cahn commente : à droite se trouvent les commandements positifs, et à gauche ceux qui commencent par "lo", qui marque en hébreu la négation". Roger prêta aussi main forte pour nettoyer les combles et la galerie des femmes, jonchées de fientes. "C'est la première fois que j'y montais !", nous confie-t-il.
Le maire du village fit voter des crédits pour la restauration du patrimoine de Westhoffen : les remparts médiévaux qui entourent la vieille ville, coûtèrent près de 500 000 euros. Ils touchent quasiment le mur nord de la synagogue, dont la restauration extérieure fut payée par la commune : 120 000 euros suffirent à la mettre hors d'eau et à la protéger des pigeons. Aujourd'hui, l'intérieur attend une nouvelle jeunesse : les murs sont recouverts de fresques écaillées par le temps, et font résonner nos voix. Roger Cahn et Pierre Geist en conviennent: "Il faudrait vraiment garder cette acoustique, qui donne à n'importe quel concert une vraie profondeur", disent-ils.
Chaque année, la synagogue ouvre ses portes pour la journée européenne de la culture juive et les journées du patrimoine. On y donne aussi de temps à autre quelque récital. "Mais aucun projet durable n'a été proposé", regrette l'élu. "Alors avant de rénover l'intérieur, nous voulons savoir ce qu'on y fera". Une chose est sûre: la synagogue de Westhoffen devrait être raccordée à la chaufferie au bois qui va être installée dans le village.
Pourtant, des projets, la synagogue en a vu plus d'un : en 2002, une classe d'étudiants en architecture d'intérieur et design de l'université de Wiesbaden s'installa plusieurs jours durant entre les murs de l'édifice, pour en imaginer de nouvelles fonctions. Le projet était dirigé par le Professeur Paul Krebs et Edgard Brück qui avaient mené un premier travail de reconstitution virtuelle en 3D de la synagogue de Wiesbaden (1), détruite en 1938 lors de la "Nuit de cristal ". "C'était impressionnant et très coloré", se souvient Roger Cahn à propos du projet intitulé "La synagogue de Westhoffen, entre hier et aujourd'hui". "Tout cela était néanmoins de l'ordre du virtuel", précise Pierre Geist. Parmi les propositions des étudiants allemands (2) : transformer le lieu en bibliothèque, en centre communautaire, en musée, en restaurant ou encore en vinothèque. Bref, faire de ce lieu de mémoire un nouveau lieu de vie et de rencontre.
Comme souvent au fil de notre expédition, nous sommes venus un samedi. Roger Cahn est pratiquant : il ne voulut rien écrire et refusa de monter dans la voiture quand nous lui avons proposé de le ramener chez lui. Il nous expliqua en souriant qu'il tenait à vivre le Shabath même s'il - ou peut-être justement parce qu'il - était le dernier Juif de Westhoffen. Peut-être le dernier Juste (3).
Août 2012
Synagogue précédente |
Synagogue suivante |