"Quiconque sauve une vie sauve l'univers entier." (2)
Écrit avec une majuscule, les Justes - formée abrégée de l'expression "Justes parmi les nations" (‘hasidei oumot ha-olam) - sont ces hommes et ces femmes, non-juifs (goyim, "qui appartiennent aux nations", n'est pas en hébreu un terme péjoratif (3) qui, au mépris de risques évidents, sauvèrent des Juifs de la mort durant la Shoah. Certains, comme Raoul Wallenberg (1912 -vers 1947) et Oskar Schindler (1908-1974), sont devenus mondialement célèbres - bien que cela n'ait pas été leur but. En février 2018, une salle du Parlement fédéral helvétique a reçu le nom de Carl Lutz (1895-1975) qui permit à 62 000 Juifs hongrois d'échapper à un monstrueux destin. Le statut de "Juste parmi les nations", la plus haute distinction civile de l'État d'Israël, a été décernée, suivant une procédure rigoureuse, à plus de 26 000 personnes, dont près de 4 000 en France (4) ; parfois à des territoires entiers, comme le village de Chambon-sur-Lignon, dont le pasteur, André Trocmé, déclara : "Nous ignorons ce qu'est un Juif, nous ne connaissons que des hommes" et ne se contenta pas de cette parole, quelque noble ait-elle été.
Un article a été récemment consacré aux Justes d'Alsace et de Moselle (5), parmi lesquels on remarque - comme ailleurs - un nombre important d'ecclésiastiques et de fonctionnaires, ce qui illustre le propos que Joseph Kessel formulait en 1961 depuis Jérusalem, où il "couvrait" le procès Eichmann : "[...] tous ceux qui, dans la salle, avaient connu les temps noirs de l'oppression, se souvenaient de ce qu'avaient pu faire alors, pour le salut des persécutés, un simple agent de police, un simple gendarme, un simple scribe. Combien d'hommes et de femmes ne devaient-ils pas la vie à l'avertissement, à la négligence voulue, à l'oubli prétendu d'un fonctionnaire obscur, d'un modeste commissaire" (6).
Comme l'observaient
Lucien Lazare et Ehud Loeb, la plupart des Juifs d'Alsace et de
Moselle avaient été envoyés dès 1940 en France
dite abusivement "de l'intérieur". Dans une grande majorité
des cas, les actions de sauvetage furent menées par des personnes originaires
des trois départements qui étaient elles-mêmes réfugiées
ou installées depuis plus ou moins longtemps "à l'intérieur".
Deux de ces Justes ont un lien avec Munster : Louise Osterberger et Henri
Frauli.
Louise Osterberger |
Louise Osterberger
Fille d'Angelo Morganti et de Marie-Louise Dillenseger, Marie-Louise (dite Louise) Morganti naquit à Munster le 22 février 1890. Catholique, elle fréquenta l'école allemande. Elle devint domestique à Bussang, où elle rencontra Louis Osterberger (1883-1948), qu'elle épousa à l'église de Munster le 10 juin 1913. Elle partit s'installer à Laignes (Côte-d'Or), où habitait et travaillait son mari.
Pendant la guerre, sa connaissance de l'allemand lui valut de servir de traductrice à la Kommandantur locale. Durant la débâcle teutonne, en août 1944, elle parvint à persuader les Allemands de ne pas détruire Laignes et de libérer les otages qu'ils avaient pris (9). Elle évita ainsi à la commune bourguignonne de connaître le sort d'Oradour-sur-Glane.
Au printemps 1942, une de ses filles, Suzanne (1919-2004), qui vivait à Paris, avait pris en charge une fillette âgée de cinq ans, Jacqueline Schochat, dont le père, Juif d'origine lituanienne, était parti sans retour vers Auschwitz, via Drancy, en août 1941. Considérant que Paris n'était pas un endroit sûr, Suzanne envoya la fillette chez sa propre mère, à Laignes. Louise Osterberger la cacha et s'occupa d'elle jusqu'à la Libération. Jacqueline Schochat put alors retrouver sa mère, qui avait été cachée à Saint-Nizier, près de Roanne.
Louise Osterberger mourut le 15 septembre 1971 à Chamonix. En novembre
1978, une rue de Laignes fut nommée en son honneur.
Le 6 janvier 1997, elle se vit décerner le titre de Juste parmi les
Nations. Ce fut sa fille Suzanne qui reçut pour elle la distinction,
lors d'une cérémonie à la synagogue de Dijon, le
22 juin 1997.
Henri Fauli
En ce qui concerne Henri Fauli, le Dictionnaire des Justes de France
écrit que : Henri Frauli, compositeur et critique
musical, quitta l'Alsace avec des milliers d'autres Alsaciens
à l'arrivée des Allemands. Il s'installa avec sa
famille dans la ville de Cluses [...] dans les Alpes. Là, il fut nommé
contrôleur départemental responsable des services d'assistance
aux réfugiés en Haute-Savoie.
L'attitude de Vichy vis-à-vis des Juifs le troublait, comme l'indignait
la persécution des Juifs par les autorités d'Occupation.
Il s'en expliqua plus tard en ces termes : "Je
ne pouvais rester insensible devant la misère de ces pauvres gens hantés
par la perspective d'être arrêtés sur ordre, soit
de la Milice, soit de la Gestapo".
Avec le concours du père Paul Chevallier, curé de Cluses, il
vint donc au secours des Juifs en les aidant à franchir la montagne
pour atteindre la Suisse, sous la houlette de guides qu'il connaissait
et auxquels il faisait confiance. C'était un travail difficile
et dangereux. La milice française perquisitionnait régulièrement
les maisons et 150 agents de la Gestapo étaient stationnés en
permanence dans l'école horlogère dont le fils de M. Frauli
suivait les cours.
Henri Frauli fit notamment passer en Suisse Vital Pollack. En été
1942, cet avocat juif de Marseille apprit qu'à la suite d'une
dénonciation son nom figurait sur une liste de Juifs à arrêter.
Il prit la fuite avec sa mère et, sur la recommandation d'un
ami de l'armée, vint chercher refuge dans la maison du compositeur
à Cluses. Henri Frauli et sa femme accueillirent chaleureusement ces
gens qu'ils ne connaissaient pas. Trois jours plus tard, Frauli accompagna
un groupe de quatre Juifs, dont Vital Pollak, dans une église des environs
de Cluses. Des passeurs les prirent en charge et les conduisirent en Suisse.
Henri Frauli ne demanda jamais de rémunération à ceux
dont il sauvait la vie. La vieille madame Pollak, incapable d'affronter
la montagne, n'avait pu s'enfuir avec son fils ; elle séjourna
une dizaine de jours chez les Frauli qui la traitaient avec chaleur et compassion.
Le compositeur tenta de la faire à son tour entrer en Suisse en passant
par Gaillard, non loin d'Annemasse. En partant, la vieille dame laissa
ses bijoux chez lui ; il les garda soigneusement et les lui rendit après
l'Occupation. Arrêtée près de la frontière
par un gendarme français, Madame Pollak fut condamnée à
un mois de prison. Henri Frauli lui apporta des colis de nourriture et, à
sa sortie de prison, l'aida à trouver refuge dans l'Isère,
où elle demeura cachée jusqu'à la Libération.
Les deux familles restèrent amies après la guerre.
Le 23 avril 1975, l'institut Yad Vashem de Jérusalem a décerné à Henri Frauli le titre de Juste des nations. Dossier 937.
Les documents généalogiques mentionnent Louis Henri Frauli,
né à Laval (Mayenne) en 1891, décédé à
Munster en 1981, et dont le père était organiste. Nous disposons
du témoignage du président [de la Société d'histoire
du Val et de la Ville de Munster] Gérard Leser :
J'ai très bien connu et apprécié Henri Frauli, personnalité
attachante et engagée dans la vie culturelle et artistique de Munster.
Il était déjà très âgé quand je l'ai
connu. Il était originaire d'une famille qui avait quitté l'Alsace
après 1871.
Je lui ai souvent rendu visite ainsi qu'à son épouse dans leur
maison située au premier étage au début du chemin du
Walsbach, à Munster. On accédait à leur appartement soit
par la porte d'entrée, soit par un escalier en bois extérieur
qui m'impressionnait à chaque fois que je l'empruntais.
Henri était la gentillesse et la bienveillance incarnées, il
était membre actif de plusieurs associations munstériennes (10),
dont le groupe folklorique des Marcaires de la vallée et il aimait
porter le costume traditionnel masculin de la vallée ; et de la Société
d'histoire du val et de la ville de Munster alors présidée par
Robert Schmitt, et dont j'étais un tout nouveau membre.
Nous l'appelions affectueusement "papa Frauli". Il était très
cultivé, avait beaucoup lu, et il avait tout particulièrement
une grande passion pour la musique, et si ma mémoire est juste et bonne,
il composait des œuvres pour piano. Dans son intérieur il y avait
de beaux tableaux que j'admirai.
Il avait participé en tant que poilu et brancardier à toute
la durée de la première guerre mondiale, il a été
présent à la plupart des grandes batailles, dont celle de Verdun.
Il m'en avait raconté des anecdotes très personnelles, faites
de son vécu à proximité du front et de sa fréquentation
des hommes dans les situations limites telles que les combats et l'omniprésence
de la mort. Un de ses amis proches avait été tué le premier
jour où il est arrivé au front alors que lui n'a jamais été
blessé, et cela l'interrogeait beaucoup. Autant que je m'en souvienne
il ne m'a jamais parlé de son action pour les membres de la communauté
juive persécutés pendant la seconde guerre mondiale, il était
humble et très discret. Et il m'a appris combien la culture dans tous
ses aspects est importante dans une vie. Il est juste que sa mémoire
ne soit pas oubliée car il a été un homme de bien.
Ce témoignage appelle une remarque. Que Henri Frauli ait fait toute
la première guerre mondiale, avec son cortège d'horreurs et
que, durant le conflit mondial suivant, il ait sauvé des Juifs, apparaît
d'une certaine manière comme normal, une action se plaçant dans
la continuité de l'autre. Mais est-ce tellement sûr ? Les atrocités
de la première guerre mondiale n'auraient-elles pas eu comme effet,
chez d'autres, d'émousser la sensibilité, de détruire
toute compassion envers la souffrance d'autrui ? Après tout, la plupart
des hiérarques nazis - à commencer par Hitler -
ont vécu les mêmes expériences qu'Henri Frauli.
Notes
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