DISCOURS A L'OCCASION DE L'INAUGURATION DE L'HOSPICE-HÔPITAL
ISRAÉLITE DE MULHOUSE,
PAR M. S. KLEIN,
Grand-Rabbin du Consistoire de la Circonscription du Haut-Rhin.
Le 14 Iyar 5623, 23 Mai 1863,
IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE DE CAMILLE DECKER.
1863.


MESSIEURS ET CHERS FRÈRES,

La réussite de toute entreprise, au succès de laquelle a convergé le concours de notre intelligence, de nos efforts et de notre fortune, nous procure toujours un plaisir bien vif, un certain bonheur qui est le résultat de l'action combinée du désir réalisé, du but atteint et de l'amour-propre satisfait. Mais le bonheur qui jaillit d'une bonne œuvre accomplie, découlant de sources plus pures, plus saintes de l'idée de Dieu, du sentiment de l'humanité et de la conscience du devoir, a quelque chose de sublime, de céleste et je ne sais quel pouvoir régénérateur qui purifie notre être, l'ennoblit et nous rapproche de Dieu de qui émane tout bien.

Electrisés au contact de ce foyer divin, nous nous sentons comme sollicités, comme entraînés à faire le bien ; notre désir devient plus ardent, notre volonté plus ferme et notre activité plus sérieuse, plus énergique pour tout ce qui est beau, grand, noble et généreux, vérité que nos docteurs ont enseignée en ces termes : מצוה גוררת מצוה : "Une bonne œuvre en enfante une autre." (Aboth. IV ).
Voilà, chers frères, ce que vous éprouvez„ en ce moment solennel où nous allons inaugurer et consacrer à sa pieuse destination l'institution que vous venez de fonder, au prix de tant de généreux sacrifices, de tant de persévérants efforts, avec un zèle et un dévouement qui ne se sont jamais démentis.
En ce moment, vos cœurs tressaillent de joie et d'allégresse ; de saintes et douces émotions les agitent; des passions généreuses y prennent leur élan. Car, pareille au feu dont l'intensité et l'énergie augmentent, grandissent et se développent en suivant les progrès de sa propre activité, la charité puise sa sève, sa vigueur et le principe de sa fécondité dans les bonnes oeuvres mêmes qu'elle accomplit.
Jouissez du bonheur qu'elle vous a préparé ; vous l'avez bien mérité; livrez-vous-y sans réserve; car les fêtes de la charité laissent dans les esprits de profonds et utiles souvenirs et tracent dans les cœurs de fertiles sillons qui produisent des fruits bénis pour l'humanité.

Aussi vous n'oublierez jamais, nous en avons la sainte conviction, vous n'oublierez jamais ces malheureux auxquels vous avez offert ce refuge. Vous n'oublierez jamais ces vieillards courbés sous le poids des années et des infirmités auxquels cet asile promet d'adoucir et d'embellir les jours qu'ils ont encore à passer sur cette terre. Dès aujourd'hui ils peuvent voir l'avenir sous des couleurs moins sombres et plus rassurantes. Vous n'oublierez jamais les infirmes qui viendront chercher ici des soulagements à leurs souffrances, la guérison de leurs maux ; rien de ce qui est dans le pouvoir humain ne sera négligé pour calmer leurs douleurs, relever leur courage, ranimer leurs espérances et leur rendre la force et la santé.

Car vous n'oublierez jamais qu'en ouvrant à ces infortunés les portes de cet établissement, vous avez contracté envers eux l'engagement sacré, inviolable de leur tenir lieu de la famille absente, et d'être leur Providence ici bas, et leur avez octroyé ainsi des droits réels, imprescriptibles à votre générosité; aussi seront-ils l'objet constant de vos préoccupations charitables. Vous ne les perdrez jamais de vue; car פתח תפתח את ידך לו (Deut. XV, 8), tendre une main secourable à l'indigent est un devoir qui n'est subordonné à aucune condition de temps, de lieu et de situation. Cependant vous vous en souviendrez surtout dans ces moments saillants qui font époque dans la vie, où l'âme profondément émue, le cœur frémissant sous le choc de puissantes émotions, vous lèverez vos regards vers le souverain arbitre des destinées humaines pour lui offrir le tribut de votre reconnaissance ou le sacrifice de vos larmes. Dans la prospérité vous écouterez avec bonheur cette parole descendue du ciel : que les bénédictions du Seigneur sont la récompense de la charité : כי בגלל הדבר הזה יברכך ד' אלדיך (Ibid. 10). Dans les jours de détresse brillera comme une puissante consolation, comme une sublime espérance, la conviction que les actes de bienfaisance sont des prières toujours puissantes auprès de Celui qui fait de l'amour du prochain une des premières vertus :
אשרי משכיל אל דל ביום רעה ימלטהו ה' (Ps. XLI, 1).

Chers frères, là où le devoir de la charité est si vivement senti, où les cœurs y sont si favorablement disposés et les esprits en sont si profondément convaincus, il est inutile et superflu d'insister sur sa nécessité, son importance et ses mérites. Aussi, tel n'est pas le sujet que nous nous proposons de traiter dans cette honorable assemblée, où nous constatons avec bonheur la présence de tant d'hommes d'élite animés d'un véritable esprit de tolérance et de charité. Mais nous allons rechercher l'origine et la base de la charité et en déterminer le caractère et l'étendue d'après le principe israélite. Ce sujet, outre le mérite de l'à-propos que lui donne la section de la Thora que nous avons lue hier et qui renferme ce principe sublime : ואהבת לרעך כמוך "Aime ton prochain comme toi-même", a encore celui de nous fournir l'occasion d'une autre bonne œuvre, d'un acte de charité et de piété filiale : nous essayerons d'effacer l'offense faite injustement au nom de nos ancêtres, au nom d'Israël.

Puisse le Seigneur bénir nos méditations qui ont pour but la glorification de sa sainte loi, l'union du genre humain et l'honneur du nom d'Israël.
AMEN.

צדקה תרומם גוי וחסד לאמים חטאת  "La charité élève les peuples, c'est l'opprobre des nations que d'en manquer." (Prov. IV, 34).
Chers frères,
Voilà ce qu'a dit, il y a environ vingt-sept siècles, un sage roi d'Israël. Aujourd'hui tout le monde reconnaît si bien la vérité et la portée de ces paroles et en subit tellement l'influence que, lorsqu'on parle de charité, on est sûr de faire vibrer toutes les fibres sympathiques du cœur humain et d'éveiller comme un écho magique dans toutes les intelligences. Il y a, dans tout ce qui est sacrifice et dévouement, quelque chose de séduisant, d'entrainant pour les âmes et les esprits honnêtes; parce que ces sentiments, prenant leurs sources dans les plus pressants besoins, les plus nobles instincts et les plus pures aspirations de notre nature, ont leurs germes et leurs racines dans nos cœurs, et pour peu que notre raison ne soit ni trop distraite ni trop dominée par les passions, elle ne saurait tarder de les découvrir, de les développer et de les féconder.

En effet, l'homme est né pour la société ; ses besoins physiques, moraux et intellectuels l'attestent:  la faiblesse de son enfance, la décrépitude de sa vieillesse, sa fragilité à tout âge, le besoin d'aimer et d'être aimé, le penchant irrésistible d'arracher ses pensées et ses sentiments à la solitude de son âme et de son cœur pour les faire vivre dans d'autres cœurs, dans d'autres âmes, la culture si nécessaire à son intelligence, tout révèle que sa destinée n'est pas de vivre dans l'isolement sur cette terre. Que deviendrait-il s'il restait seul dans ce vaste désert qu'on appelle le monde ? Que deviendraient ses plus nobles sentiments, ses plus généreux instincts, ses plus saintes aspirations, ses plus admirables facultés ? Tous ces germes précieux que la Providence a mis dans son cœur seraient donc condamnés à s'étioler, à se faner, à se dessécher, à s'évanouir sans rien faire fructifier ni en lui ni autour de lui !

Il est donc vrai que la sociabilité est une loi impérieuse et la première nécessité de notre nature. Aussi, en venant au monde, nous contractons envers la société une dette immense qui ne fait que grandir à mesure, que nous avançons dans la vie, et dont l'échéance est toutes les fois qu'il y a un faible à soutenir, un infortuné à consoler, un indigent à secourir, une douleur à calmer, une larme à sécher, un service à rendre soit à l'humanité en général soit à un individu en particulier. Jouissant des efforts de tous les siècles et de tous les pays, nous naissons les débiteurs de tous les pays et de tous les siècles et nous avons à acquitter envers les générations qui ne sont pas encore, la dette que nous avons contractée envers celles qui ne sont plus.

Cette vérité, devenue aujourd'hui le lait de notre enfance, nous paraît si élémentaire, si simple et si naturelle, que nous serions portés à croire qu'elle n'a jamais pu être méconnue, si l'histoire, ne se chargeait pas de nous enseigner qu'il n'en fut pas ainsi.
Au fur et à mesure que les cercles de la première famille, en s'élargissant, s'éloignèrent de leur centre, de nouveaux besoins enfantèrent des passions nouvelles qui brisèrent les liens de parenté devenus, par leur extension, trop faibles pour les contenir. La société primitive, ébranlée dans ses fondements, s'écroula avec un fracas qui couvrit les dernières vibrations de l'ancienne harmonie, et de ses décombres surgirent de nombreuses sociétés nouvelles, étrangères, antipathiques et hostiles les unes aux autres.Cimentée chacune par les liens étroits d'une parenté plus rapprochée et plus encore par une communauté de besoins, de goûts, de mœurs, d'habitudes et de langage, la répulsion des unes pour les autres suivit la marche progressive de leur propre cohésion; plus l'union des membres d'une même société devint solide, intime, plus la ligne de démarcation entre les sociétés différentes, se dessina large, béante, profonde.
La sociabilité, il est vrai, resta toujours un élément moral très-actif dans l'esprit humain, mais, se mouvant dans un cercle excessivement restreint, elle devint plutôt un agent de discorde qu'un motif d'union en donnant naissance à une passion nouvelle, aussi généreuse dans son principe que funeste dans son application trop exclusive.

L'amour de la patrie, passion prédominante des anciens peuples, absorbait toutes leurs forces vitales, tous leurs nobles instincts, tout principe de justice, d'équité et de bienveillance. N'allez pas chercher chez eux le sentiment de la charité, il n'existait pas, il ne pouvait pas exister. Ils s'étaient tellement identifiés avec le sol de la patrie qu'il leur fut impossible de s'élever à la conception de l'idée d'un lien commun qui unit l'humanité. Et où auraient-ils pu s'en inspirer ? Leur ciel comme leur terre tendait plutôt à désunir les peuples qu'à les fraterniser. Petites peuplades dont le territoire était excessivement circonscrit, les frontières de leur pays servirent de limites à leurs affections, à leurs obligations. Les divinités dont leur imagination avait peuplé le ciel, reflétaient les jalousies, les haines, les inimitiés, les luttes, en un mot, toutes les passions de la terre.

Alors vint la religion israélite qui opéra dans le monde une révolution dont nous voyons les effets survivre après plus de trente siècles qui se sont depuis écoulés. Dieu se révéla comme le seul créateur de tout ce qui existe, comme le père commun de tous les hommes. Il fit connaître que tous ont une même origine sur la terre comme dans le ciel; qu'ils sont tous frères ; qu'une même destinée les attend tous, à moins qu'ils ne ravalent en eux l'image de Dieu dont ils portent l'empreinte. Et l'alliance de l'humanité fut de nouveau conclue, et scellée avec les liens d'une communauté d'origine et de fin. Israël devint le dépositaire de ce pacte de famille, le pontife de cette religion sublime et bienfaisante qui sanctifie toutes les actions de l'homme par la justice et l'amour, et qui prescrit, par dessus tout, après l'amour de Dieu, et au nom de cet amour, la loi de charité à laquelle il ne suffit pas de respecter la vie, les biens et l'honneur des hommes, mais qui exige qu'on les considère tous comme frères, qu'on les aime, qu'on les traite en frères et qu'on ne leur témoigne que sympathie, dévouement et miséricorde.

Cette sublime loi, véritable ciment de la société et principe fondamental de toute morale, unique palladium de l’humanité, résumée dans ces paroles simples et accessibles à toutes les intelligences que nous avons lues hier : ואהבת לרעך כמוך "Aime ton prochain comme toi-même." (Lév. XIX, 18), se reproduit sur chaque page de notre divin et immortel code et préside à toute prescription de justice, d'équité et de bienfaisance.

Depuis, le monde a souvent changé de face, de nombreux systèmes philosophiques et religieux se sont fait jour, mais aucun n'a trouvé un principe aussi concis et en même temps aussi large et fécond que celui formulé par le Judaïsme, et s'il est vrai que
 צדקה תורמת גוי "la charité élève les peuples"
Israël peut lever haut la tète; il a un titre réel, incontestable à la considération, à l'estime des nations : il leur a fourni à toutes le principe de charité.
C'est là une vérité que nous pouvons dire sans crainte d'offusquer la susceptibilité religieuse de personne; car toutes les religions du monde civilisé se font gloire de s'appuyer sur notre divine Thora et proclament que le salut vient d'Israël.

Mais, chose étonnante, étrange destinée de la religion israélite, qui est bien de nature à nous rendre circonspects et à nous préserver de jugements téméraires: cette religion qui, la première, a enseigné au monde la confraternité des peuples, fut celle qui eut le plus à souffrir de la part des peuples, sous prétexte qu'elle ignorait les lois de justice et d'amour dont cependant elle est l'apparition la plus élevée, la plus éclatante.
En vain, les textes les plus formels protestent contre cette injuste accusation, ses adversaires aimaient mieux faire violence aux textes que de se rendre à  la vérité. Faisait-on rayonner à leurs yeux ce précepte si clair: ואהבת לרעך כמוך "Aime ton prochain comme toi-même," ils s'obstinaient à soutenir avec cette assurance qui semble n'être l'apanage que de la vérité, que l'israélite ne se croit obligé qu'envers son coreligionnaire que seul il regarde comme אח, frère et comme רע, prochain. Comme si maint passage de l'Ecriture-Sainte ne démontrait pas que ces expressions ont un sens général; comme si, à côté du précepte dont nous venons de parler, le doigt de Dieu n'avait pas tracé ces mots:
כאזרח  מכם יהיה לכם הגר הגר אתכם ואהבת לו כמוך כי גרים הייתם בארץ מצרים , "L'étranger qui séjournera parmi vous vous sera comme l'indigène ; que chacun l'aime comme soi-même; car vous aussi, vous avez été étrangers en Egypte" (Lev. XIX, 34). Comme si, quelques chapitres après, on ne lisait pas: וכי ימוך אחיך ומטה ידו עמך והחזקת בו גר ותושב וחי עמך "Si la fortune de ton frère décline et qu'il laisse tomber les bras il faut le soutenir pour qu'il puisse vivre avec toi, qu'il soit étranger ou habitant du pays." (Ibid. XXV, 35). Comme enfin si, toutes les fois que l'Ecriture-Sainte recommande particulièrement, à notre bienveillance ceux que leur état d'abandon rend plus intéressants, plus dignes de notre compassion, l'étranger n'était pas spécialement mentionné. On ne fit aucune attention à tous ces témoignages; car quand on ne veut pas se rendre à l'évidence, ne pouvant pas y résister, on s'en détourne.

Il faut cependant le dire, les circonstances qui avaient donné naissance à cette fatale erreur, ont été suivies d'autres qui contribuèrent à la perpétuer, à la propager.
Israël, par la force des choses, a dû être, non seulement inconnu, mais encore méconnu : l'antiquité n'était pas encore mûre pour le comprendre; et, lorsque la lumière se fit, peu à peu, dans les esprits, ce malheureux peuple était déjà devenu, à force de souffrances et d’humiliations, tellement méconnaissable et paraissait si peu digne d'attention qu'on ne daignait pas même chercher à le connaître.

Essentiellement agricole et adonné au soin des troupeaux, aussi longtemps qu'il figurait sur le tableau des nations, Israël était fort peu en contact avec le reste de l'humanité, dont le séparaient d'ailleurs la sublimité de ses dogmes, la sagesse de ses lois, l'austérité de ses mœurs, la sainteté de ses principes et la hauteur de ses espérances dont l'ensemble des traits vigoureux se refléta dans sa littérature et lui imprima le cachet de divinité, de moralité et d'éternité, vérités qui dépassaient la conception de ses contemporains. Et comment aurait-il pu être compris de ces hommes d'alors dont les idées ne s'étendaient pas au-delà de l'horizon du monde visible, et qui ne connaissaient d'autre autorité que la force brutale, d'autres plaisirs que ceux des sens, d'autres aspirations que le bonheur terrestre, d'autre littérature que l'expression du monde extérieur avec ses accidents et ses charmes ni d'autres divinités enfin que celles faites à leur image, c'est-à-dire, l'incarnation de toutes leurs passions, de tous leurs défauts et de toutes leurs faiblesses.

Ce n'est pas à dire que, du foyer brillant dont Israël était gardien, n'aient jailli de nombreuses étincelles qui se répandaient dans le monde païen mais les esprits éminents qui en furent éclairés, étaient obligés d'en dérober la divine clarté au vulgaire, d'en dissimuler l'origine, d'en altérer même le caractère pour transiger avec les idées reçues et attendre de l'action bienfaisante du temps la dissolution de cette combinaison hétérogène et le libre développement des éléments précieux et salutaires. C'est ainsi qu'Israël, tout en devenant le bienfaiteur du genre humain, n'en fut pas connu sous ce rapport.
Expulsé de sa patrie par les armes victorieuses du peuple romain, tramé à la suite du char triomphal, la tête baissée, les pieds meurtris, les mains chargées de chaînes, il eut à subir des humiliations d'autant plus écrasantes qu'il avait fait une plus opiniâtre et plus héroïque résistance.
Attendez quelque temps, laissez disparaître les souvenirs et les animosités de la lutte, et vous verrez, sous les pieds de ces infortunés, s'ouvrir un nouvel abîme pour vomir ces lois iniques, inhumaines qui leur interdirent toute participation à la vie sociale, toute carrière honorable, tout art libéral, toute profession honnête, toute occupation utile, tout commerce d'estime et d'amitié avec le reste du genre humain.
Triste spectacle que présentait le monde d'alors ! le cancer de l'arbitraire, de l'ignorance et de la cruauté, avec toute son infernale progéniture, rongeait le cœur de l'humanité. Sauf quelques puissants privilégiés, le reste du genre humain gémissait sous les brûlantes morsures de la misère, des privations et d'affreux déchirements. Car, là où les principes de justice et de fraternité sont attaqués dans leurs racines, Dieu détourne sa face avec indignation et jamais, sur ce sol maudit, privé de la rosée du ciel, ne s'élèvera de moisson bénie pour les hommes.

Cependant les générations se sont succédé, et, voyant ces malheureux proscrits avec toute la frénésie de la haine fraternelle, écrasés sous le poids d'un mépris séculaire, retranchés de la société comme des membres gangrenés, mis au ban des nations et relégués dans des quartiers infects comme des maudits dont le contact est pernicieux, elles ont continué de les accabler de leur haine et de leur mépris et d'exécrer comme bourreaux ceux qu'elles auraient dû plaindre comme victimes. C'est que remonter des effets à la cause n'est pas l'affaire du vulgaire; chez les hommes ordinaires l'esprit est paresseux ; rechercher, examiner, vérifier, méditer, approfondir, est pour eux une trop lourde tâche qu'ils aiment trouver toute faite. Aussi subissent-ils facilement les opinions et les idées reçues et acceptent surtout comme vérités incontestables les jugements justifiés par les apparences. C'est ainsi que l'injustice appela l'injustice, que le mépris grossit le mépris, que la haine de la génération naissante s'alluma à celle de la génération éteinte, et que ce peuple qui avait brillé "comme les astres du ciel" : ככוכבי השמים fut foulé aux pieds : כעפר הארץ, "comme la poussière de la terre," et la parole du prophète s'accomplit : "l'éclat de l'or pur fut terni .... les enfants de Sion furent dédaignés comme des vases d'argile..... et leur extérieur devint plus noir que le charbon"    איכה יועם זהב ...בני ציון ...נחשבו לנבלי חרש...חשן משחור תארם (Lam. IV).


Habitants de cette cité industrieuse, vous qui, par votre intelligence et vos labeurs, avez su, en si peu de temps, élever si haut sa réputation et lui conquérir une place si distinguée parmi ses aînées, vous connaissez tous, vous utilisez et vous bénissez, comme un élément de votre prospérité, ces pierres noires cachées dans les entrailles de la terre. Cependant, sous leur forme actuelle, quel œil y découvre ces arbres majestueux, pleins de sève et de vigueur, qui jadis étendaient au loin leurs superbes rameaux, élevaient au ciel leurs cimes altières, parfumaient la terre de leur délicieux arome, réjouissaient la vue par leurs fleurs et leur verdure et prodiguaient peut- être au voyageur fatigué les bienfaits de leurs doux fruits et de leurs frais ombrages ? Un cataclysme les a déracinés et précipités dans l'abîme; couverts de terre, privés d'air et de soleil, leur couleur s'est évanouie, leur forme s'est altérée, leur sève s'est desséchée, leur fécondité s'est tarie, et enfin, ils se sont transformés en ces pierres qui, en absorbant toutes les lumières, toutes les couleurs, ne présentent plus à l'œil qu'ombres et ténèbres.

Depuis, de nombreuses générations ont passé sur ces pierres sans ce soucier de ce qu'elles ont été, sans se préoccuper de ce qu'elles seront, sans soupçonner qu'en elles réside cette force prodigieusement bienfaisante qui éclaire, chauffe et vivifie le monde, rapproche les distances et réunit les nations. Il a fallu plus d'un souffle du génie révélateur pour faire  connaître à l'humanité leur valeur, leur usage, et leurs bienfaits.

Image fidèle d'Israël qui, arraché par une affreuse catastrophe à son sol natal, bafoué, calomnié, maltraité, traqué, persécuté, défiguré par les malheurs, devint méconnaissable à tous les yeux : ואת דורו ישוחח כי נגזר מארץ החיים "qui pourrait indiquer sa race, son origine depuis qu'il a été retranché du sol vivifiant ?" (Is LIII, 8).  Cependant, malgré les atroces souffrances qui avaient terni son éclat extérieur, il sut conserver cette force qui éclaire, qui chauffe et vivifie le monde: cette sainte loi de justice et de charité, puissant levier destiné à remuer tous les cœurs, pour les rapprocher et les unir par les saints et doux liens de l'amour fraternel.

Si ce malheureux peuple n'a cependant subi qu'une transformation extérieure, si sa surface seule a été entamée et que tout le corps n'a pas été pétrifié, c'est qu'il était pourvu d'un élément vital très énergique. Au milieu des plus terribles tribulations, d'immenses consolations, de radieuses espérances, je dirai même, des joies ineffables, restèrent à ces sublimes champions de la loi sinaïque, à ces saints martyrs des principes, qui payaient souvent de leur tête leur généreuse et héroïque mission : ils avaient conscience de leur valeur, foi en Dieu et confiance dans l'avenir. Que nous importe, se disaient-ils, qu'on cherche à nous noircir au-dehors, notre beauté n'en reste pas moins impérissable : שחורה אני ונאוה   ! (Cant. I, 5.) Ne sentons-nous pas, dans nos cœurs, cette force morale qui relève les peuples: צדקה תרומם גוי ? ces principes de justice et de charité universelles, destinés à faire la conquête du monde ? Cette force survivra à nos tourments ; nos traits véritables finiront par se produire au grand jour malgré les ténèbres et les obstacles qu'on amoncelle autour de nous; car la lumière est plus puissante que les ténèbres, il est dans sa nature de les dissiper ; car la vérité est plus forte que les obstacles,
il est dans sa destinée d'en triompher.

Et cet espoir n'a pas été déçu, parce qu'il reposait sur la promesse de Dieu ; Dieu avait promis à Jacob ונברכו בך כל משפחות האדמה ובזרעך  (Gen. XXVIII,14), que ses descendants seront une source de bénédictions pour tous les peuples, et les promesses de Dieu sont infaillibles. Les principes sinaïques s'infiltrèrent peu-à-peu dans les esprits et produisirent, dans le monde, vers la fin du siècle passé, comme un immense frémissement des âmes ; liberté, fraternité furent les paroles qui sortirent de toutes les lèvres, qui remuèrent toutes les intelligences et firent tressaillir tous les cœurs. Il ne fallut que de leur souffle pour faire écrouler l'ancien état des choses sous le poids des iniquités dont il était surchargé. Le bruit de sa chute retentit jusque dans la tombe séculaire d'Israël. Sous l'haleine de l'esprit régénérateur, Israël sentit les stigmates s'effacer de son front et la vie circuler librement dans ses veines; et il secoua son linceul, oublia ses souffrances, sortit de son sépulcre, jeune et vigoureux, pour apporter aux frères qu'il avait retrouvés, le tribut de ses forces, de ses facultés et de ses vertus, le trésor de sa charité grossie de toute la puissance de son immense et éternelle gratitude.

Ne pouvons-nous pas le dire ? Les faits n'apportent-ils pas leur sanction à nos paroles ? Israël n'a-t-il pas depuis prouvé sa maturité dans toutes les carrières ? Nous n'avons pas en ce moment, à donner des développements à cette matière quelque intéressante qu'elle soit; nous n'avons à nous occuper que de la charité. Eh bien ! depuis qu'Israël jouit de la liberté de ses mouvements, y a-t-il une souffrance de près ou de loin à laquelle il soit resté impassible ? à laquelle il n'ait pas efficacement com­pâti ? Que le feu exerce ses ravages; que l'eau cause des sinistres ; que le fer fasse couler le sang et les larmes; que la stérilité de la terre enfante la disette; que la misère jaillisse de la source tarie du travail ou de la force épuisée du corps ; en un mot, que la fureur des éléments, la méchanceté des hommes ou les infirmités de la nature répandent la désolation, Israël est toujours là avec sa main secourable, avec son inépuisable charité. Jamais on ne tend vainement vers lui des mains suppliantes ; jamais on ne fait un vain appel à sa générosité. Car Israël sait qu'il se doit à tous ceux qui souffrent, sans distinction de race, de pays, d'opinion et de culte et qu'il ne saurait cesser d'être charitable sans cesser d'être israélite, sans être flétri par sa religion, sans être marqué par elle au coin de l'opprobre : וחסד לאמים חטאת “manquer de charité, c'est l'opprobre de nations."

Et cette maison, que la charité israélite vient d'élever et de consacrer au soulagement des souffrants israélites, est-ce à dire qu'elle restera fermée aux souffrants des autres cultes ? Non, telle n'est pas la pensée de ses généreux fondateurs, vous venez de l'entendre de la bouche de leur digne Président; telle ne peut pas être sa destination, car elle ne serait plus israélite. Ouverte sous les auspices de notre sainte religion, elle promet un refuge assuré, un accueil empressé et des soins dévoués à tous les infortunés auxquels des secours immédiats seraient nécessaires. Dans la mesure de ses moyens, elle rivalisera de zèle et de dévouement avec les autres établissements de bienfaisance de cette ville si éminemment charitable. Leurs portes largement ouvertes à toutes les souffrances, auraient rendu superflue la création de ce nouvel asile si les besoins physiques et matériels avaient été l'unique préoccupation de ses fondateurs.

Mais il n'en fut pas ainsi ; ses fondateurs ont été émus par des considérations d'un ordre plus élevé ; ils ont voulu donner satisfaction aux vœux de l'âme et de la conscience ; ils ont voulu répondre aux exigences légitimes du sentiment religieux. Personne n'ignore combien la tranquillité de l'âme, la paix de la conscience et la sérénité que les consolations de la religion répandent sur tout notre être favorisent la salutaire action des soins intelligents qu'on donne aux malades ; combien ces consolations soulagent les douleurs et hâtent la guérison ; combien, surtout lorsque les secours de l'art sont impuissants, elles adoucissent les angoisses de l'affreuse attente de l'heure suprême. Ce sont de véritables anges gardiens qui s'asseyent au chevet du malade pour verser un baume céleste sur ses plaies, calmer ses souffrances et lui rendre moins douloureuses les terribles luttes de l'agonie, moins poignants les regrets du départ, en jetant un pont sur l'abîme qui sépare cette vie de l'autre ; c'est au son de leurs divins accents que l'homme s'endort comme un enfant pour se trouver à son réveil entre les bras de son père céleste.

Voilà les avantages que cette maison doit assurer à nos coreligionnaires. Ici ils se soumettront sans répugnance au régime parce qu'ils le pourront sans scrupule et sans remords, les prescriptions alimentaires de la religion étant respectées. Ici leurs soupirs et leurs gémissements, pouvant s'exhaler librement dans la langue consacrée par la religion ou contractée par l'habitude, soulageront leurs poitrines oppressées. Ici les chants qui ont bercé leur enfance et qu'ils ont entendus dans tous les moments augustes et solennels de leur vie, égaieront leur solitude et leur rendront moins dur leur lit de douleur. Ici leurs prières, montant au ciel accompagnées de celles de toutes les personnes qui les entourent, feront descendre dans leurs cœurs la patience, la résignation et l'espérance. Ici enfin, l'âme se dégageant des liens terrestres pour prendre son élan vers le céleste séjour, pourra, sans  crainte de froisser d'autres convictions ou de troubler d'autres croyances, adresser, pour suprême adieu, à ceux qui restent, cette profession de foi sublime;
שמע ישראל ה' אלדינו ה' אחד "Ecoute Israël, l'Eternel, notre Dieu, est un Dieu un et unique."

Aussi, c'est autant au nom de la religion qu'au nom de l'humanité que je vous adresse mes félicitations, généreux fondateurs et soutiens de cet établissement. Vivez longtemps, vivez heureux, jouissez longtemps des doux fruits de votre bonne œuvre. Elle, qui fait aujourd'hui votre joie, sera l'ornement de votre vie, la couronne de votre bonheur, votre garantie dans la prospérité, votre appui dans les jours d'épreuves, votre force dans l'âge mûr, votre récréation dans la vieillesse, votre espérance sur les limites de vos jours et votre félicité dans l'Eternité.

Et maintenant il nous reste a appeler les bénédictions du Seigneur sur l'œuvre que vous avez fondée.
Dieu, éternelle source de bonté et de miséricorde, suprême arbitre de nos destinées, maître de la vie et de la mort, dispensateur de l'abondance et de la disette, des richesses et de la pauvreté; toi, qui élèves et qui abaisses, qui frappes et qui guéris et qui, dans ta colère, te souviens de miséricorde pour faire concourir à notre souverain bien ce qui, à nos faibles yeux, paraît le plus grand mal     ממכה עצמה מתקן רטיה, tu as créé le faible et le fort, le savant et l'ignorant, le riche et le pauvre, pour préparer, par leur rencontre, à l'un, les délices, de la générosité, à l'autre, les jouissances de la gratitude : עשיר ורש נפגשו עשה כלם ד'    (Prov. XXII, 2).
Suivant les inspirations de ta sainte loi qui nous ordonne de nous entr'aimer, de nous entr'aider, et l'impulsion des nobles instincts que tu as déposés dans nos cœurs, des hommes généreux ont, par de grands sacrifices et de louables efforts, élevé cet asile pour ceux qui gémissent sous le poids de l'âge ou des infirmités.
Au moment de le consacrer à sa pieuse destination, nous éprouvons le besoin d'élever vers toi nos regards suppliants pour appeler sur leur œuvre tes célestes bénédictions ; car seulement ce que tu bénis est béni et l'œuvre de notre main ne prospérera qu'autant que ta bienveillance lui est assurée.
Puissent tes yeux veiller jour et nuit sur cet établissement et sur ceux qui viendront y chercher des jours tranquilles, le repos de leurs fatigues, la guérison de leurs maux, la force et la santé.
Inspire à tous ceux qui s'abriteront sous ce toit hospitalier, que la charité leur a offert, la patience, la résignation et la confiance en toi.
Répands dans les cœurs des vieillards une douce sérénité, allège leur le fardeau des années et prolonge leurs jours.
Soulage les souffrants sur leurs couches, assiste-les sur leurs lits de douleur et envoie-leur une prompte guérison.
Et lorsque, d'après les décrets de ta divine Providence, sera venu le jour où se présentera le messager de l'éternité pour les transporter dans le céleste séjour, adoucis, Seigneur, adoucis la lutte du moment suprême, rends-leur facile le départ ; qu'ils quittent la terre sans amertume et sans regret, mais pleins de foi et d'espérance; que leur dernier soupir soit une aspiration vers toi, une bénédiction pour leurs bienfaiteurs.
Oui, bénis ceux qui ont organisé et créé cet établissement, bénis ceux qui l'entretiennent et lui assurent l'existence et la durée. Bénis ceux qui en ont conçu l'idée, bénis l'artiste qui en a tracé le plan, bénis les ouvriers qui en ont exécuté les travaux ; qu'eux tous se réjouissent encore longtemps de leur œuvre et se félicitent d'y avoir prêté leur concours.
Bénis ceux que leur sympathie a conduits ici pour rehausser, par leur présence, la solennité de ce jour.
Bénis cette ville charitable ; puisse-t-elle voir, de jour en jour davantage, les œuvres de bienfaisance se multiplier, se développer, grandir et prospérer dans son sein ; ce sera sa plus douce récompense.
Puissent tes bénédictions descendre sur le front de l'élu de ses frères, sur ce Prince magnanime don t la sollicitude s'étend sur tous ceux qui souffrent, dont le cœur est un trésor de sentiments nobles et généreux, dont l'exemple est une leçon permanente de charité et dont la maison est une école de bienfaisance; oui, bénis notre auguste Empereur et son auguste maison.

Bénis aussi tous ceux qui, de près ou de loin, lui aident à supporter le fardeau de la couronne, qu'ils soient dans la proximité du trône, dans les départements éloignés ou dans des pays étrangers. Bénis toute l'humanité, qu'un esprit d'amour et de fraternité unisse tous les hommes. Hâte ce jour où Sion sera rachetée par la justice, ses habitants par la charité, ce jour dont les lueurs dissiperont, comme des fantômes, le péché, la mort, les larmes et les souffrances et où ne retentiront plus d'autres cris que des cris de joie et d'allégresse, d'autres voix que des hymnes d'actions de grâces : ששון ושמחה ימצא בה תודה וקול זמרה כי נחם ד' ציון (Is. LI 3.)
Amen.

Grand Rabbin Salomon Wolf Klein


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