Bischheim était alors une communauté d'une centaine de familles, cinq cents âmes en tout. Il avait été longtemps défendu aux juifs de s'établir à Strasbourg. Ceux que leurs occupations appelaient dans la capitale, n'avaient d'autres ressources que de séjourner dans les faubourgs. Dans la vaste schule, agrémentée en outre d'un oratoire, c'était à la lueur des chandelles que chacun des fidèles fixait dans un trou ménagé à cet effet sur son pupitre que les offices étaient récités, et que Reb Joseph Wolf, le rabbin, brave homme pas très savant, discourait en jiddisch-teitsch. Un beau-frère du pédicure, Salomon Netter, se convertit et, sous le nom de Mgr Netto, devint cardinal-patriarche de Lisbonne.
Le 20 juillet 1808, l'Empereur décréta que tous les citoyens
juifs devaient prendre un nom dans un délai de trois mois. Il leur était
interdit de choisir un nom de ville ou de l'Ancien Testament. Dr. Kleine Môsché
se fit inscrire Ruben-Moïse Klein.
Le 14 octobre 1814, lui naquit un fils, qui fut appelé Chelômô-Zeêv
et inscrit Salomon Wolf Klein. Sa mère, par un voeu, le consacra au
rabbinat dès sa naissance.
Naissance d'une vocation
Dès l'âge de six ans, il commença l'étude du Talmud avec le rabbin Joseph Wolf et y apporta une intelligence et une application prodigieuses. En 1828, à 14 ans, il en savait déjà trop pour son maître. Il alla, à pied sans doute, à Dürckheim sur Haardt, près de Landau, à l'école de théologie de Reb Marx. C'était une importante pépinière du rabbinat français avant l'ouverture du Séminaire Rabbinique en 1830. Cette zone de la Rhénanie était en effet sous l'influence de la France, car, jusqu'en 1815, Landau lui avait appartenu. Après un long séjour dans le Palatinat, il regagna l'Alsace pour poursuivie ses études auprès d'Aron Lazarus, le savant rabbin de Schirrhoffen.
C'est peut-être celui-ci qui le décida à allier à sa connaissance des sujets religieux celle des disciplines profanes. Toujours est-il qu'à dix-huit ans, il se mit au travail "avec une incroyable ardeur et de rares facultés". Il prit des leçons de français, de latin et de grec, si bien qu'après deux ans, il fut capable d'entrer en seconde au lycée de Strasbourg. A cette époque, était âgé de vingt ans passés. Ses talents d'orateur furent appréciés en rhétorique, classe destinée au perfectionnement des élèves dans l'art de l'éloquence. Ses discours, tant français que latins, étaient admirables. En 1838, il avait passé son baccalauréat de philosophie. Ses connaissances littéraires n'allaient pas lui être inutiles.
Il alla encore se perfectionner dans les sciences sacrées à Colmar, chez le grand rabbin Séligmann Goudschaux (1781-1849). Celui-ci avait aussi été un enfant précoce. Il est probable qu'une tendresse particulière l'attira vers le jeune homme. C'était un homme d'un caractère méditatif et ardent, d'une sévérité douce. Il avait composé bien des ouvrages qui sont restés inédits. Voilà l'homme que Schlôme Wolf prit comme modèle et, toute sa vie, il lui voua un culte.
Durant son séjour à Colmar, Klein dut pourvoir à ses besoins - logement et pension - en donnant des leçons de français et d'hébreu. Déjà sa culture profane lui servait à quelque chose.
Etudes et premiers postes rabbiniques
En 1839, il se rendit à Metz pour obtenir le diplôme rabbinique du second degré comportant le titre de grand-rabbin. Il devait subir un examen sur toutes les matières enseignées à l'école : Bible, Talmud, Rif, Michnè-Torah, Tour, Shoulhane-Aroukh, français, allemand, latin, logique, éloquence, histoire juive, histoire de France et géographie, et soutenir une thèse sur un sujet religieux. Il apportait avec lui un certificat de bonne vie et moeurs et des diplômes de ses maîtres attestant la durée des études qu'il avait faites.
Le Séminaire dut lui faire une piètre impression. Ce n'était qu'une ancienne yeshiva modernisée. Les locaux étaient bien trop petits malgré un immeuble contigu que l'on avait loué comme annexe. A cette époque environ, la rue de l'Arsenal, - le Séminaire se trouvait au 47 de cette rue - contenait, d'après Terquem, avec les rues adjacentes, 1.331 juifs sur 1.929 habitants, dont 1.462 dans la misère. Les cabarets de bas étage y pullulaient. L'entrée de l'école était "peu décente", ses murs "lézardés", ses plafonds "étayés ou menaçant ruine". La bibliothèque n'avait aucune valeur. Schlôme Wolf dut se rappeler l'impression qu'elle lui avait faite, lorsqu'il ouvrit une Ecole rabbinique préparatoire.
Enfin, muni de son diplôme de grand rabbin, il trouva une place de rabbin communal à Biesheim, dans le Haut-Rhin, qui possédait alors près de deux cent cinquante juifs, représentant une cinquantaine de familles. C'est là que le jeune pasteur se maria avec une jeune fille d'une vingtaine d'années, Barbe-Brunette Zivy, native de l'endroit, petite fille d'un légendaire Reb Zivy. Il n'y resta d'ailleurs que deux ans.
En 1841, il était à Dürmenach. Là, il put travailler à sa Nouvelle Grammaire Hébraïque raisonnée et comparée, qui parut à Mulhouse en 1846. Ce savant ouvrage a, pour le lecteur inhabitué, le défaut d'être trop gonflé de comparaisons syntaxiques et morphologiques avec le français, le latin et le grec, d'expressions philologiques et de citations empruntées aux auteurs les plus divers.
Pendant son séjour à Dürmenach, des troubles se produisirent. Les paysans commencèrent à piller les juifs. Mais Klein avait entretenu, comme il le fit toujours, d'excellentes relations avec les ministres des autres cultes. C'est ainsi que nombre de juifs portèrent ce qu'ils avaient de plus précieux au curé, qui rendit fidèlement les dépôts, lorsque tout danger de pillage eut disparu.
En 1848, il quitta Dürmenach pour Rixheim. Cependant, il avait déjà une famille de six enfants. L'aînée était Virginie (1842-1897) qui allait épouser Théophile Eudlitz. Pour les garçons, il leur donna à côté de leur nom hébraïque un nom significatif en français : Isaïe-Théophile (1843-1907), dont la descendance est complètement éteinte aujourd'hui, Nephtalie-Théodore (1845-1902), mon grand-père, qui fut longtemps le représentant de l'orthodoxie au sein du Consistoire de Paris, Cléomène-Théophraste (1846-1914). Enfin, Judith, dite Julie (1848-1899), qui épousa plus tard le rabbin Seckel Bamberger de Francfort, et Marie (1848-1908), qui épousa le rabbin Schmuel Chajim Schüller de Bollviller.
Le traitement - entre trois cents et six cents francs par an - qu'il recevait, ne lui suffisait sûrement plus, lorsque mourut le grand rabbin Seligmann Goudschaux.
Grand Rabbin de Colmar et du Haut-Rhin
C'était une importante charge : Seize mille juifs habitaient le Haut-Rhin, dont près de neuf cents à Colmar même, qui était sous ce rapport la dixième ville en France, après Paris, Bordeaux, Metz, Strasbourg, Mulhouse, Marseille, Nancy, Saint-Esprit et Hegenheim. De grands savants l'avaient précédé dans cette chaire: Hirsch Katzenellenbogen, Simon Cahn, Séligmann Goudschaux. D'autres, d'ailleurs, devaient l'y suivre, comme Isaac Lévy, Isidore Weill et Ernest Weill.
Il faut se représenter la cérémonie solennelle d'installation : les places ajoutées, mais encore insuffisantes, la profusion de bougies répandues dans tous les coins du temple, les délégués du Consistoire en grand gala venant chercher le grand-rabbin chez lui et l'accompagnant au parvis de la synagogue où les membres du Consistoire le reçoivent, puis l'installent dans son fauteuil devant l'arche sainte, le choeur chantant Baroukh Haba et Rananou Tsadikim ; le président du Consistoire s'avançant ensuite au milieu du silence et lisant le décret présidentiel qui nommait Salomon Klein grand rabbin du Haut-Rhin, puis faisant une courte allocution, le nouveau pasteur prononçant le long sermon d'installation et sortant le Séfer, afin de prononcer la prière pour le Président de la République, enfin, après une quête, la foule s'écoulant lentement au son d'un morceau de musique.
Salomon Klein était enfin grand rabbin. Il allait pouvoir influer sur la destinée du judaïsme français qui prenait la voie de la Réforme. Il se mit aussitôt au travail.
Ses premières années à Colmar furent peut-être les plus fécondes. Outre des ouvrages philologiques et d'autres écrits en langue hébraïque, il publia les Notions élémentaires de Grammaire Hébraïque, résumé de sa grande Grammaire et, en 1851, le Guide du Traducteur du Pentateuque. Ce dernier est un livre très utile pour les fidèles de connaissances moyennes, un compromis entre un lexique et une traduction. En effet, dans chaque chapitre de la Torah, les mots difficiles - et eux seuls - sont décomposés, expliqués et traduits littéralement.
Vers 1854, il réussit à ouvrir une Ecole de Travail pour la formation professionnelle et une Ecole rabbinique préparatoire pour la formation intellectuelle de la jeunesse. A la vue de cet épanouissement du judaïsme, les autorités laïques ne purent qu'applaudir, comme le firent le Préfet et le Procureur général.
Cependant, sa famille croissait toujours : Eugénie, née en 1850, fut la femme d'Ascher Eschwege, et mourut en 1919, Zoé (1852-1896) épousa Moré Schwartzschild, Moïse-Timothée naquit en 1853, Raphaël en 1854, Palmyre en 1855 et Ruben-Eliacin en 1856.
la Conférence des grands rabbins français
Du 13 au 23 mai 1856, eut lieu la Conférence des grands rabbins français. Dès l'abord, cela ne plut pas à Klein. Quelles qualités avaient les grands rabbins de plus que les rabbins communaux ? Souvent, ceux-ci avaient même le diplôme du second degré sans avoir trouvé de poste digne de leur science, comme lui-même précédemment. D'autre part, l'Alsace était bien plus pieuse que le reste de la France et c'était la province où se trouvait le plus grand nombre de juifs. Et elle n'avait sur neuf, que deux représentants. Il prit part cependant à la conférence, car on lui avait dit que l'on discuterait sans prendre de décisions.
La première séance eut lieu le mardi 13 mai, à une heure de l'après-midi, en présence de Salomon Ulmann, grand rabbin de France, de Lazare Isidor, grand rabbin de Paris, d'Arnaud Aron de Strasbourg, des deux frères Marx, fils du Rav de Dürckheim, l'un grands rabbins de Bordeaux, l'autre de Bayonne, et d'Isaac Libermann, grand rabbin de Nancy, en dehors de Klein. Le rabbin Trénel, secrétaire de la Conférence et l'orientaliste Salomon Munis, secrétaire du Consistoire Central, y assistaient en outre. Les débats sur les questions du programme furent ajournés, vu le retard - excusé - des grands rabbins de Marseille et d'Alger. On ne fit que lire le procès-verbal des Conférences rabbiniques du Haut-Rhin et de celles du Bas-Rhin et des lettres des rabbins communaux donnant leur avis sur les questions du programme et la séance fut levée à trois heures.
Le surlendemain, 15 mai, à midi et demie, tout le monde se trouvait là, y compris Cahen de Marseille et Weill d'Alger. Le grand rabbin de France, président de la Conférence, prononça une allocution qui fortifia l'erreur dans l'esprit du grand rabbin de Colmar. En effet, il appuya sur le fait que la Conférence n'était pas un synode, et qu'elle n'avait été convoquée que dans l'intention de fournir aux grands rabbins des "éclaircissements réciproques" et des "échanges d'idées", Le vieux grand rabbin de Metz, Lambert, s'excusa par lettre, vu son grand âge et son état de santé - il était aveugle - de ne pouvoir assister à cette réunion. Un appui de moins, si débile fût-il, pour les orthodoxes !
On décida de délibérer à la simple majorité. Mais pour ne contraindre personne, on accepta "que la question d'opportunité fut toujours réservée". Déjà, pour la première question, celle des Piyoutim, poésies d'une époque assez récente intercalées dans l'office, une discussion s'éleva. Il y avait, d'une part, Klein et Libermann - et encore ce dernier était timide et prudent - et, contre eux, tous les autres. On résolut malgré eux de les réviser, sous réserves toutefois d'une approbation du grand rabbin dans sa circonscription. La séance ne se termina qu'à cinq heures.
Le 16, deux questions anodines sont à l'ordre du jour, le dimanche 18, au matin, une autre sans grande importance. Le 19, les grands rabbins visitèrent les grandes institutions consistoriales et adoptèrent dans l'après-midi un projet de réglementation intérieure. Le 20 mai, ils parcoururent l'hôpital de Rothschild, puis assistèrent à un dîner que leur offrait le président du Consistoire Central. A l'issue de ce dîner, raconte-t-on, le baron de Rothschild, partisan fervent de l'introduction de l'orgue, et craignant pour sa majorité, s'avança vers Schlôme Wolf. "Monsieur le grand-rabbin, lui dit-il, vous allez prendre ma voiture, je vous conduirai à votre hôtel". Mais celui-ci lui répondit : "Non, Monsieur le Baron, je vous remercie de votre bienveillance, mais il est écrit dans la Bible : Lô darkhékhêvt derakhoy. Vos chemins ne sont pas les miens."
Le lendemain, mercredi 21 mai, à partir de midi et demie, eut lieu
la discussion sur la cérémonie des relevailles. Cette innovation,
qui n'a rien de juif, voulait qu'à cette occasion on amenât au
temple, pour les bénir, les enfants des deux sexes. La majorité
l'approuva. Encouragés, les rabbins réformistes mirent sur le
tapis la question de l'orgue, non prévue au programme. La Conférence
adopta à ce sujet un texte mitigé : "La Conférence,
tout en déplorant la tendance à entourer les cérémonies
religieuses d'une pompe très peu compatible avec le caractère
de simplicité qui distingue le culte israélite, déclare
qu'au point de vue doctrinal : il est permis d'introduire l'orgue dans les
temples et de la faire toucher, les jours de Shabath et fêtes, par un
non-israélite. Toutefois, l'établissement de l'orgue dans les
synagogues ne pourra avoir lieu qu'avec l'autorisation du grand rabbin de
la Circonscription, sur la demande du rabbin communal du ressort."
C'était pourtant un triomphe pour la Réforme.
Quant aux deux derniers jours, le 22 et le 23 mai, ils furent employés à régler des questions que la minorité approuva.
Nul n'est prophète dans sa ville
Le 7 octobre 1856, Schlôme Wolf envoya dans sa circonscription une lettre pastorale, dans laquelle il défendait son attitude au cours de la Conférence. En même temps, il fut parmi les animateurs de la Commission des Conservateurs du Judaïsme, qui fut fondée à ce moment pour protester contre les dangereuses réformes que l'on voulait introduire.
Le Consistoire central décida de demander au Ministre sa suspension pour un mois, malgré l'intervention du grand rabbin de France Salomon Ulmann. Celui-ci envoya au grand rabbin de Colmar une lettre admirable dont voici un passage : "Ils ont décidé à la majorité des voix qu'on demandera au Ministre votre suspension pour un mois. Moi, j'ai souffert : je suis devenu malade à cause de cela; mais je n'ai pas réussi à ouvrir les yeux à des aveugles qui ne veulent pas voir et qui, comme la vipère, ferment les oreilles pour ne pas entendre les paroles des justes. Maintenant vous saurez ce que vous avez à faire pour échapper aux pièges et aux filets des artisans de l'iniquité. Je prie D. qui sait tout, de vous procurer secours et délivrance d'un autre endroit." D'ailleurs, leur entreprise échoua.
Pour ne pas rester en arrière, le Consistoire de Colmar, dont l'esprit avait changé grâce à. l'élection de trois nouveaux membres, se livra contre Klein à des grossièretés inouïes. Un jour, il demanda de voir certains documents administratifs au bureau du Consistoire. On le lui refusa. Le commissaire, délégué consistorial, lui enleva la place d'honneur qu'il occupait à la Synagogue. C'est alors que mourut son fils Ruben-Eliacin. La communauté, plus humaine que ses dirigeants, protesta à cette occasion contre toutes les mesures dont son grand rabbin était victime. Mais, après la semaine de deuil, malgré toute l'indignation qu'il devait ressentir, il engagea ses ouailles à la paix. On le chicana pour des questions d'argent. On lui interdit ensuite d'afficher au temple des communications rabbiniques. De toute part, on chercha à torpiller l'Ecole rabbinique préparatoire.
Malgré tout, il ne se découragea pas et poursuivit son oeuvre. D'ailleurs, il faut croire que tout s'arrangera, car plus tard, le grand rabbin et le président du Consistoire s'entendirent très bien.
Le rabbin et l'essayiste
Dix ans encore, il travailla, sans répit.
En 1863, il a quatorze enfants, sans compter celui qui est décédé. Angélique (1858-1891) épousa Siegfried Frenkel, Jules (1859-1921), qui habita Bischheim, fut par la suite, jusqu'à sa mort, membre du Consistoire du Bas-Rhin, et la plus jeune, Flore, née en 1863, épousa le rabbin Salomon Kohn, qui fut mêlé à un procès assez retentissant à son époque (ignorant la loi française, il s'était marié religieusement avec une jeune fille russe, dont la famille, pour des raisons sociales et financières, exigea l'annulation de cette union, créant ainsi un scandale dans l'atmosphère anticléricale d'avant 1914). Elle mourut à Paris pendant l'occupation. L'actuelle jeune rabbine de Dornach est sa petite-fille.
Ce qui caractérisait avant tout Salomon Klein, c'était son intelligence profonde, intelligence qui lui permit de devenir, après avoir négligé jusqu'à dix-huit ans les études profanes, un savant dans ces sciences mêmes qu'il avait ignorées. Il était d'une logique serrée dans les discussions, posant clairement chaque point du problème à traiter, comme par exemple dans sa lettre pastorale de 1856.
Pour défendre la religion, il était d'une ténacité indomptable, qui allait de pair avec son ardeur à la tâche. Cette opiniâtreté dans la polémique, il la légua à son deuxième fils, à mon grand-père, qui ne s'avoua jamais vaincu dans une querelle religieuse, parce qu'il savait qu'il avait raison. D'aucuns l'ont qualifié de "fanatique", d' "obscurantiste". C'était le langage habituel des Archives, le journal libéral. Au contraire, jamais juif n'entretint de meilleurs rapports avec les chrétiens. Le premier Président de la Cour impériale le tenait en haute estime. Lorsqu'on apprit en Europe que l'on opprimait les chrétiens de Syrie, Klein, plein d'humanité pour ses frères quels qu'ils fussent, publia une lettre en faveur des victimes, au sujet de laquelle le Siècle écrivit : " Il faut le dire, parce que cela est vrai, voilà le véritable langage évangélique, voilà la vraie charité".
En outre, par suite de son désintéressement, il en arriva à perdre, en publiant ses livres à ses frais, autant qu'il eût pu gagner en sollicitant des souscriptions. Il ne trouvait pas cela digne de son rabbinat : ce ne devait pas être un métier, mais un sacerdoce. Jamais il ne demanda de secours et ne tarifa jamais les enterrements, les prières spéciales et les autres dépendances de sa charge.
Nonobstant tous les malheurs qui l'assaillaient, toutes les inimitiés qui l'entouraient, sa bonne humeur ne le quittait jamais. Tous les vieux alsaciens connaissent des histoires sur Reb Schlôme Wolf. Il en court encore par dizaines, dont un grand nombre doivent être authentiques. Une des plus amusantes est celle du serrurier de Colmar qui voulait à tout prix faire l'office de Neïla. Pour le rebuter sans le froisser, le grand-rabbin lui aurait dit en souriant : "Tu veux prier Neïla, toi ? Mais comment pourras-tu dire le plus important : Pessa'h lanou sha'ar. (Ouvre-nous la porte) ? Le Bon D. se moquera de toi. Ouvre-la toi-même, dira-t-il, puisque tu es serrurier."
Il travaillait intensément. D'abord, le ministère habituel du rabbin : la surveillance de la cacherouth, l'enseignement religieux qu'il donnait à de nombreux élèves, les mariages, les décès, les divorces, les enterrements, la réponse aux sheélôth (questions de jursiprudence rabbinique), les tournées pastorales pour faire des quêtes dans toute sa circonscription en faveur des pauvres et des écoles qu'il avait fondées, les visites, les sermons et les lettres pastorales qu'il fallait faire imprimer, format journal, et envoyer dans toute la circonscription ; ce mode de communication, qui n'existe plus guère, était très employé à cette époque par tous les grands rabbins. Quelque temps, Klein eut, outre la charge du grand rabbinat, celle de la présidence du Consistoire; mais il fallut l'en décharger sur sa propre demande.
A la maison, il devait s'occuper de l'éducation de ses nombreux enfants. Et dès qu'il avait un moment de libre, il se mettait à la rédaction de ses ouvrages. Son style est emphatique, mais plein de chaleur ; ses phrases sont périodiques, cicéroniennes. Un souffle de vigueur, d'énergie, de force transpire dans ces morceaux d'éloquence, tantôt indignés, tantôt calmes, mais toujours pénétrants et convaincants. Voici un de ses plus beaux passages où ces défauts communs à toute l'éloquence contemporaine sont aussi visibles que ces qualités qui lui sont plus personnelles, dans un article de l'Univers qui s'intitule Patrie et Religion : "Il est vrai que des esprits imbus d'anciens préjugés, incapables de s'élever à la hauteur de l'époque, et voyant avec rage les progrès de la civilisation, qui, en renversant les tristes barrières qui séparaient l'homme de l'homme, vient réparer les injustices de plusieurs siècles dont Israël était victime; des esprits chagrins qui voient avec douleur Israël développer ses facultés longtemps retenues captives, et entrer dans tous les rangs de la société, veulent enrayer le char de la justice, de la rai-son et de l'humanité et arrêter les bonnes dispositions qui se manifestent de jour en jour davantage en faveur des membres de cette nation, si longtemps courbée sous le poids du fanatisme et de l'intolérance, en présentant les croyances messianiques comme un obstacle à leur émancipation, et en prétendant que l'espoir d'un rétablissement à Jérusalem rend les israélites indifférents à la prospérité des pays qu'ils habitent, et que l'amour qu'ils nourrissent pour leur patrie religieuse nuit à l'amour qu'ils doivent avoir pour le sol qui les a vus naître et dont les lois les protègent. " Il écrivait de nombreux autres articles dans l'Univers, dont le directeur, Simon Bloch, était son partisan acharné.
Le grand rabbin de Colmar a composé de multiples ouvrages en hébreu, les grammaires que j'ai déjà mentionnées, un Cours de thèmes et versions hébraïques ; le Judaïsme ou la vérité sur le Talmud, que tout Israélite devrait avoir lu, pour savoir défendre sa religion comme Klein la défendit contre Louis Veuillot. Le Judaïsme et la Civilisation ; Les attaques contre la Bible ; Le Judaïsme et Monsieur Renan et Le véritable Esprit du Judaïsme - ses deux derniers manuscrits - où il répond à d'autres critiques ; et Défense du Judaïsme et des Israélites contre les attaques de Monsieur Delaunay. Il a réuni quelques-unes de ses lettres pastorales et quelques-uns de ses discours dans une forte brochure.
Tout cela forme un solide monument à la gloire du judaïsme, qui méritait de n'être pas oublié avec le temps, mais la fatigue qu'ils causèrent usa prématurément le jeune pasteur.
Orthodoxie et réformisme
En 1866, mourut à l'âge de soixante ans le grand rabbin de France Salomon Ulmann. On invita de plusieurs côtés le grand rabbin de Colmar, à cause de sa grande science, à se présenter à ce poste. Tout le monde l'admirait et l'estimait, mais personne au Consistoire Central ne tenait à se placer sous le joug de la stricte orthodoxie. Franck, membre de l'Institut et du Consistoire, édita une brochure de propagande qui s'exprimait à peu près en ces termes : "Parmi tous les candidats, il en est un qui se distingue au premier abord par son érudition, sa piété, sa délicatesse, son intelligence, etc. C'est M. le grand rabbin Klein. Mais nous ne pouvons pas voter pour lui. Passons donc aux mérites des autres candidats... " Les Archives luttaient ardemment contre lui, 1' Univers défendait avec acharnement sa candidature. Mais le grand rabbin de Paris Lazare Isidor, fut élu. Il avait passé immédiatement de Phalsbourg à Paris, à cause de son héroïque refus de faire prêter le serment more judaïco qui fut aboli grâce à lui et c'était en souvenir de sa noble attitude qu'on l'élevait au poste le plus élevé du rabbinat français.
Adolphe Crémieux, homme courageux et franc, qui protégea ses
coreligionnaires jusqu'au sein du gouvernement, avait été au
premier rang des adversaires de Klein. Il l'estimait cependant grandement.
Un jour, Schlôme Wolf lui fit remarquer qu'il y avait lieu de prendre
des mesures pour enrayer la transgression du Shabath. Crémieux lui
répondit que "les nécessités de la vie moderne"
excusaient cette faute dans certains cas. Alors, Reb Schlôme lui répondit
:
- Croyez-vous à l'émanation divine des dix commandements, telle
que l'Histoire sainte nous la raconte ?"
- Mais oui, répliqua Crémieux.
- Mettons, continue le grand rabbin, que la serrure de votre coffre-fort soit
cassée, que vous fassiez venir un serrurier juif pour la réparer,
qu'il vienne un samedi matin, qu'il parvienne à ouvrir la serrure et
qu'en partant, il dérobe un sac d'écus. Que ferez-vous ?"
—
- Je le ferai arrêter pour vol, dit Crémieux.
- Et vous ne prendrez aucune mesure pour ce qu'il a travaillé le Shabath
?
- Mais, c'est tout autre chose !
- Comment, s'écria Schlôme Wolf, le vol et la transgression du
Shabath ne sont-ils pas interdits au même titre par les dix commandements
dont vous reconnaissez l'origine divine ?
Crémieux s'avoua vaincu et, en souvenir d'amitié, il fit don
à Schlôme Wolf d'une montre en or.
L'hommage de Samson-Raphaël Hirsch
Sa fin fut assombrie par de nombreux malheurs. Le 11 Eloul 5623 (1863) mourut
son fils Moïse-Timothée et en 1865, à la même date,
jour pour jour, sa fille Palmyre, tous les deux à l'âge de dix
ans. D'autre part, les attaques du Consistoire réussirent à
faire fermer les écoles qu'il avait fondées. La destruction
de son oeuvre eut sur sa santé de graves répercussions. "Cet
unique événement, dit Hirsch, a brisé le coeur de cet
homme." Le 12 novembre 1867, il mourait prématurément à
l'âge de cinquante-trois ans.
On le regretta dans tous les milieux.
Deux jours après sa mort, le rabbin de la Société Culturelle
Israélite de Francfort, Samson-Raphaël Hirsch, fit à sa communauté
entre l'office de l'après-midi et l'office du soir un panégyrique
de Salomon Klein, Un éloge si enthousiaste et si pathétique de
la part de la personnalité la plus en vue du judaïsme traditionnel
du 19ème siècle, c'était une véritable apothéose.
Il faut se représenter Hirsch en chaire, "cette tête léonine,
couronnée d'une auréole de cheveux blancs se mariant à
un teint mâle et chaudement coloré, ce front élevé
d'une auguste sérénité, abritant deux yeux noirs et brillants
qui s'arrêtent un instant sur l'immense auditoire, ému, suspendu
aux lèvres de l'orateur, sa voix, tour à tour superbe comme l'orage,
douce comme une mélopée antique, qui s'empare de l'auditeur et
fait luire à ses yeux, inondés d'une lumière éclatante,
les vérités sublimes de notre Sainte religion"
comme s'exprime un journaliste contemporain, il faut, dis-je, se représenter
Hirsch en chaire pour s'imaginer quelle consécration de l'oeuvre de
Salomon Wolf Klein était un tel discours d'un si prestigieux orateur.
Textes du grand rabbin Salomon Klein sur notre site :