En 1818, lorsque la communauté écrit au préfet pour solliciter, conformément à la loi, une autorisation pour la nouvelle synagogue qu'elle est en train de construire (2), elle justifie en effet sa demande par l'ancienneté de la communauté : "l'établissement des israélites audit Ennery est très ancien, ainsi que leur synagogue, ce qui est prouvé par un extrait de l'Histoire de Metz ci-joint, en date 23 septembre 1653 qui constate l'existence d'un temple pour la réunion de prière. Ils ont toujours tenu leur assemblée de prière dans une maison à ce destinée, et celle qui existait jusqu'à ce jour sert au moins depuis 70 à 80 ans" (c'est-à-dire 1740 ou 1750).
Succédant à plusieurs édifices antérieurs (au minimum deux mais sans doute plus), la synagogue actuelle, utilisée jusqu'à la seconde guerre mondiale, est donc le fruit d'une longue lignée dont nous nous proposons ici de retracer les principales étapes.
Le passage qui nous occupe se trouve dans le livre IV, p. 101 à 104. Il fait suite à une brève évocation de l'histoire des juifs messins depuis 1567 (énumération assez sèche des autorisations, règlements, dénombrements, mesures contre l'usure…). Seul document transcrit dans le cours du texte, la description de la synagogue d'Ennery a été retenue pour sa précision sous l'intitulé "Usage des juifs répandus dans le pays messin, 1653", les deux religieux expliquant : "nous ne pouvons rien rapporter de plus sûr à cet égard, que l'enquête juridique qui en a été faite en 1653. Comme, elle peut servir de titre aux seigneurs et aux habitants, en voici le verbal entier" … ils ne savaient pas si bien dire !
Une visite à Ennery de deux jours a en effet été effectuée les 23 et 24 septembre 1653 par Antoine Andry, conseiller du Roi au baillage de Metz, à la demande du gouverneur militaire de Metz (5). Le texte ne dit rien sur les motivations de cette enquête, apparemment commanditée six semaines à peine après l'ouverture de cette synagogue, événement insolite sinon scandaleux aux yeux de la majorité chrétienne de l'époque. Sans doute est-elle justifiée par un souci de vérifier si elle ne trouble pas l'ordre public et répond bien à une autorisation du seigneur du lieu, ce qui est effectivement le cas. On ajoutera que le village d'Ennery constituant le principal site fortifié aux alentours de Metz, son château est occupé de manière plus ou moins permanente depuis la prise de Metz en 1552 par une garnison française, cette dernière étant placée sous l'autorité d'un capitaine en même temps seigneur du lieu. Si l'accueil de juifs à Ennery n'est sans doute pas étranger à cette occupation militaire, il est naturel que le gouverneur s'intéresse de près à ce qui s'y passe (6).
Parvenu à Ennery, le jour de "la fête des trompettes", sans doute Rosh Hashana, l'enquêteur se dirige d'abord vers le château pour interroger le sieur de Sancé, capitaine et seigneur du lieu (7). Puis, ce dernier étant absent, il se rend chez le maire, Nicolas Maché. Celui-ci arrive bientôt avec deux de ses mainbourgs (adjoints) Jean Le Grand et Frédéric Virion qui font leur déposition sous serment. Antoine Andry fait ensuite vérifier et compléter ces premières déclarations par deux habitants du village. Le lendemain, averti que les juifs sont justement réunis dans leur synagogue pour la prière du matin, il s'y rend pour constater de visu à quoi ressemble ce lieu de culte et interroge directement quatre d'entre eux. L'ensemble des déclarations, est en dépit de quelques répétitions, scrupuleusement retranscrit, apportant une description très précise de la vie de la communauté et de sa synagogue. Les informations données semblent à la fois cohérentes et impartiales même si l'on y rencontre quelques approximations assez savoureuses, aujourd'hui, dans la description du culte : "fête des trompettes", "tables de Moyse", "cabinet ou tabernacle", "cierges" (8) !
Il en ressort que les juifs sont anciennement établis dans le village, "depuis plusieurs années" selon le maire, "plus de soixante ans" (c'est-à-dire 1590 environ) selon les juifs, l'autorisation officielle des trois premières familles remontant comme nous le savons par ailleurs au 4 juin 1608 (9). Selon le premier, si "lesdits juifs aident à payer suivant leur facultés, les contributions et dettes de la communauté du village" c'est-à-dire les impôts communs, "chaque chef de famille donne par an audit sieur de Sancé, dix-huit francs messins, par forme de reconnoissance, à cause qu'il est seigneur dudit village d'Ennery, et pour le droit du four banal"… doux euphémisme pour désigner une taxe aussi discrétionnaire qu'élevée. Tous s'accordent à dire qu'il n'y a que "six semaines seulement qu'ils ont commencé de s'assembler pour faire leur prière en public et ont fait accommoder une Synagogue pour cet effet, au milieu du village" car ils n'étaient auparavant pas en nombre suffisant pour réunir un minyan. Cependant, selon les juifs eux-mêmes, il est arrivé par le passé que ces conditions soient réunies.
"Que quand ils étoient au nombre de dix chefs de famille, ainsi qu'il est requis par leur Loi, ils s'assembloient dans une espèce de synagogue, pour faire leurs cérémonies et prières ordinaires ; qu'il est vrai que cela a été discontinué quelque temps, et qu'ayant été requis par le sieur de Sancé, le seigneur du village, pourquoi ils ne s'assemblaient pas, ils lui répondirent que c'étoit à cause qu'ils n'étoient pas au nombre de dix chefs de famille, et qu'étant parvenus audit nombre, ils ont par sa permission verbale, fait accommoder le lieu où ils s'assemblent en façon de synagogue […]"
L'enquêteur semble ici confondre la notion de majorité religieuse et celles de "chef de famille", certains étant semble-il encore célibataires. En effet outre un "nommé Mayer, aussi juif, demeurant au village de Flévy (10)" requis "pour accomplir ledit nombre", le texte précise qu'à Ennery même "Il y en a au nombre de neuf, tous chefs de famille, savoir Isaac, Lévy, Raphaël et Calman Levi, ses enfants, Quimpel, Aaron, Jacob, Cholen et Fays, dont la plupart sont mariés et ont enfans". On sait d'ailleurs que le nombre de ménages autorisés à Ennery étaient de 5 en 1649 et de 7 en 1661 (11).
L'enquêteur insiste sur le caractère parfaitement orthodoxe de
cette petite communauté : "ils font les mêmes prières
et cérémonies qu'ils ont coutume d'observer dans la synagogue
de Metz, ayant fait construire une séparation pour mettre les hommes
d'un côté et les femmes de l'autre" (mehitsah)
et "même qu'ils ont fait faire par le nommé Nicolas Fourau,
menuisier, demeurant au village de Mancy, près dudit Ennery, un cabinet
ou tabernacle, pour y mettre les tables de Moyse" (aron ha-kodesh).
On notera que les juifs étant exclus des professions artisanales, ils
font appel à un chrétien.
On apprend en revanche que, conformément à la tradition et malgré sa petite taille, la communauté possède un Heder (école) puisque "le susdit Cholen prend qualité de maître d'école, et enseigne en son logis les enfants desdits juifs".
"et avons remarqué, qu'il y une séparation faite de planches de sapin, en laquelle on a pratiqué de petites ouvertures ou fenêtres, pour voir les cérémonies qui se font dans l'appartement des hommes, sans qu'il y ait aucune communication avec les femmes qui se tiennent dans le lieu qui leur a été assigné, séparé comme dessus.Le mobilier, très sobre, est donc limité à l'essentiel : une armoire faisant office d'aron
Avons aussi remarqué dans le lieu où les hommes s'assemblent, une armoire dans laquelle sont les tables de Moyse et un pupitre au-devant, chargé d'un livre, des cierges des deux côtés, et une table au milieu, sur laquelle les juifs (comme nous sommes entrés) posoient les habits dont ils se servent en leur cérémonies ayant déjà achevé leurs prières".
Quelques éléments de contexte (12)
En 1653, les traces de communautés juives dans le département sont encore très ténues. Après Metz où une communauté s'est recréée depuis 1567 (quatre ménages juifs autorisés à cette date), quelques familles réapparaissent dans le pays messin dans la première moitié du 17ème siècle. Ainsi une présence juive est-elle attestée à Bionville dès 1627 (13), à Morhange en 1637 (14) ou à Augny en 1644 (15).
Selon certaines sources, une synagogue existerait même à Bionville dès 1640 (16). Non loin de là, on trouve aussi une communauté à Boulay, ville dépendant alors du duché de Lorraine, où les juifs sont arrivés d'Allemagne au cours de la guerre de trente ans, dans le sillage des armées française et suédoise. En 1664, ils n'y sont pas loin de treize familles soit près de cinquante personnes, au grand dam de la population locale, et installent une synagogue en 1670 (17). Avant la fin de la guerre de trente ans, ces installations de familles juives restent cependant aussi sporadiques que précaires, n'étant pas garanties comme à Metz par des lettres patentes du roi.
Bien que toujours aussi incertains, les nouveaux établissements se multiplient en revanche dans les dernières années du 17ème siècle, des juifs étant appelés dans la plupart des places fortes de la région pour répondre aux besoins de l'armée (18) ou tolérés contre une taxe par des seigneurs locaux en mal de liquidité. En 1702, un état nominatif des juifs de la Généralité de Metz dénombre ainsi une cinquantaine de familles réparties dans une vingtaine de communes, les communautés les plus importantes (Augny, Bionville, Ennery, Louvigny (19) et Vantoux (20)) abritant notamment plusieurs familles issues du ghetto de Metz, déjà surpeuplé (21).
A la même époque (vers 1706), une trentaine de localités de l'est du département appartenant alors au baillage d'Allemagne (dépendance du duché de Lorraine) regroupe 86 ménages (22).
En 1818, l'ancien oratoire menaçant ruine, le sieur Lazard Lévy, commissaire de la synagogue offre à la communauté un emplacement à l'arrière de sa maison, à charge pour elle de financer la construction du nouvel édifice. L'autorisation, demandée après le début des travaux, est accordée par l'Etat le 8 septembre 1818. Si l'on ne sait rien de plus sur sa construction, elle apparaît effectivement sur le premier cadastre de la commune dressé en 1840 (26). Cachée aux regards par la maison du sieur Lévy dont le linteau de la porte est daté 1813, elle demeure très discrète et l'on n'y accède que par un étroit passage. Par la suite, cette maison sera affectée au ministre-officiant, payé par l'Etat depuis 1837 (27).
Entre 1791 et 1838, date de la première grande enquête sur le sujet (28), on assiste à une première campagne de constructions (une trentaine d'édifices dont une vingtaine (29) environ avant la loi du 8 février 1831 (30)). En dehors de l'agrandissement de la synagogue de Dieuze (1812) ou de la reconstruction de celles de Bionville (1821) ou Louvigny (1825), cas de figure comparables à Ennery, elle concerne surtout des communes jusque là dépourvues de lieu de culte. Toutes ces synagogues sont encore très modestes. Il s'agit presque toujours de simples oratoires établis dans une maison particulière ou - cas plus exceptionnel - de la réaffectation d'un édifice conçu pour un autre usage comme à Vic-sur-Seille où une synagogue est aménagée en 1829 dans l'ancienne chapelle d'un couvent désaffecté depuis la Révolution (31).
Aussi la synagogue d'Ennery apparaît-elle, avec celles de Gosselming et Schalbach (élevées vers 1802 mais moins bien conservées) comme une des toutes premières synagogues construites en tant que telles en Moselle, en dehors d'une maison. Volontairement discrètes, ces premières synagogues, édifiées en fond de parcelle, ne présentent extérieurement aucun caractère "juif". En l'absence de modèle architectural et par esprit de sobriété, recommandé par toute la tradition juive, elles s'en tiennent à une architecture purement fonctionnelle, se distinguant encore peu des anciennes shoules (32). Ce n'est qu'à partir du milieu du siècle, qu'elles commencent à acquérir un caractère monumental inspiré des édifices chrétiens, puis peu à peu à adopter des formes stylistiques évoquant leur caractère "israélite".
Par la suite, la communauté s'efforce d'entretenir un bâtiment qui demande régulièrement des réparations. Au début des années 1860, elle reçoit ainsi pour son entretien une aide annuelle de 40 f de la commune (36). En 1866, cette dernière lui accorde une subvention de 125 f pour des travaux de l'ordre de 500 à 600 f, destinés principalement à remédier à la chute d'une partie de la toiture. Peu après en 1873, elle demande à nouveau un secours, cette fois à l'administration allemande, la toiture devant être intégralement remontée (37). Avec les autres réparations indispensables dont la pose d'un nouveau plafond en plâtre, le devis de l'entrepreneur Louis Juste de Longeville s'élève à 1 428 f. Affaiblie par le départ de plusieurs familles elle ne dispose alors que de 325 f pour ces travaux certifiés urgents. De fait, à cette époque, la plupart des communautés rurales sont déjà en déclin, l'Annexion allemande et le départ des optants ne faisant qu'accélérer le processus.
Les travaux ne nous étant connus que lorsque leur financement donne lieu à des échanges avec l'administration, il faut attendre 1937 pour trouver un nouvel indice. Le 4 juin 1937, le Conseil municipal de Montigny-lès-Metz (38) vote une subvention de 500 f pour participation à des travaux à la synagogue d'Ennery effectués en 1838, malheureusement non décrits mais sans doute assez limités. Le dernier office a été célébré en 1940 pour Pessah. Désaffectée en 1957, elle a été aliénée en 1963. Vidée de son mobilier, elle a été transformée en hangar et ainsi conservée jusqu'à nos jours. Elle est inscrite sur la liste supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1984, attendant une réaffectation. Si elle n'est pas visible depuis la rue, une plaque posée par la municipalité sur la maison du ministre-officiant dévoile sa présence au visiteur. D'autres plaques identiques signalent le cimetière, toujours entretenu, et l'emplacement des bains rituels, malheureusement détruits.
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Si le volume général de l'édifice semble bien d'origine, son aménagement intérieur (disposition de la bimah, création du vestibule et de la tribune) pourrait dater du milieu du 19ème siècle et donc correspondre aux travaux d'agrandissement de 1851. Le fait que les fenêtres de la façade latérale, côté vestibule, aient été bouchées dans leur partie basse, plaide d'ailleurs pour une installation ultérieure de la tribune à cet endroit. Le linteau de la porte lui donnant accès arbore une inscription peinte qui pourrait correspondre à une date. Dans cette hypothèse, le deuxième chiffre partiellement effacé serait un 8 (et non un 6). On lirait alors 1850, date tout à fait plausible puisque contemporaine de la campagne d'agrandissement, cette porte ayant alors été percée pour desservir la nouvelle tribune. L'escalier en béton semble en revanche avoir été refait à une époque beaucoup plus récente.
En dépit de ses dégradations et de la disparition de l'arche sainte, on peut imaginer sans peine que l'intérieur de cette synagogue, aux extérieurs fort modestes, devait présenter avec son mobilier une certaine allure. Dissimulée aux regards non avertis par la maison du ministre officiant, elle a miraculeusement échappé aux menées destructrices des nazis, et témoigne par ses dispositions d'une étape dans le long processus d'intégration des juifs à la société française. On ne peut qu'espérer qu'une réaffectation prochaine lui permette de continuer à braver le temps, souvenir d'une communauté ayant partagé la vie du village pendant plus de trois siècles.
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