I. UN PEU D'ACTUALITE
Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en mars de cette année, la presse et l'opinion publique ne cessent de parler de l'Ukraine, de son tragique destin actuel, de son histoire, de sa culture, de sa population…
Dans
mon livre Voix
hébraïques. Un voyage dans la musique juive d'Occident, sorti
en mai 2020 et finalisé deux ans plus tôt, je consacre le premier
des quatre sous-chapitres du chapitre VI, à la musique synagogale en
Ukraine.
Dans l'annexe correspondant au chapitre en question, je propose une analyse
détaillée de six œuvres majeures du répertoire hébraïque
entre la fin du 19e et le début du 20e siècle en Russie et en
Pologne. Les deux premières sont des œuvres chorales d'Abraham
Dunajewski, d'Odessa, compositeur et chef de chœurs à la Synagogue
de la rue Richelieu durant un demi-siècle.
Depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, de nombreux concerts, hommages et autres gestes de solidarité ont été organisés. A Strasbourg, j'ai été invité à participer à une journée de solidarité organisée par une association locale, à l'église protestante Saint-Guillaume. J'ai ouvert la journée avec un petit récital de vingt minutes dans lequel j'ai accompagné au piano la basse Jean Moissonnier, dans un échantillon d'airs hébraïques et classiques incluant de oeuvres de Mozart, Halévy, Honegger et Max Janowski.
Ce programme n'a pas été conçu autour de la musique ukrainienne, mais plutôt autour de musiques hébraïques que nous pratiquons avec Jean depuis de longues années Nous avons tous les deux fréquemment interprété les deux airs de Sarastro, extraits de La flûte enchantée de Mozart, mais dans mes adaptations en hébreu… Les deux airs de Jacques Halévy sont extraits de son œuvre Mimaamakim, De Produndis hébraïque, qui reprend le texte du Psaume 130. D'Arthur Honegger, on a interprété un air de basse sur les trois premiers mots de ce même psaume hébraïque ; et de Max Janowski, américain d'origine berlinoise qui a été actif dans la musique en général (il était un pianiste virtuose) et dans le chant synagogal en particulier, une prière hébraïque : D'un amour éternel tu aimes ton peuple Israël.
Ces musiques ne sont qu'indirectement liées à la musique ukrainienne. En dehors de la musique synagogale, composée surtout par des chantres de synagogue actifs en Ukraine, un nombre important de grands musiciens juifs du 20e siècle sont originaires de ce pays. Parmi les plus importants : le pianiste Vladimir Horowitz, le violoniste Jasha Heifetz, le compositeur de comédies musicales Sholom Secunda (auteur de Tum balalaïka, Dona, dona, ou encore Bay mir bistu shein), sans oublier d'autres musiciens dont les parents ont émigré aux USA depuis l'Ukraine : George Gershwin, Leonard Bernstein ou Irwin Berlin… Même la pianiste argentine Martha Argerich a des origines juives ukrainiennes de côté de sa mère.
Bien sûr, je n'ai pas attendu les événements politiques actuels pour mettre en valeur la musique de compositeurs juifs d'origine ukrainienne. Depuis plus d'un quart de siècle, dans ma pratique quotidienne de la musique synagogale (18 ans à la tête de la chorale Le chant sacré, de la Grande Synagogue de Strasbourg, 26 ans à la tête des Polyphonies Hébraïques de Strasbourg et 16 ans à la tête du Chœur Juif de France à Paris), je joue et je dirige les musiques de compositeurs ukrainiens tels que David Nowakowski, Pinchas Minkowski, Abraham Dunajewski ou encore Joshua Abrass ou Sholom Secunda.
Il me semble important de remarquer ici la diversité des influences et croisements de styles. On retrouve dans les musiques ukrainiennes - composées pour la synagogue - des influences allemandes (les juifs ukrainiens sont inscrits dans la culture achkénaze, juive-germanique), françaises (des échanges importants avec des musiciens français de la fin du 19e siècle sont attestées), et italiennes (l'opéra de l'époque était avant tout italien, pour toute l'Europe, et pour l'empire russe aussi), et l'empreinte évidente du folklore local.
Enfin, je ne me lasse pas de le répéter : ces musiques juives-ukrainiennes comptent parmi les plus réussies, les plus belles et les plus abouties du répertoire ébraïque.
II. QUELQUES DÉCOUVERTES DEPUIS LA SORTIE DE MON LIVRE
L'achèvement de mon livre, en 2019, n'était qu'à "mi-parcours" de ma trajectoire autour des musiques hébraïques, que je continue à explorer et à découvrir au quotidien grâce à une activité musicale ininterrompue. Ainsi, je prends connaissance des partitions que me font parvenir collègues ou amis ; je trouve, souvent par hasard, de nouveaux enregistrements de musiques hébraïques en ligne ou à l'occasion de la sortie de nouveaux albums ; et aussi en recevant les informations de divers sites auxquels je suis abonné. L'Institut Européen de Musiques Juives de Paris apporte par ses publications bi ou tri-mensuelles en ligne une quantité impressionnante et constamment renouvelée d'informations sur la musique juive dans le monde, tout comme le site Academia, un réseau universitaire qui diffuse des publications liées à la culture juive en générale et à la musique juive en particulier.
Avec l'IEMJ, j'ai eu la chance en 2019 de me voir proposer un très beau projet : enregistrer un album consacré aux musiques synagogales de Jacques Offenbach, son père et plusieurs musiciens de son cercle parisien, dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de sa naissance. Je n'ai donc pas traité dans mon livre un certain nombre de ses musiques que j'ai découvert pour l'occasion et que j'ai enregistré en jouant et en dirigeant depuis, plusieurs fois en concert. J'avais découvert certaines de ces musiques il y a longtemps, grâce aux travaux d'un musicologue israélien à Paris, mais je n'avais pas eu l'occasion de les explorer en détail ni de les faire jouer .
Depuis la sortie de mon livre, j'ai eu l'occasion d'explorer un bon nombre d'œuvres de compositeurs qui n'y sont pas citées et dont j'ai découvert les richesses insoupçonnées. C'est le cas de certaines œuvres synagogales de compositeurs américains comme Sherry Kozinski ou David Shukiar, que j'ai eu l'occasion de diriger en concert ces dernières années, et qui se révèlent d'un grand intérêt musical. La musique de ces compositeurs, tout comme celle de leur compatriotes contemporains, est représentative de l'esthétique "judéo-américaine" du "nouveau monde" pendant la seconde moitié du 20e et le début du 19e siècles.
J'ai également abordé de la musique hébraïque de compositeurs non-juifs, comme les Five Hebrew Song de l'Américain Eric Whitacre, que j'ai programmé trois fois en concert lors de la reprise d'activité post-Covid avec les Polyphonies Hébraïques de Strasbourg.
Toujours dans le domaine des musiques actuelles, et dans le cadre de la récente reprise d'activité, j'ai eu le plaisir de programmer dans ces mêmes concerts une création musicale qui m'avait été commandée pour célébrer le centenaire de la naissance d'un poète judéo-alsacien : Claude Vigée. Natif de Bischwiller, près de Strasbourg, il a laissé une production poétique et philosophique considérable et a disparu peu avant d'atteindre un siècle de vie. Sa ville natale, voulant lui rendre hommage, m'a commandé la composition de ce qui est devenu Cinq poèmes de Claude Vigée, pour chœur mixte, solistes, récitant et quintette à cordes. L'œuvre, d'une durée d'un quart d'heure, a été créée à l'église protestante de Bischwiller le 29 août 2021, puis reprise à Strasbourg deux fois dans la même année. Les quatre premiers poèmes choisis sont chantés en français ; leurs musiques correspondent à ma sensibilité musicale, à mes goûts pour divers styles de la musique classique, et sans doute aux influences des musiques hébraïques que j'aime. Le dernier poème est chanté d'abord en hébreu, dans une traduction publiée par le fils du poète, puis en français pour conclure, sur une musique fortement marquée par le style klezmer.
III. QUELQUES CHANGEMENTS DE PERSPECTIVE SUR LA MUSIQUE HÉBRAÏQUE
Mes lectures, mes écoutes d'émissions de radio et mes échanges avec certains collègues musiciens et musicologues m'ont également fait entrevoir des nouvelles perspectives sur la musique hébraïque.
Si je devais présenter une "mise à jour" de la musique hébraïque à travers les époques, telle que présentée dans mon livre, cela pourrait se résumer de la manière suivante :
Marcia funebre sulla morte d'un pappagallo. Enregistré en direct le 9 février 2014 à la Maison de la musique de Nanterre, à l'occasion du 20ème anniversaire de La Bande des Hautbois |
Quatre danses pour saxophone and organ (Antoine Auberson), 3ème vidéo: A Synagogue in the hill, - A. Auberson, saxophone & Benjamin Righetti, orgue - Eglise St-François, 2016 |
CONCLUSION
La musique hébraïque, comme toutes les autres musiques, se renouvelle sans cesse. Sa diffusion se poursuit, elle suscite de plus en plus d'intérêt et elle enrichit l'offre culturel de notre société avide de nouveauté et en mouvement constant. On découvre des œuvres et la production ne tarit pas. On entend beaucoup plus de musiques hébraïques dans les salles de concert que dans les synagogues, où il y a - tout comme dans les églises catholiques ou protestantes - une certaine stagnation, musicalement parlant (pour ne pas dire plus).
La spiritualité véhiculée par la musique sacrée trouve sa place - heureusement - de plus en plus dans des concerts, où depuis longtemps on peut apprécier, sans modération et surtout sans distinction ni "tri" du public, des œuvres véhiculant un message de paix et d'amour, de spiritualité et de recueillement. Les musiques hébraïques, longtemps victimes de l'"antisémitisme historique" sont aujourd'hui bien mieux appréciées par les mélomanes et ne se limitent pas à un public de connaisseurs. Les chœurs de tout genre les abordent sans complexes et leur connaissance se démocratise.
Tout cela est très positif et contribue au dialogue, au vrai dialogue respectueux entre les cultures qui cohabitent ou qui ont longtemps cohabité sans vraiment se connaître ou sans vraiment s'accepter. Cela doit continuer, pour l'amour de la diversité, pour la curiosité de ce qui ne nous ressemble pas ou peu.
La culture judéo-chrétienne dans laquelle nous vivons souffre
encore aujourd'hui de plusieurs traumatismes du passé et du présent
et les fanatiques de toujours n'ont pas de repos, hélas. Que cette
"musique du monde", comme on se plait à la caser dans les rayons des
disquaires ou dans les plateformes musicales en ligne, continue à servir
les bonnes volontés : consolider la paix et le respect entre nous tous,
pour faire un monde meilleur. Et continuer à partager l'amour de la
bonne musique.