LE MOIS DE TAMOUZ DANS LA REVUE KADIMAH

Kadimah est un bulletin communautaire, mais aussi une revue de pensée juive, publié à Mulhouse entre 1930 et 1935, sous la direction du rabbin René Hirschler

TAMOUZ
W. Wolf
Kadimah - 8 juin 1934, 4ème année n°6

Il vaudrait bien la peine de consacrer quelques instants d'attention à ce qu'on pourrait appeler "la morale du calendrier juif". Nissan : Pessah, la première fête ; fondement de la nation juive. Sivan : Schevouoss, promulgation de la Loi, c'est-à-dire de la mission historique du peuple d'Israël. Tamouz : jour de jeûne, rappelant l'esprit de contradiction et d'opposition, inné dans ce peuple, et esprit qui amène (Ab) la destruction du temple. C'est pourquoi les mois suivants (Eloul et Tischri) nous rappellent notre devoir qui consiste à retourner vers Dieu, afin que le Yom Kippour obtienne le pardon de nos péchés. C'est seulement après avoir mérité ce pardon que nous avons le droit de nous réjouir à la fête de Simhas Torah, et c'est seulement après être retournés vers la Torah que Dieu nous sauve de la main de nos oppresseurs, comme l'affirment les deux fêtes hivernales (Hanoukah et Pourim).

C'est surtout la succession immédiate du mois de Tamouz au mois de Sivan qui donne à penser. Sivan : Révélation de la Torah, Tammouz : jour de jeûne; et parmi les cinq catastrophes qui nous ont frappés le 17 Tammouz, nos sages énoncent en premier lieu (et ceci n'est sûrement pas seulement pour des raisons historiques). "Le 17 Tammouz, les Tables de la Loi se brisèrent", (Mischna Taanith, 4:6). Ces Tables de la Loi dont "l'Ecriture était divine, car elle promulguait la liberté" (Exode 32:16 - d'après Pirké Aboth 6:2), car ne sont libres que ceux qui s'occupent de la Torah.

Pour bien comprendre cet enseignement, il faut se rappeler que les lois ne restreignent pas la liberté, mais qu'elles l'accordent. S'il n'y avait pas de lois, il n'y aurait pas de liberté morale, puisque chacun serait l'esclave de ses penchants, de ses tendances, de ses vœux. Ce sont les lois qui nous délivrent du joug de nos mauvais penchants. Cependant, si les hommes étaient les législateurs, on ne saurait pas quelle tendance inconsciente aurait dicté ces lois, car la morale créée par les hommes, elle non plus, n'est pas libre de penchants. Prenons seulement à ces deux grands systèmes de morale que Nietzsche a appelés Hevrenmoral et Sielavenmoral, morale des maîtres et morale des esclaves ! Donc, si nous voulons jouir d'une morale digne de ce nom, il faut que ce soit Dieu qui nous la donne.

Et Il nous l'avait donnée, Il l'avait déposée dans les Tables de la Loi. Malheureusement, chez nous, l'esprit de contradiction, l'opiniâtreté sont des qualités (!!) qui nous sont propres, depuis bien longtemps puisque la Torah nous les reproche déjà. C'est cet esprit d'insubordination qui amena le peuple à adorer le veau d'or, quelques semaines seulement après qu'il eut reçu le plus précieux don qui fût jamais fait aux hommes ; à se prosterner devant ce que leurs mains avaient fait et d'oublier leur Dieu, qui les avait fait sortir de l'Egypte idolâtre.
Cette adoration du veau d'or, ne symbolise-t-elle pas le retour même à ce que la Torah venait de condamner, était venue condamner : le retour à l'illusion de la supériorité de l’homme, de la valeur suprême de l'oeuvre de ses mains ? Et c'est pourquoi cette adoration fut la plus grave des cinq catastrophes du 17 Tammouz : les Tables se brisèrent, la Liberté morale, accordée par la Torah, semblait perdue, se serait perdue, pour toujours, si notre grand prophète Moïse n'avait pas imploré Dieu.
Le Mois et sa Pensée ? Ne pas adorer ses propres œuvres, mais se tourner - Kadimah - vers l'Est, car c'est du mont de Sion que tout enseignement doit partir.

Le proverbe dit :
UNE PORTE QUI N'EST PAS OUVERTE AU DEVOIR, EST OUVERTE AU MÉDECIN

(Cantique des cantiques Rabba, ch. 6)


TAMOUZ
rabbin René Hirschler
Kadimah - 22 juin 1934, 4ème année n°7
Tamouz 5029 - 19 Juin 1269

Juif portant un chapeau pointu et une longue robe par-dessus ses vêtements. Dessin de Martine Weyl
L'assimilation est le fléau ou le bonheur de notre temps, selon l'opinion que l'on en a. Elle est un fléau pour ceux que désole l'abandon des mœurs d'antan ; elle est un bonheur pour ceux qu'enchante la vision d'une époque où le Juif ne se distinguera plus en rien de son voisin non-Juif. De quelque côté que soit l'observateur, l'assimilation lui fait toujours marquer une opposition entre le passé et le présent. Rien n'est plus sujet à caution qu'une telle pensée. Ne parlons pas ici de l'assimilation intérieure, dont notre temps n'a pas eu la primeur ni le monopole. Il n'entre dans notre dessein que d'envisager cette autre assimilation à laquelle les Juifs de nos contrées sont absolument habitués et qu'ils considèrent comme une conquête des temps modernes : l'assimilation dans l'aspect de nos personnes. En réalité, cette sorte d'assimilation est extrêmement ancienne. Il y a peut-être eu, en Palestine, un costume national ; nous n'en savons qu'une chose, un détail donné par un commandement biblique : il devait porter aux coins carrés, des tzitziss, des franges de couleur azur. Nous savons par quelques mots du Livre de Daniel (Ch. 111 : 21 et 27), du Talmud, que nos ancêtres portaient une sorte de manteau de laine qui, partant du cou, descendait jusqu'à terre : le Sarbal ou Sarbela. Mais de façon à peu près certaine, autant que les documents nous permettent d'en juger, dans la Diaspora, les Juifs portaient le costume de tout le monde. Des sarcophages que l'on peut voir au Musée d'Arles et qui datent des premiers siècles de l'ère chrétienne le prouvent. A la Synagogue seulement, on revêtait le Sarabal que les parents donnaient au jeune époux le jour de son mariage.

Cette assimilation vestimentaire était poussée à un tel point que nos moralistes s'en inquiétèrent. "Les Juifs devraient porter d'humbles vêtements et non des robes flottantes et colorées", disait un proverbe du 13e siècle. Les Communautés publièrent des Tekanoss, des décisions par lesquelles elles obligeaient leurs membres à modérer leur élégance.
Ce fut ainsi partout. Ce fut ainsi pendant des siècles. Ce fut ainsi jusqu'au jour où, en pays musulman, le prince Almohade Abou Youssouf Yacoub Almansour commença à obliger les Juifs - convertis ou non, - à porter des vêtements spéciaux, une robe grossière avec de longues manches. C'était, dans son esprit une manière de les ridiculiser.

Le moyen parut digne d'imitation au chef de la Chrétienté, au début du 13e siècle. Parmi les nombreux canons qu'Innocent III fit adopter par le 4e Concile de Latran, il en était un qui obligeait les Juifs à porter une marque distinctive de façon apparente. C'était en 1215. Mais le Concile laissait toute liberté aux Etats et aux Princes, pour déterminer la nature de cette marque, sa forme, sa couleur, sa longueur et sa largeur. C'est en France qui naquit la "Rouelle", sorte de roue d'étoffe, qui était déjà connue à Paris en 1208. Mais la chose n'était pas générale. A Marseille, les Juifs, à la suite du Concile de Latran, portèrent une calotte jaune par exemple.

Il fut donné au Saint Roi Louis le Neuvième d'unifier le système. Le 19 juin 1269, alors qu'il préparait avec enthousiasme et piété, la croisade de Tunis dans laquelle il devait un an plus tard trouver la mort, songea aux Juifs de ses Etats. Tous durent porter de façon uniforme la rouelle, selon des mesures dont le minimum était fixé.
Innocent III avait donné le motif officiel de cette marque apparente. Il fallait empêcher les mariages mixtes. Il fallait empêcher les Juifs, ce peuple honni, d'abuser les chrétiens par une apparence en tout semblable à la leur. Et le Saint-Roi qui pensait qu'il fallait se méfier des fils des Déicides, qui avait, dans un même mois de Tamouz, fait conduire au bûcher de la place de Grève les exemplaires de Talmud qui se trouvaient à Paris, devait laisser à sa gloire ce nouveau titre. Il fut le père de l'humiliation juive en France. C'est à partir de lui, que le Juif fut traité à l'égal des lépreux, et qu'il acquit cet uniforme qui le dénonçait à la fureur et à la superstition fanatique des foules.


Discours au Vieil-Armand (*)
rabbin René Hirschler
Kadimah - 6 juillet 1934, 4ème année n°8

Mes chers frères, mes chères sœurs,
Pour perpétuer les grands moments de leur vie et de leur Histoire, les hommes et les peuples depuis des temps immémoriaux ont pris l'habitude de consacrer quelques instants, périodiquement, à la résurrection morale de ces événements. Leur pensée alors, se porte vers les jours anciens et cherche à trouver en eux un mot d'ordre, une leçon, une force et une volonté, toutes choses dont les hommes ont besoin pour forger l'avenir. Dans le passé, il en est qui vont chercher des raisons de haïr. Ce ne fut jamais le fait de la France, ce ne peut être le nôtre. Et s'il est besoin d'une preuve, ce lieu m'en fournit le symbole ! Regardez ces montagnes tout autour et puis tout à l'heure, vous irez abaisser vos yeux vers les plaines qui s'étendent à leurs pieds. Voyez alors, d'ici, comme toutes choses nous paraissent égales et pareilles ; parmi les terres et parmi les hommes, vous chercherez en vain, là-bas, les différences de niveaux et de culture, si vous les regardez d'ici. Et si vous songez alors à ceux qui sont morts sur ces pentes, dont les corps sont couchés près de nous, côte à côte quels qu'aient été autrefois, leurs pays, leur prétendue race, leur religion ou leurs opinions, si vous songez à ceux à qui nous sommes venus rendre aujourd'hui un commun hommage, il vous semblera que leur souvenir nous mène plus haut encore, plus loin des basses divisions de la terre. Et puis ensuite, vous essaierez d'apprécier l'air que l'on respire sur ces hauteurs, vous verrez combien il est pur, pur comme l'esprit que nous découvrons, partout où des hommes ont lutté, souffert et sont morts, oubliant toutes choses sauf leur devoir !

Ah ! Je le sais, mes frères et mes soeurs, tous ne savent pas comprendre ainsi les voix mêlées de la nature et des héros qui s'y sont confondus ! Sur une pareille hauteur, il y a quelques jours, devant des tombes étrangères, des hommes étrangers, jusque dans nos Vosges, ont osé blasphémer ! Mais c'est chez eux que des gens qui ont fait leur devoir au jour où on le leur réclamait, se voient aujourd'hui mis au ban de la Nation ! Et ce n'est pas chez eux, qu'un Rabbin pourrait prendre la parole, dans des cérémonies pareilles à celle-ci, aux côtés des prêtres d'autres religions pour exalter ensemble la mémoire de héros qui ensemble ont vécu ou péri. Les choses vont de pair ! Chez nous, ce n'est pas comme cela qu'on pense et qu'on agit. Troix voix, aujourd'hui sont prêtes à l'affirmer et c'est un signe suffisant que ce soient les voix de trois prêtres de trois religions différentes, dont les adeptes cependant, lorsqu'il s'agit du pays, ne parviennent plus à saisir les différences. Oui, ce que nous venons chercher ici, tous tant que nous sommes, fils de France, c'est une leçon et une volonté et elles ne peuvent être que d'Humanité, d'Union et de Sacrifice.

Cérémonie au Vieil-Armand. A droite, on voit le rabbin Hirschler en compagnie de son épouse Simone, et de Myriam, leur fille aînée

C'est dans cet esprit d'Humanité et d'Union, mes frères et mes soeurs, que le Judaïsme de France est fier, par ma voix, d'apporter sur cet autel, la volonté de son sacrifice. Il l'a apporté pendant la guerre sur les champs de bataille. Il veut l'apporter pendant la paix non seulement sur les monts du souvenir, mais aussi sur les terrains du travail et du progrès. Mais, en ce jour justement, il ne peut s'empêcher de mêler à la pensée de cette cérémonie, celle d'un autre anniversaire qui lui est propre. En cet instant, les Juifs du monde ne célèbrent-ils pas dans le jeûne la mémoire des derniers jours héroïques du Temple de Jérusalem ? Et parce que les Juifs prouvent ainsi qu'ils ne peuvent pas oublier, même après des millénaires, on peut les croire, lorsqu'ils disent qu'ils ne peuvent oublier que c'est la France qui leur a rendu le droit d'être des hommes parmi les hommes, ce droit qui leur avait été enlevé depuis que le Temple était tombé ! Et parce qu'ils se souviennent également de l'une et de l'autre chose, parce qu'ils mêlent depuis plus de cent ans dans leur coeur, ces deux souvenirs, pour cela le sang des fils des prophètes s'est mêlé avec sincérité à celui des autres fils de France, dans les batailles ; pour cela aujourd'hui nos coeurs avec sincérité peuvent battre à l'unisson. Mais pour cela aussi, dans les jours que nous vivons, particulièrement, le Judaïsme a le droit de dire à la France : "Aujourd'hui, 17 Tamouz, Israël jeûne, parce que jadis dans le Temple de Dieu, devant le paganisme menaçant, ses défenseurs étaient divisés et qu'à cause d'eux le Temple est tombé".

O France, prends garde ! Dans le monde, monte un paganisme nouveau. Tu es encore, Toi, le Grand Temple de l'Humanité et du Progrès ; c'est pour cela que des hommes sont morts et que d'autres sont encore prêts à mourir, c'est pour cela que tout ce qui est sain dans le monde tourne ses yeux vers toi, prends garde ! Veille à ce que tes enfants s'unissent et oublient les divisions qui risquent de devenir dangereuses ! Et vous, hommes de France, gardiens et défenseurs naturels de ce temple, tremblez de vous diviser.
Croyez-en la douloureuse expérience du plus vieux des peuples: le Temple d'Israël jadis, selon la Loi était bâti de pierres entières, la division, pareille à la lèpre, les lézarda et le Temple s'écroula. Soyez vous-mêmes les pierres entières et solidaires du Temple que par dessus tout vous avez reçu mission de conserver !

Mes chers frères, mes chères soeurs,
Nous vivons des heures difficiles, dans une Europe tourmentée. Eh bien ! De même que, aujourd'hui, Israël se recueille autour de son deuil lointain ; de même que, en cet instant, nous tous, Juifs ou non, mais Français, nous nous recueillons autour de ces tombes qui sont notre héritage et notre gloire communes ; de même que ces tombes elles-mêmes se pressent jour après jour depuis des années autour de cet autel de la Patrie, comme en une dernière garde, de même puissions-nous dans les jours qui viennent nous presser tous autour de la France, notre mère et notre sauvegarde ! Puissions-nous ne pas être indignes de ceux qui sont morts ! Puissions-nous ne pas les faire parler autrement qu'ils ne le veulent ! Puissions-nous surtout faire que la France soit aussi grande par notre effort qu'elle le fut par leur sacrifice ! Et que Dieu, qui nous regarde en cet instant, et dont nous sommes tous également les fils, de quelque manière que nous l'invoquions et même si nous ne nous réclamons pas de lui, que Dieu bénisse notre volonté d'agir, cette volonté d'agir que nous sommes venus chercher ici, pour que, dans la Paix de ses enfants, la France puisse travailler pour la paix des Hommes.



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