Selon les Sages du Talmud, la sainteté humaine repose sur trois piliers
: Torah, A'chilah, Onah
- l'étude la Loi, la consommation de la nourriture, et la jouissance
sexuelle. La colonne centrale rend possible tout le reste, car "sans
farine, point de Torah". C'est pourquoi en Israël la table familiale
préparée pour le repas devient le temple de Jérusalem
en réduction, l'autel où rayonne la présence divine,
fût-ce aux quatre coins de l'exil : "Voici la table qui est dressée
devant l'Éternel". Manger n'est pas une fonction physiologique
routinière. Le repas pris en commun, introduit par la bénédiction
sur le pain et le lavement rituel des mains, achevé par les actions
de grâce traditionnelles, constitue l'office religieux par excellence
: "Tu mangeras, tu te rassasieras, et tu béniras YHWH ton Elohim".
La loi mosaïque, en séparant strictement les nourritures pures des choses prohibées, souligne le caractère sacramentel de l'ingestion des aliments dans le corps humain. L'acte de manger conditionne notre existence même : "Nous te remercions pour la vie dont tu nous a graciés, et pour la nourriture dont tu nous nourris". Le fait de s'assimiler matériellement des substances étrangères à notre être ne reste pas sans conséquences sur le plan le plus profond ; il influe directement sur notre destinée en ce monde où tout se tient et se lie. De cet acte de préhension de la matière nourricière ne dépend pas seulement le sort individuel, mais le devenir total de l'humanité, et celui de la Création orientée vers sa rédemption finale, que la transgression - l'absorption des mets interdits -, freine ou empêche d'advenir aujourd'hui-même. Littéralement, selon l'enseignement des maîtres, chaque homme devient ce qu'il mange. S'il se transforme en bête impure, â l'image de ce qu'il dévore, il fera régresser, en lui-même d'abord, puis dans le temps de l'Histoire entière, le projet salvateur divin qui fut lancé à l'origine. "Tu ne feras pas cuire l'agneau dans le lait de sa mère !" L'homme qui les mêle en soi avec cruauté et violence, qui anéantit simultanément l'enfant et sa nourrice, détraque l'ordre de succession naturel des êtres créés clans ce monde. Il bloque donc le mouvement ascensionnel des générations vivantes depuis les premiers jours de la Genèse jusqu'à l'accomplissement ultime de l'oeuvre, tel que le Père l'a voulu. Il repousse d'autant le règne messianique où, selon la parole biblique, "Dieu sera Un et son Nom sera Un" sur toute la terre.
Voilà pourquoi tout ce qui touche à la table juive est de l'ordre de la grâce et de l'absolu. Les Sages soulignent qu'il ne suffit pas de donner sa pitance quotidienne à l'affamé, au pauvre ou à l'étranger qui vient frapper à notre porte : c'est son mets préféré, "ce que son âme désire", qu'il faut lui offrir, après l'avoir dûment interrogé sur ses goûts personnels en matière alimentaire... Lui présenter simplement la ration neutre utile à sa survie, mais privée de "taam" (saveur) et de "réa'h" (odeur), c'est nier en lui la présence de l'Unique, de l'Ombre de Dieu selon laquelle tout fils d'homme fut modelé au commencement du monde. Pareillement, c'est en jouissant de la bouchée qu'il porte à ses lèvres, que chaque homme reconnaît en soi-même la proximité de cette présence voilée ; il retrouve dans ce qu'il aime et reçoit en don gratuit la bienveillance du Créateur. Seule la "pensée du cœur" nous ouvre vraiment l'appétit. Que ce soit le bouillon de bœuf aux quenelles de matzoth, la carpe à la juive en sauce verte, l'estomac farci croustillant au sortir du four, le kouguel aux quetsches et aux marrons ruisselant de jus épais et sombre, savourez-les lentement, pieusement, comme l'exige en Alsace la tradition toute spirituelle de nos grands-mères : "Ihr Kénder achle mét Sèchel". Humez avec dévotion le fumet de la sagesse, qui s'élève depuis tant de siècles des marmites des douze tribus. Ainsi soit-il.
Claude Vigée,
Jérusalem, janvier 1980
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