Dans le cadre de nos recherches sur les bases juridiques des traditions ashkénazes
(Massoreth, à ne pas confondre avec Minhag - coutume), j'aimerais
consacrer cette étude à la solution trouvée par les maîtres de la tradition
ashkénaze concernant la durée d'attente entre un repas carné (bassari)
et un repas lacté ('halavi) - fleichig et melchig
comme nous avions l'habitude de le dire en judéo-alsacien.
En effet notre tradition familiale, fidèle à celle des Juifs de la vallée
du Rhin consistant à attendre trois heures entre les repas carnés et les repas
lactés, diffère des autres traditions (qui observent six heures de différence,
ou parfois même, une heure seulement).
Combien de fois n'avons nous pas entendu dire qu'il s'agit d'une des nombreuses
traditions ne possédant aucune base légale, codifiée par et pour des ignorants
?
Le but de notre étude est, entre autres, de montrer que les traditions ashkénazes
ne sont pas des inventions sans fondement mais, qu’au contraire, elles sont
fermement implantées dans les sources de la Torah écrite et orale.
L'interdiction de cuire l'agneau dans le lait de sa mère
De l'interdiction de cuire à celle de consommer
En partant de l'idée que la Torah ne se répète pas en vain, le Talmud de Babylone interprète ces répétitions (T.B. traité Houlîn) comme suit : 1. L'interdiction ne s'applique pas seulement à l'agneau cuisiné dans le lait de sa mère mais aussi à toute bête permise à la consommation dans le lait de tout animal permis à la consommation.
Nous voyons que les Amoraïm [les rédacteurs du Talmud] interprètent une interdiction
de la Torah, celle de ne pas cuire un animal spécifique (agneau) dans le lait
de sa propre mère, en élargissant cette interdiction aussi bien à la cuisson
qu’à la consommation et tout autre profit, à toute viande et au lait de tout
animal autorisé à la consommation.
L'étape suivante sera l'obligation d'attendre entre le repas carné et le repas
lacté.
De l'interdiction de consommer à l'obligation d'attendre entre la viande et le lait
Dans le traité de Houlîn (T.B. 105:1) il est écrit : "Rav Hisda dit que celui qui mange de la viande ne consommera pas de fromage, s’il mange du fromage il aura le droit de manger de la viande … Mar Oukba dit : sur ce point [attente entre viande et fromage] je suis comme du vinaigre de vin par rapport à mon père [littéralement "vinaigre fils de vin" c'est-à-dire inférieure (vinaigre) à mon père (le vin)] qui attendait un jour entre un repas carné et un repas lacté alors que moi je me contente de ne pas manger du fromage et de la viande dans un même repas."
Comment comprendre ce texte?
Pour certains commentaires, la raison pour laquelle on doit attendre entre
les repas est fondée sur l'idée que les restes de viande restent entre les
dents (Maïmonide) ou parce que le goût des graisses de la viande reste (Rachi)
ce qui fait que si l'on mange de suite du fromage cela équivaut à manger la
viande avec le fromage, ce qui est interdit.
Selon les Tossaphistes Rabénou Tam et Moché de Coucy (Sefer Mitzvot Gadol),
il n'est pas nécessaire d'attendre mais il suffit de se rincer la bouche.
Combien attendre entre la viande et les produits lactés ?
Pour Le Roch, l’expression "autre repas" (סעודה אחריתא) utilisée par Mar Oukba signifie le temps écoulé entre le petit-déjeuner
et le repas du soir. Ainsi, pour Le Rif et pour le Roch et on ne fixe pas
de temps précis.
Pour Maïmonide "entre les repas" signifie une attente "d’à
peu près six heures". D’où la décision halakhique [de jurisprudence religieuse]
du Tour et du Shoulhan Aroukh d’attendre six heures.
Le Rema résume les différentes opinions comme suit :
• Il suffit de se brosser les dents après avoir consommé de la viande pour
manger du fromage (selon des Tossaphistes qui suivent Rabénou Tam).
• Il faut attendre une heure entre la viande et les produits lactés (tradition
hollandaise proche celles des communautés de la Valée du Rhin).
• Il faut attendre six heures, selon Maïmonide et le Tour (interprétant ainsi
le laps de temps "entre le petit-déjeuner et le repas du soir" évoqué
par le Rif et le Roch).
La tradition Ashkénaze
La base de la tradition ashkénaze est l’interprétation du concept "d’entre
les repas".
Les Rishonim [premiers commentateurs] expliquent que Mar Oukba nous apprend
qu’il est bon d’attendre entre la viande et le lait le laps de temps usuel
entre deux repas. Et comme en son temps l’habitude était de manger deux repas
par jour qui étaient séparés d’au moins six heures (voir T.B. Shabath
10a), il faudrait attendre six heures.
Bien que pendant la période des Rishonim, la tradition ashkénaze ait été d’attendre une heure, pour "marquer le coup" et séparer les repas, certains ont accepté le principe qu'il fallait attendre le laps de temps usuel entre deux repas. Et puisqu’ils avaient pris l'habitude de manger trois repas par jour, ils attendaient trois heures, ce qui représente le temps d'attente le plus court entre deux repas. Cependant, avec l'émigration vers l'Europe de l'Est et l'établissement de nouvelles communautés en Pologne, la coutume d'attendre six heures a commencé à se répandre.
Le Rema résume (Yoré Déa 89,1) : "La coutume dans ces pays [ashkénazes] est d'attendre après avoir mangé de la viande pendant une heure, puis de manger du fromage… et certains plus méticuleux attendent six heures après avoir mangé de la viande pour le fromage, et il est juste de le faire".
Conclusion
Nous avons vu que la tradition ashkénaze a évoluée du stade de la simple séparation entre le repas carné et le repas lacté, à l’attente d’une heure pour bien marquer la séparation entre les deux repas, et, plus tard, à l’attente de trois heures, temps usuel minimal entre deux repas.
Les plus importants décisionnaires de notre génération sont partagés sur la question de savoir si une personne qui a été élevée selon la tradition ashkénaze doit être "plus catholique que le pape" et attendre six heures comme le conseille le Rema (et comme le prescrivent Maïmonide, le Tour et le Shoulkhan Arouh), ou s’il doit continuer la tradition de ses parents ?
Le Rav Moshé Feinstein et le Rav Yossef Chalom Eliachiv pensent que l'on doit attendre six heures, dans le sens du Rif et du Roch, alors que le Rav Menahem Chah et le Rav Chelomo Zalman Auerbach pensent que l’on a le devoir de continuer la tradition ancestrale car "c'est la raison pour laquelle il existe une tradition en Israël".