Attendre trois heures entre un repas carné et un repas lacté
tradition typiquement ashkénaze
Daniel Warschawski


Dans le cadre de nos recherches sur les bases juridiques des traditions ashkénazes (Massoreth, à ne pas confondre avec Minhag - coutume), j'aimerais consacrer cette étude à la solution trouvée par les maîtres de la tradition ashkénaze concernant la durée d'attente entre un repas carné (bassari) et un repas lacté ('halavi) - fleichig et melchig comme nous avions l'habitude de le dire en judéo-alsacien.
En effet notre tradition familiale, fidèle à celle des Juifs de la vallée du Rhin consistant à attendre trois heures entre les repas carnés et les repas lactés, diffère des autres traditions (qui observent six heures de différence, ou parfois même, une heure seulement).

Combien de fois n'avons nous pas entendu dire qu'il s'agit d'une des nombreuses traditions ne possédant aucune base légale, codifiée par et pour des ignorants ?
Le but de notre étude est, entre autres, de montrer que les traditions ashkénazes ne sont pas des inventions sans fondement mais, qu’au contraire, elles sont fermement implantées dans les sources de la Torah écrite et orale.

L'interdiction de cuire l'agneau dans le lait de sa mère

Assiette 'halavi ou melchig : destinée aux aliments lactés
Faïence, Dryander Frères, Niderviller (Moselle), vers 1850, coll. SHIAL.
Le mot hébreu 'halav (lait) sur l'assiette indique
qu'il est exclu d'y poser de la viande.
Dans le Pentateuque nous trouvons trois endroits dans lesquels la Torah nous interdit de cuire la viande d'agneau dans le lait de sa mère : Exode 23:19 ; Exode 34:26 et Deutéronome 14:21.

De l'interdiction de cuire à celle de consommer

En partant de l'idée que la Torah ne se répète pas en vain, le Talmud de Babylone interprète ces répétitions (T.B. traité Houlîn) comme suit : 1. L'interdiction ne s'applique pas seulement à l'agneau cuisiné dans le lait de sa mère mais aussi à toute bête permise à la consommation dans le lait de tout animal permis à la consommation.
2. Il est interdit non seulement de cuire mais aussi de consommer ou d'en tirer un profit quelconque.

Nous voyons que les Amoraïm [les rédacteurs du Talmud] interprètent une interdiction de la Torah, celle de ne pas cuire un animal spécifique (agneau) dans le lait de sa propre mère, en élargissant cette interdiction aussi bien à la cuisson qu’à la consommation et tout autre profit, à toute viande et au lait de tout animal autorisé à la consommation.
L'étape suivante sera l'obligation d'attendre entre le repas carné et le repas lacté.

De l'interdiction de consommer à l'obligation d'attendre entre la viande et le lait

Dans le traité de Houlîn (T.B. 105:1) il est écrit : "Rav Hisda dit que celui qui mange de la viande ne consommera pas de fromage, s’il mange du fromage il aura le droit de manger de la viande … Mar Oukba dit : sur ce point [attente entre viande et fromage] je suis comme du vinaigre de vin par rapport à mon père [littéralement "vinaigre fils de vin" c'est-à-dire inférieure (vinaigre) à mon père (le vin)] qui attendait un jour entre un repas carné et un repas lacté alors que moi je me contente de ne pas manger du fromage et de la viande dans un même repas."

Comment comprendre ce texte?
Pour certains commentaires, la raison pour laquelle on doit attendre entre les repas est fondée sur l'idée que les restes de viande restent entre les dents (Maïmonide) ou parce que le goût des graisses de la viande reste (Rachi) ce qui fait que si l'on mange de suite du fromage cela équivaut à manger la viande avec le fromage, ce qui est interdit.
Selon les Tossaphistes Rabénou Tam et Moché de Coucy (Sefer Mitzvot Gadol), il n'est pas nécessaire d'attendre mais il suffit de se rincer la bouche.

Combien attendre entre la viande et les produits lactés ?

Pour Le Roch, l’expression "autre repas" (סעודה אחריתא) utilisée par Mar Oukba signifie le temps écoulé entre le petit-déjeuner et le repas du soir. Ainsi, pour Le Rif et pour le Roch et on ne fixe pas de temps précis.
Pour Maïmonide "entre les repas" signifie une attente "d’à peu près six heures". D’où la décision halakhique [de jurisprudence religieuse] du Tour et du Shoulhan Aroukh d’attendre six heures.

Le Rema résume les différentes opinions comme suit : • Il suffit de se brosser les dents après avoir consommé de la viande pour manger du fromage (selon des Tossaphistes qui suivent Rabénou Tam).
• Il faut attendre une heure entre la viande et les produits lactés (tradition hollandaise proche celles des communautés de la Valée du Rhin).
• Il faut attendre six heures, selon Maïmonide et le Tour (interprétant ainsi le laps de temps "entre le petit-déjeuner et le repas du soir" évoqué par le Rif et le Roch).

La tradition Ashkénaze

Assiette bassari ou fleichig : destinée aux aliments à base de viande, utilisée pendant la fête de Pessa'h - coll. A..& M. Rothé
Il existe deux sources juridiques qui témoignent de la tradition ashkénaze d'attendre trois heures :

La base de la tradition ashkénaze est l’interprétation du concept "d’entre les repas".
Les Rishonim [premiers commentateurs] expliquent que Mar Oukba nous apprend qu’il est bon d’attendre entre la viande et le lait le laps de temps usuel entre deux repas. Et comme en son temps l’habitude était de manger deux repas par jour qui étaient séparés d’au moins six heures (voir T.B. Shabath 10a), il faudrait attendre six heures.

Bien que pendant la période des Rishonim, la tradition ashkénaze ait été d’attendre une heure, pour "marquer le coup" et séparer les repas, certains ont accepté le principe qu'il fallait attendre le laps de temps usuel entre deux repas. Et puisqu’ils avaient pris l'habitude de manger trois repas par jour, ils attendaient trois heures, ce qui représente le temps d'attente le plus court entre deux repas. Cependant, avec l'émigration vers l'Europe de l'Est et l'établissement de nouvelles communautés en Pologne, la coutume d'attendre six heures a commencé à se répandre.

Le Rema résume (Yoré Déa 89,1) : "La coutume dans ces pays [ashkénazes] est d'attendre après avoir mangé de la viande pendant une heure, puis de manger du fromage… et certains plus méticuleux attendent six heures après avoir mangé de la viande pour le fromage, et il est juste de le faire".

Conclusion

Nous avons vu que la tradition ashkénaze a évoluée du stade de la simple séparation entre le repas carné et le repas lacté, à l’attente d’une heure pour bien marquer la séparation entre les deux repas, et, plus tard, à l’attente de trois heures, temps usuel minimal entre deux repas.

Les plus importants décisionnaires de notre génération sont partagés sur la question de savoir si une personne qui a été élevée selon la tradition ashkénaze doit être "plus catholique que le pape" et attendre six heures comme le conseille le Rema (et comme le prescrivent Maïmonide, le Tour et le Shoulkhan Arouh), ou s’il doit continuer la tradition de ses parents ?

Le Rav Moshé Feinstein et le Rav Yossef Chalom Eliachiv pensent que l'on doit attendre six heures, dans le sens du Rif et du Roch, alors que le Rav Menahem Chah et le Rav Chelomo Zalman Auerbach pensent que l’on a le devoir de continuer la tradition ancestrale car "c'est la raison pour laquelle il existe une tradition en Israël".


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