LA PÂQUE JUIVE
Réflexions sur un message universel
Paul ZYLBERMANN

Editions L'Harmattan, Mare Balticum ; février 2010 ; broché 248 p. ; ISBN : 978-2-296-11442-5

Le "Séder" est le nom de la première soirée de la Pâque juive. À cette occasion, avant le traditionnel repas de fête, est lue et commentée la "Haggadah"», le récit de la libération des Hébreux de l'esclavage d'Egypte. Le présent volume invite tout homme, juif et non juif, "croyant" ou non, à percevoir cette soirée comme une opportunité à saisir pour s'interroger sur des notions essentielles (la liberté, l'éducation, le racisme...). Ces réflexions sont autant de suggestions en vue d'échanges peut-être plus fructueux car plus documentés.
Dans cet esprit est proposée, en fin de livre, non une "Table des matières", mais une "Table de sujets proposés".

Paul Zylbermann, docteur en chirurgie dentaire, docteur en Histoire moderne, s'est pris de passion pour ce texte très court qui aborde des notions essentielles, que les "obligations", le "rythme de vie trépidant" de chacun d'entre nous, contraignent très souvent à n'aborder que trop superficiellement.
Paul Zylbermann est l'auteur sur notre site de l'anthologie des textes d'André Neher.

"Avadim hayinou" - Nous étions esclaves
Extrait de l'ouvrage pp. 121-128

« Avadim hayinou », "Nous étions esclaves de pharaon en Egypte  et si Dieu ne nous avait pas libérés, nous serions,
nous, nos enfants
et les enfants de nos enfants encore sous le joug des Pharaons.... ».

Un homme n'est jamais libéré contre ou sans sa volonté mais en réponse à son espoir et à ses efforts.
"Que faire pour un homme dont le vouloir cesse là où s'arrête son pouvoir ?" (1)

D'opprimés, les Hébreux, en une nuit. redeviennent  des hommes libres, des hommes maîtres de leurs mouvements et de leur temps.
"Redeviennent", puisqu'ils retrouvent ainsi ce qui depuis la
Création est la condition naturelle de tout homme :
Dans le "plan initial", six jours durant,  l'homme s'investit dans son travail, construit, produit. "domine la nature" (2), puis vient le Shabbat qui doit faire disparaître les liens  de dépendance sociale. Ce jour, le maître n'a plus d'ordre à donner ; son subordonné n'a plus à en recevoir: ; chaque homme est son propre maître.

La justice sociale comme dernière chance…
Dans la période qui précède la destruction du premier Temple, la liberté rendue à chaque homme apparaît comme l'ultime recours,  le seul qui, peut-être pourrait éviter le désastre, infléchir le cours  des événements :

Nabuchodonosor assiège Jérusalem. Les prophéties de Jérémie deviennent réalité. Il faut se ressaisir moralement. Alors la liberté est redonnée aux esclaves qui n'avaient pas été libérés chaque septième année l'exige la Loi (3). Ce geste est récompensé par un retournement de la situation militaire. L'étau se desserre,  Jérusalem est sauvée.
Mais le danger à peine éloigné, tout "rentre dans l'ordre": le maître redevient  le maître  et l'esclave est remis à sa place d'esclave. "Ils les  avaient émancipés mais après coup, s'étant ravisés, ils avaient repris les esclaves et les servantes affranchis par eux et les avaient contraints à redevenir esclave" (4). Tant de perfidie entraîne un nouveau désastre, définitif cette fois. Jérusalem est détruite et le Temple incendié.

"...esclaves.- de Pharaon en Egypte".
C'est là une évidence, seul le monarque égyptien porte ce titre. En réalité, cette formule exprime la déception que provoquait le constat que cet esclavage n'était plus le fait d'un homme (destiné à disparaître), mais qu'il était devenu une institution permanente de l'Etat. (5)

"...et si Dieu ne les avait pas libérés,... nous et nos enfants et les enfants de nos enfants... ".
Naturel, le mouvement vers la liberté devrait s'effectuer dans la joie, mais, la condition d'esclave devenue mentalité autant qu'état exige une longue rééducation de la part de celui qui a été aliéné. "Alors que le maître n'est plus le maître, longtemps encore, l'esclave reste esclave". Ibn Ezra dans son commentaire de l'Exode et Maïmonide dans Le Guide des Egarés (6) constatent qu'il n'est pas dans la nature de l'homme après avoir grandi dans l'esclavage de pouvoir, immédiatement, combattre ses anciens tortionnaires. Et Dieu les fit errer dans le désert jusqu'à ce qu'ils soient à nouveau aguerris. (7)
Une mentalité d'esclave ? Le Lévitique (8) en donne une image saisissante : "...poursuivis par le bruit de la feuille qui tombe, ils fuiront comme on fuit devant l'épée, ils tomberont sans qu'on les suive...". Le rabbin L.Ashkenazi, tout en rappelant que "les enfants d'Israël étaient armés", conclut, "à quoi cela sert-il d'être armé si on a peur de la guerre ?" (9)


"...et si Dieu ne les avait pas libérés… nous serions encore esclaves".

Avec le temps, la lassitude, la résignation donnent à des onditions de vie, parfois inhumaines, l'allure d'un cadre "presque normal" auquel on "s'adapte", et cette résignation neutralise l'élan qui normalement pousse à briser les barreaux des prisons. Des "couples" contre nature se forment ; une sorte de connivence s'établit entre opprimés et oppresseurs.         Dans l'Histoire, avec le temps, les ignobles rapports entre le maître et son esclave, entre le négrier et son "or noir" sont apparus
tolérables, parfois même... "naturels". (10)

L'esclavage, un état mais également une mentalité, un sentiment  de dépendance dont doit s'affranchir l'homme aliéné : "Lorsque Pharaon eut laissé partir le Peuple, Dieu ne les dirigea pas sur la routte du pays des Philistins, car il était proche, et Dieu disait : le Peuple pourrait se raviser à la vue de la guerre et retourner en Egypte". (11)

L'expression "car il était proche" est traditionnellement traduite par "bien que proche" Les commentateurs justifient les quarante années de traversée du désert, ce si long détour, par l'habitude  prise par les Hébreux de voir lors des derniers mois passés en Egypte les problèmes "se solutionner d'eux-mêmes…". Il leur fallait à présent apprendre à affronter seuls, les difficultés qui accompagnent une vie normale.

Paul Zylbermann présente son ouvrage à la Librairie Vice-Versa
de Jérusalem - © J. Bronstein
Pour représenter ces gens accablés, brisés par  la servitude, Moïse était alors l'interlocuteur capable de se mesurer au Pharaon :
Seul, relève Ibn Ezra (12), Moïs,un homme "ayant passé sa jeunesse au palais", pouvait jouir du prestige nécessaire aux yeux de ses frères hébreux. ceux-ci   ne pouvant se permettre avec lui la familiarité qu'aurait autorisée une "enfance commune". Seule également, son éducation à la cour l'avait préparé à affronter, sans être impressionné par le luxe, par le protocole, ces étonnants tête à tête, -d'égal à égal !- qui mettaient en présence, face au monarque tout puissant... le "chef" d'une masse d'esclaves.

"Gens venant d'un même monde". Elevé au palais, habitué de la cour, Moïse, pour obtenir le repos du shabbat pour les esclaves, connaissait le langage que pouvait comprendre le Pharaon. Oubliant les notions de "valeurs morales ou spirituelles", il mettait en avant des "avantages comptables", les seuls capables d'éveiller l'intérêt du souverain : "Une machine est plus performante lorsque lui sont accordés des moments de repos". "Gens d'un même monde..."(13)

Des siècles plus tard, à l'image de Moïse, un Juif prenait conscience des souffrances endurées par son Peuple, sacrifiait sa carrière, mettait son énergie, son prestige, ses talents (de journaliste et d'auteur dramatique à succès) au service de son Peuple pour plaider sa cause auprès de l'Empereur, du Sultan et des autres dirigeants du monde. Son nom : Théodore Herzl.

Adaptation ou accoutumance ?

Des conditions de vie indignes, telles celles imposées à tant de Juifs dans leurs différents lieux d'exil, brisent les hommes les plus vulnérables. D'autres, plus forts, (ils furent à travers les siècles la majorité du Peuple juif), s'adaptent aux contraintes morales et physiques. Mais ce courage et cette capacité d'adaptation entraînent parfois non seulement une accommodation mais une accoutumance, un état où l'exil n'est plus ressenti comme tel.

La Thora oblige le maître à libérer son serviteur après six années de labeur (14). Après ces années de travail, l'ancien délinquant redevient un homme libre. Sa vie pourrait, dans l'instant, reprendre un cours normal. "Pourrait", or il arrive que certains devant lesquels s'ouvre la porte de la liberté se sont habitués à leur condition de serviteur, au point de vouloir conserver leur statut de dépendance : "J'aime mon maître, ma femme et mes enfant ; je ne veux pas être affranchi". (15)
Devenus esclaves dans l'âme, de tels hommes ne franchissent pas la porte de la liberté maintenant grande ouverte devant eux. (16)

Nombreux sont les sages qui font prendre conscience de la réalité de cette deuxième muraille invisible, qui souvent, comme, ou plus que l'autre, encercle le prisonnier. Pour Jacob Gordin (1896-1947) : "Il est des esclaves qui, lorsque vient l'année sabbatique, ne se rendent plus compte de ce qu'est l'esclavage, qui ont perdu le rêve de la libération, pire forme de l'esclavage". Citons également le rabbin Enokh : "L'exil véritable d'Israël en Egypte, c'est d'avoir appris à le supporter" (17). Pour le rabbin Simh'a Bounam (1765-1827) : "Le pire des exils ? Celui auquel on s'habitue, celui dans lequel on ne se sent plus étranger" (18). Relevant la proximité en hébreu des mots "souffrances" et "patience", il traduit le verset : " ...qui enfin vous sort de vos souffrances... " par "...qui enfin vous sort de votre patience, de votre torpeur…"  Ajoutons encore la voix de Jean-Jacques Rousseau : " ...Je préfère une liberté dangereuse à un esclavage tranquille..."(19)

"Lorsque les hommes seront complets et libres, ils ne rêveront plus la nuit". Tel est le souhait que formule Paul Nizan (20). Rêve de quiétude, qu'en réalité nous percevons comme un grave danger lorsque sont ainsi confondues les notions de perfectibilité (stimulante) et de perfection, (anesthésiante !). Prions nous aussi pour des hommes libres, mais pour des hommes rêvant toujours à un possible et infini dépassement d'eux-mêmes. (21)
Parole du Talmud : "Pour les sages, il n'est de repos, ni dans ce monde, ni au paradis", car les attend une recherche sans fin d'une plus grande perfection. (22)

Conte h'assidique d'un rêve perdu...
Le fils d'un roi s'étant révolté contre l'autorité de son père, celui-ci l'exila dans les terres d'un souverain ami. A ce dernier il demanda qu'aucune faveur ne soit accordée à son fils et qu'une cabane dans la forêt soit sa nouvelle résidence. Le temps ayant passé, le courroux du père s'étant apaisé, il autorisa son fils à formuler un désir. Celui-ci se résuma à "de bonnes couvertures chaudes". Au lieu d'aspirer au retour dans son pays, d'aspirer à y retrouver son rang, il ne souhaitait qu'un peu moins d'inconfort. Il avait oublié qu'il était fils de roi. Ultime punition, il ne savait plus ce à quoi il devait aspirer.

Bâton mort ? Branche endormie ?...
Dans le jardin, deux piquets plantés en terre. L'hiver fini, avec le printemps vient le renouveau de la nature. L'un des piquets reste ce qu'il est, un simple bout de bois. Bientôt sur l'autre apparaissent des bourgeons, des feuilles : il n'était qu'endormi. A l'image de ce dernier, certains Juifs, ignorant ou ne prêtant plus attention à la composante juive qui les habitait, voient, suite à un "hasard" (une lecture, l'audition d'un chant traditionnel, le souvenir du père à la table du Séder), se réveiller en eux ce qui parfois a longtemps sommeillé.

Israël Zangwill (1864-1926) a décrit et Henri Heine (1797-1856) a lui vécu ce réveil essentiel, et souvent dramatique :

Dans le récit intitulé H'ad Gadia, I. Zangwill présente un voyageur juif qui lors de ses pérégrinations n'a pas emporté dans ses bagages le patrimoine de sa jeunesse. De retour dans sa Venise natale, il se dirige vers la demeure familiale du Ghetto le soir du Séder. Des fenêtres lui parviennent les chants et les récits de son enfance. Progressivement grandit en lui la nostalgie de cette époque, le désir de se joindre à cette fête. Il s'aperçoit qu'à son insu cet événement lui rappelle de nombreux souvenirs à la fois puérils et essentiels. Mais il est à présent éloigné de ce monde et en même temps étranger à celui auquel il a cru s'être assimilé. Le voyant sans espace dans lequel il aurait "naturellement" sa place, Zangwill fait sombrer son personnage dans l'un des canaux de la ville tandis que de loin, lui parvient lointaine, la mélodie du "H'ad Gadia".

Chez Heine, il n'y a ni réflexion, ni récit, mais la tragédie de sa vie. Sinueux parcours d'un jeune homme qui, "pour réussir dans la société", paie par une conversion sans conviction, le prix de son entrée dans la "grande société" jusqu'au jour du douloureux réveil, celui de la reconquête de son "être intérieur".

Liberté véritable : libertés illusoires.
Etre libre n'est pas avoir la possibilité de répondre au désir ou au caprice de chaque instant, mais avoir la faculté de rassembler ses capacités vers ce qui guide toute une vie : un Projet.
Etre libéré n'est pas encore être libre.

Saint-Exupéry (1900-1944) constate,   "Un homme sans entrave placé au milieu du désert, pouvant se diriger où bon lui semble, un tel homme, sans but, n'est pers libre mais perdu".
La sortie d'Égypte n'avait de sens que perçue comme première étape d'un projet moral - la rencontre du Sinaï - et national - l'entrée en Canaan. Pour A. Neher. "l'errance" du Peuple juif en exil, cette longue marche de deux mille ans a toujours été orientée -littéralement dirigée vers l'Orient- vers Jérusalem. Cet éloignement si longtemps prolongé, fut toujours vécu avec la certitude que cet exil ne pouvait s'achever que par un retour à Sion.


Vivre ? Avoir un projet.
A l'issue d'une carrière - à l'usine ; au bureau -, la retraite est trop souvent le temps du désœuvrement, d'un "temps à remplir" parfois même "à tuer" (23). En réalité, il doit être l'opportunité offerte, pour enrichir la vie de l'esprit trop souvent négligée pendant la période active; il devient alors le "Shabbat d'une vie".


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© : A . S . I . J . A.