Un livre singulier et énigmatique est le troisième récit poétique de la Bible, Esther , qui fait partie des Cinq Rouleaux liturgiques, et qui a été admis dans le canon, non sans de fortes résistances. A en juger par la langue et par une foule d'autres indices, il est le dernier-né de la littérature biblique, et la date de sa composition peut à peine remonter au-delà du 3ème siècle avant l'are vulgaire. Il fourmille d'araméismes, de mots persans et autres, plus de cinquante en quelques pages.
L'opposition qu'il rencontra de la part des rédacteurs du canon, et qui est compréhensible, ne justifie toutefois pas l'opinion qui nie l'événement historique qui lui sert de base, et dont nulle autre source ne parle. Ce silence des documents n'est pas une raison suffisante pour déchirer une page d'histoire, pas plus que les invraisemblances dont elle est semée, et qui peuvent être le fait du narrateur.
Curieuse et surprenante histoire, qui a soulevé bien des doutes, bien des objections ! Ce qui surprend tout d'abord, c'est l'esprit de servilité qui y règne et qui tranche avec la fierté théocratique du reste de la Bible. Elle se compose en tout de cent soixante-six versets, et le roi, la reine, le royaume y paraissent plus de deux cents fois, tandis que le nom de Dieu n'est pas mentionné, pas plus que celui d'Israël. Ajoutez à cela une foule d'invraisemblances, dont la première est la conduite du roi et de son ministre, et une des plus frappantes, la bonne volonté avec laquelle toute la population persane se laisse massacrer pendant deux jours par une poignée de Juifs,
Toutes les difficultés dé ce genre disparaissent, si l'on consent à voir dans le livre d'Esther ce qu'il est, réellement, une intrigue de sérail comme l'Orient en vu se dérouler à toutes les époques
Quant à la date et à l'auteur, nous nous rallions à l'opinion de notre savant maître, M. Wogue. "Il paraît certain, dit-il (1), que le Livre d'Esther est antérieur à 1a chute de la domination persane, on peut même ajouter que l'auteur a dû être non seulement rapproché du lieu et de l'époque de l'événement, non seulement contemporain, mais y avoir une part directe et sympathique, à en juger par la vivacité de toute la narration, et surtout par un grand nombre de détails, circonstanciés jusqu'à la minutie, qu'il est superflu d'énumérer... Je dois ici une mention à l'opinion d'Ibn Ezra. Frappé de l'omission du nom de 1a Divinité, qui semble. systématique, Ibn Ezra suppose que l'ouvrage a été écrit primitivement par Mardochée et traduit (ou transcrit) par les Perses pour être annexé aux archives de l'Empire. Or, comme ceux-ci n'auraient pas manqué de remplacer le nom divin par celui de leurs idoles, Mardochée prit la sage précaution d'éviter partout l'emploi de ce saint vocable. L'hypothèse contraire serait peut-être plus naturelle ; cette omission s'explique mieux si la rédaction première a été faite en langue perse."
La valeur poétique du livre est médiocre, la narration simple mais pleine d'art, l'intrigue passionnante à l'égal d'un roman. Comme chapitre de l'histoire sainte, il tranche sur toutes les autres parties de la Bible. Il ne renferme de religieux que le jeûne de trois jours imposé aux Juifs. Par contre, il est impossible d'y méconnaître un souffle discret, mais réel, d'orgueil national. Une chose digne de remarque, c'est que la fête à laquelle le Livre d' Esther se rattache s'est conservée chez les Juifs, selon la prédiction de l'auteur, avec le caractère historique qu'elle avait à l'origine ; et cela s'explique par ce fait, que l'histoire du triomphe de Mardochée et de ses frères a soutenu ses descendants au milieu de tribulations pareilles aux siennes, les a préservés du désespoir et a maintenu leur confiance dans l'avenir radieux, que ce livre, comme tous les autres, promet solennellement à l'humanité réconciliée
(1) Histoire de la Bible et de l'Exégèse biblique, p. 68.