Fortune et infortunes de deux bouchers israélites. - Viandes pures et impures. - Schochet et kauscher. - Procédés d'une commission israélite. - Un pacte de famine. - Demande en dommages-intérêts |
La clientèle des sieurs Salomon Ulmann et Alexandre Bloch devenait de jour en jour plus nombreuse Mertzen , Largitzen Friessen et plusieurs autres villages environnants fournissaient leur contingent à ces heureux industriels, dont la réjouissance même ne soulevait chez les acheteurs aucune réclamation, parce qu'ils ne se permettaient jamais de faire mentir la balance.
Les choses en étaient là lorsque, dans les derniers jours de septembre 1859, ils se virent forcés d'élever le prix de leur marchandise ; la viande destinée aux catholiques fut portée à 80 centimes le kilogramme ; le prix de la viande pure ou kauscher fut élevé à 90 centimes le kilo.
La cherté du bétail et les frais occasionnés par la préparation des viandes kauscher étaient les principaux motifs de cette mesure, qui allait devenir pour les deux réformateurs une source de tribulations ; en outre, disaient les bouchers pour justifier cette augmentation et cette différence dans les prix, les viandes pures qui restent peuvent être vendues aux catholiques, tandis que les viandes impures et les rebuts ne peuvent jamais être vendus aux israélites.
A cette nouvelle, grande émotion des membres de la commission israélite de Seppois-le-Bas, qui protestèrent énergiquement contre ce tarif différentiel , en criant à l'arbitraire ; les bouchers, qui semblaient ainsi favoriser les catholiques, furent sommés de revenir au plus vite à l'ancien état de choses. Ces réclamations et injonctions restèrent sans effet, et la viande kauscher continua à se débiter au prix de 90 centimes.
C'est à la date du 1er octobre seulement que la commission de Seppois-le-Bas, poussée à bout par la résistance des bouchers, défendit formellement au schochet d'immoler les bêtes appartenant à ces deux négociants ; cette interdiction fut publiée, en pleine synagogue, devant toute la communauté israélite, vivement impressionnée par la solennité de l'interdiction. La même décision invita les bouchers à restituer à leurs chalands israélites les dix centimes qu'ils avaient perçus en trop sur le kilogramme de viande, au grand scandale de toute la population israélite.
Plus de schochet, partant plus de viande kauscher, plus de clients israélites. Largitzen Mertzen , Friessen etc., réclament à grands cris leur pâture quotidienne ; on assiège la boutique des bouchers ; l'agitation est à son comble ; Ulmann et Bloch ne savent à quel schochet se vouer ; les naturels de Friessen, Mertzen, Largitzen , etc., sont rendus féroces par la faim qui les talonne. Le schochet s'est séparé de nous, répondent les bouchers éperdus à ces affamés ; nous n'avons plus de viande kauscher; vous êtes autorisés à mourir de faim : il ne vous est pas permis de manger de la viande qui n'est pas kauscher, et je n'en ai pas d'autre à vous offrir.
Cependant à Seppois-le-Bas l'agitation augmente, et la municipalité de l'endroit, appuyée du brigadier de la gendarmerie, se voit forcée d'intervenir. Le magistrat municipal s'adresse à la foule qui assiège les étaux des bouchers, et a toutes les peines du monde à se faire écouter : ventre affamé n'a pas d'oreilles ; il parvient enfin à connaître la cause de tout ce tapage, et va demander des explications à la commission israélite, qui se trouvait en permanence. Il lui fait observer qu'en l'absence d'une taxe municipale sur les viandes de boucherie, il n'appartient pas à cette commission d'imposer aux bouchers israélites une taxe de sa façon ; il enjoint en conséquence à ladite commission de lever la prohibition et d'ordonner au schochet de saigner les bêtes d'Ulrnann et de Bloch.
La commission délibère, et décide, après une longue discussion qu'il en sera fait ainsi que le désire M. le maire, et que les deux bouchers pourront user du schochet et délivrer de la viande kauscher à leur clientèle aux abois. Grâce à cette résolution, qui permet enfin de satisfaire toutes ces mâchoires avides, l'ordre renaît à Seppois-le-Bas, et Largitzen, Friessen, Mertzen , etc., rentrent dans le calme le plus profond, et dans le contentement d'une bonne digestion.
Mais les bouchers n'étaient pas au bout de leurs infortunes ; la commission israélite de Seppois-le-Bas allait lui prouver qu'il n'était pas prudent de braver ses décisions, et voici comment elle s'y prit pour faire regretter aux sieurs Ulmann et Bloch leur résistance M. le président et les membres de cette commission rédigèrent un acte par lequel les signataires s'engageaient à ne plus acheter de viande chez eux, et à payer, en cas de contravention à cet engagement, la somme de cinquante francs de dommages-intérêts ; c'était, comme on le voit, une sorte de pacte de famine organisé contre les deux bouchers. Celte déclaration fut colportée de maison en maison, et se couvrit d'un certain nombre de signatures.
Les effets de cette coalition furent réellement désastreux pour les sieurs Ulmann et Bloch, qui virent en gémissant le vide se faire autour de leur étal ; la clientèle se réduisit considérablement, et le préjudice qu'ils éprouvèrent par ces manœuvres des membres de la commission israélite les força de s'adresser à la justice pour en demander la légitime réparation.
Le 21 novembre, les deux bouchers, avant élu domicile en l'étude de Me Munschina, avoué à Mulhouse, assignèrent les sieurs Léon Lévy et consorts devant le tribunal civil de cette ville, pour s'entendre condamner à leur payer la somme de 1,200 fr. de dommages-intérêts, à titre de réparation du préjudice qui leur avait été causé.
L'affaire parut à l'audience du 9 février 1860.
Les sieurs Bloch et Ulmann firent ressortir, à l'appui de leur demande, tout ce qu'il y avait d'illégal, d'attentatoire à la liberté de l'industrie, dans les mesures prises par la commission israélite, tout ce qu'il y avait de coupable dans les manœuvres tendant à détourner leur clientèle ; sans tenir compte des considérations sérieuses qui avaient nécessité une augmentation et une différence dans le prix des viandes pures et
impures, les sieurs Lévy et consorts ont, alors qu'il n'existait aucune taxe municipale, voulu imposer une taxe à deux bouchers, en se substituant ainsi à l'autorité municipale ; les demandeurs ont avec raison résisté à un acte aussi arbitraire ; la commission a riposté en interdisant au schochet d'immoler des bestiaux pour leur compte, et il leur a été impossible, dès lors, de satisfaire leur nombreuse clientèle. Cet état de choses a un instant compromis l'ordre public et les a exposés à la risée des catholiques et aux quolibets de beaux esprits de Seppois-le-Bas.
Mais les membres de la commission ne se sont pas bornés à cette interdiction, qu'ils ont été forcés de lever, grâce à l'intervention de l'autorité ; ils ont encore provoqué l'engagement de ne plus s'approvisionner à l'étal sous peine de 50 fr. d'amende. Ces menées, ces manœuvres, qui constituent l'atteinte la plus grave à. la liberté de l'industrie, ont causé à leur commerce un préjudice considérable, en signalant les demandeurs à la suspicion de leurs coreligionnaires. La somme de 1,200 francs de dommages-intérêts, qu'ils réclament, n'est qu'une faible compensation des pertes qu'ils ont subies par le fait des défendeurs.
Ce n'est point une question de culte que soulève leur demande, répondaient les bouchers ; c'est une question de coalition dommageable, et, aux termes de l'article 1382 du Code Napoléon, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Le dommage a été causé par le fait des défendeurs ; ils doivent en conséquence le réparer. En vain opposent-ils à la réclamation des demandeurs leurs fonctions de délégués du Consistoire pour échapper à toute condamnation, en se retranchant derrière leur qualité de président et de membres de la commission israélite de Seppois-le-Bas ; cette position même a donné à leurs démarches plus d'autorité et plus d'intensité au préjudice causé ; c'est en abusant de leurs fonctions, en usant de l'influence qu'elles leur attribuaient, qu'ils ont organisé, dans le but de ruiner l'industrie de deux malheureux bouchers, une coalition des plus coupables, quasi-délit qui les fait tomber sous le coup des tribunaux ordinaires, et fait disparaître l'immunité que leur assurerait leur qualité de délégués du Consistoire, s'ils s'étaient bornés à prendre de simples mesures de discipline religieuse.
Sur ces débats, le tribunal, après avoir entendu Me Louis CHAUFFOUR, avocat des demandeurs, et Me SÉE aîné pour les défendeurs, a rendu le jugement suivant :
"Attendu que les défendeurs soutiennent, par fin de non-recevoir, qu'ils opposent à la demande, qu'ayant agi en qualité de délégués du consistoire israélite de Colmar, l'un comme commissaire-administrateur de la synagogue de Seppois, les autres comme membres de la commission administrative instituée par arrêté du Consistoire en date du 18 septembre 1859, ils ne sauraient être recherchés pour des faits relatifs à leurs fonctions ;
"Attendu que ce moyen n'a de valeur que pour autant qu'il ne s'agirait pas de quasi-délit ;
"Attendu qu'il faut distinguer à cet égard entre les divers faits qui sont relevés en demande ;
"Que l'ordre donné au schochet par Léon Lévy de refuser son ministère aux demandeurs, quels qu'en aient été les motifs, a tous les caractères d'une mesure de discipline religieuse rentrant dans les attributions du Consistoire et de son délégué, et dont il n'appartient pas au tribunal d'apprécier le mérite ; qu'en effet, aux termes de l'ordonnanee du roi du 25 mai 1844, le sehochet est un agent du culte israélite nommé, surveillé et dirigé par le Consistoire ou ses délégués ;
"Que dès lors ce premier fait ne saurait être imputé à quasi-délit aux défendeurs ou à l'un d'eux.;
"Mais attendu qu'il n'en est pas de même des faits qui ont accompagné ou suivi la défense faite au schochet ; que les demandeurs reprochent avec raison aux défendeurs d'avoir publié cet ordre dans la synagogue de Seppois, de les avoir sommés, en présence de toute la communauté israélite, de restituer aux israélites les 10 centimes qu'ils avaient exigés d'eux par kilogramme de viande, en sus du prix qu'ils se faisaient payer par leurs chalands chrétiens, et surtout d'avoir organisé contre eux une ligue en colportant un écrit par lequel les signataires s'interdisaient, sous peine de 50 francs, de s'approvisionner de viande chez eux ;
"Attendu que ces faits, qui n'ont point été déniés, de nature a nuire non-seulement au commerce des demandeurs, mais. encore à leur considération, leur ont causé un dommage dés à présent appréciable par le tribunal ;
"Par ces motifs, le tribunal, jugeant en matière sommaire et en dernier ressort, condamne les défendeurs solidairement à payer aux demandeurs la somme de cinquante francs à titre, de dommages intérêts et aux dépens."