LE judaïsme n'a jamais eu de sympathie pour la mortification de la
chair comme expression de notre piété. Le corps est de par lui,
considéré et traité, ainsi que l'âme, comme une
création divine et nous avons le devoir de veiller sur notre vie et
notre santé. La Loi de Moïse a dit - et le Talmud répète
souvent ces paroles - "wohaï bohèm",
c'est-à-dire que les commandements de Dieu doivent être pour
nous une source de vie. Aussi, la Bible nous défend-elle de nous déchirer
les chairs, en signe de deuil, ainsi que cela se pratiquait dans l'antiquité,
ou de nous infliger des souffrances corporelles quelconques dont, ailleurs,
on a fait une vertu religieuse.
Pour la même raison, également, le judaïsme n'aime pas qu'un
particulier ou une communauté s'impose, en dehors des jours de jeûne
officiellement prescrits par la Bible et le Talmud, des jeûnes facultatifs.
Il en est pourtant quelques-uns, d'une valeur secondaire, que l'usage tolère,
parce qu'ils répondent à un sentiment rationnel et élevé.
Ce sont, par exemple, les trois jeûnes du premier Lundi, du premier
jeudi et du deuxième lundi des mois de "Iyar" et de "Hechwan".
Ces jeûnes ont été institués par des observateurs
scrupuleux, dans le but de nous faire pardonner les manquements, qu'entraînés
par les réjouissances des longues fêtes des mois de " Niçan"
et de " Tichri ", nous aurions pu commettre inconsciemment. Ce sont
encore les jeûnes de la veille de la Néoménie où,
si l'on peut réunir dix jeûneurs, on célèbre, midi
passé, un service religieux appelé : " Yom Kipour Qoton
" (petit " Yom Kipour ") et qui, comme son nom l'indique, est
pour le nouveau mois, par sa liturgie, par le jeûne jusqu'après
ce petit office, un raccourci du grand "Yom Kipour " pour la nouvelle
année.
Dans ce genre de jeûnes facultatifs, tolérés, il faut
mentionner tout particulièrement ceux qu'on appelait, dans ma prime
jeunesse : les "Chvovë" Taég.
J'en parle, on le voit, au passé, car je sais que, peu à peu,
ces "Chvovë " Taeg, considérés comme une coutume
de faible importance, sont tombés en désuétude dans les
villages alsaciens, aujourd'hui, plus ou moins abandonnés du reste.
Quant aux villes...
Ces "Chvovë" Taég ou demi-jeûnes,
dont le nom, correct est "Chauvovîm Tat",
mots composés des premières lettres des sections sabbatiques
lues aux huit semaines pendant lesquelles ont lieu ces demi-jeûnes ("Chemaus,
Woéro, Bau, Bechalah, Yisrau, Michpotîm,
Teroumo, Thetsawe").
On le voit, ce n'est pas "Chvovë" Taég
mais "Chauvovîm Tat" qu'on devrait prononcer,
mais ces mots "Chauvovîm Tat " ne disant rien à l'esprit
du peuple, celui-ci, comme il fait toujours et partout, dans les cas analogues,
a remplacé le mot incompris par un mot ayant pour lui un sens. Or,
"Chvovë" Taég signifie, en alsacien,
"jour des Souabes", et le mot Souabe y a toujours
été employé comme une dénomination péjorative
pour désigner tous les Allemands.
Comme ces jeûnes des "Chvovë" Taég étaient
universellement considérés comme des enfants adoptifs, ils n'avaient
aucun caractère obligatoire. Il était admis même que chacun
des jeûneurs volontaires avait le droit de salarier un coreligionnaire
pour le remplacer. C'était un moyen d'exercer la charité, d'une
manière détournée.
Après ce long préambule, on se demandera peut-être où
est l'humour ? L'humour le voici Il n'était pas rare, si l'on demandait
à quelque membre de la communauté si le jeûne ne l'incommodait
pas, d'obtenir cette réponse : "Si je supporte bien le jeûne
? Certes, oui, attendu que je me paie un remplaçant". Et aussitôt
il vous servait l'anecdote suivante :
Un jour, il arriva que vingt personnes s'adressèrent au bedeau du Temple
pour leur servir de remplaçant, chacun ignorant la démarche
des autres. Le bedeau n'eut garde de prévenir des promesses déjà
faites. Mais voici que, vers onze heures, l'un de ceux qui se faisaient remplacer
par le bedeau se rendit chez lui pour lui, demander un renseignement. Or,
que voit-il en ouvrant la porte de la maison du bedeau ? Le bedeau attablé
avec sa famille et mordant à belles dents dans une savoureuse côtelette.
Stupéfaction de l'intrus : " C'est ainsi que vous jeûnez,
s'écrie-t-il, quelle félonie ! " Mais le bedeau, gardant
son sang-froid, répond tout doucement " Quand j'acceptais la charge
de remplacer un ou même deux de mes coreligionnaires, je m'acquittais
d'ordinaire à merveille de mon devoir. Mais figurez-vous, Monsieur,
que vingt membres de la communauté m'ont prié de jeûner
à leur place. Je ne sais quelle tarentule les a piqués pour
s'adresser ainsi en masse à moi, comme s'il n'y avait que moi, ici,
qui pût jeûner. Mais réfléchissez un peu, je vous
en prie, jeûner pour vingt personnes le même jour. C'est effrayant.
C'est affreux, Ah ! non, à onze heures, je n'y tenais plus et, ma foi,
j'ai dû, à mon corps défendant, rompre le jeûne
au milieu d'un des "Chvovë" Taeg."
Après cette sortie, notre brave homme de bedeau se calma et, avec
un petit air candide et résigné, conclut : "Mais après
tout, si je n'avais jeûné qu'une seule heure pour vingt personnes,
mon jeûne serait déjà plus que l'équivalent d'un
jour de jeûne entier. "
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