Ce dicton fait allusion au cérémonial des soirées de Pâque. En effet, pendant la célébration du "Séder", on dit une bénédiction avant de manger du cerfeuil trempé dans du vinaigre, puis l'on mange des feuilles de laitue trempées dans une marmelade de pommes et de cannelle, après avoir dit aussi une bénédiction, et enfin une tranche de raifort mise en sandwich entre deux morceaux de pain azyme, et cette fois sans dire de bénédiction ; et ainsi, dit la tradition, "Belau Tiboul" (sans trempage) "ou-velau Berokho" (sans bénédiction).
Cette formule a été utilisée d'abord, sans doute, et est encore utilisée aujourd'hui pour faire une spirituelle observation aux gens qui se mettent à table sans dire la bénédiction, rituellement obligatoire avant de commencer le repas, ou qui quittent la table sans avoir dit les grâces "Belau Tiboulou-velau Berokho", sans faire trempette et sans dire une bénédiction,
Mais l'usage de cette expression s'est grandement étendu et on l'emploie aussi pour qualifier la conduite de personnes, qui sans égards pour les coutumes établies, pour les règles de politesse, pour l'opinion des gens au milieu desquels ils vivent, agissent à leur guise, avec une complète et insolite indépendance. "Vous en prenez à votre aise".
"Belau Tiboulou-velau Berokho"
DANS l'antiquité, les juifs comme les Romains avaient, l'habitude de prendre leurs repas à demi étendus, accoudés sur des divans. Un souvenir de cette attitude est rappelé par un passage de la Hagada (récit de la sortie d'Égypte), dont on fait la lecture avant le repas, les deux premières soirées de Pâque. Il est dit : "Tous les soirs, nous pouvons prendre nos repas soit assis, soit accoudés, mais ce soir nous sommes tous accoudés".
Dans le cérémonial du « Séder », les deux premiers soirs de Pâque, cette attitude est prescrite parce que nous devons nous sentir particulièrement à l'aise pendant que nous lisons avec joie et onction le récit de la délivrance d'Égypte. Ces mots "Koulonou messoubin » (nous sommes
tous accoudés) peuvent trouver leur place dans ce recueil de mots humoristiques judéo-alsaciens, car c'est dans un sens de moquerie bien aiguisée qu'ils sont employés dans la vie journalière.
Quand des intrus, des pique-assiettes sont paresseusement, voluptueusement installés autour d'une table à l'heure des repas, ou à d'autres moments, agréablement, confortablement enfoncés dans des fauteuils, sans y avoir été particulièrement priés par le maître de la maison, leur sans-gêne permet à plus d'un de penser, et même de dire tout haut « Koulonë messoubin ».
Le sens exact de cette expression de la Hagada "Koulonou messoubin" est : nous voilà tous accoudés, mais les citateurs ne sont pas toujours versés dans la grammaire hébraïque ou n'hésitent pas à en violer les règles pour lancer un mot plaisant.
UNE des plus touchantes pratiques du culte domestique est la cérémonie familiale des deux premières soirées de Pâque. Malgré la perte de nombreux usages religieux qui, au cours du dernier demi-siècle, ont entraîné dans le si regrettable naufrage de mainte croyance antique, source de tant de bonheur et de joie que rien n'a pu remplacer, la cérémonie familiale de ces deux soirées de Pâque est encore observée même dans beaucoup de milieux non-pratiquants. En tout cas, presque tous nos coreligionnaires d'Alsace, la célèbrent encore avec ferveur et la réunion autour de la table des enfants et des petits-enfants leur apporte toujours des satisfactions, des émotions que le temps ne peut affaiblir.
Cette cérémonie, comme on sait, s'appelle «le Cédèr». Ce vocable est l'abréviation de «Cédèr Hagada chél Péçah» et signifie : rituel. La phrase entière veut dire : Rituel du Récit de l'histoire de Pâque.
Accomplir la cérémonie du «Cédèr» se dit en Alsace : Den «Cédèr» géwë (donner le Séder).
D'autre part, dans le yidisch alsacien, l'expression : Der «Cédèr» és est employée pour dire «c'est l'usage de». Ce double sens du mot «Cédèr», "Rituel de la soirée de Pâque" et «usage», est employé par l'ironiste juif alsacien dans le cas suivant. Lorsqu'à l'occasion de Pâque, on parle de quelqu'un qui est connu pour son avarice, rare chez les juifs, mais pourtant pas inexistante et qu'on dit que chez un tel «guét m'r der «Cédèr» haït auwë» (ce soir, on donnera le Séder chez un tel), il ne manque pas de plaisants qui, avec jovialité, mais avec une satisfaction moqueuse corrigeant la susdite expression, et prenant le mot «Cédèr» dans son sens de «usage», répliquent : «yaou, bei dem «Cédèr» nét zu géwë» (Allons donc, chez celui-là l'usage est de ne pas donner.)
BIEN suggestive, cette boutade que tout juif alsacien connaît et souvent emploie. Pourtant, peu nombreux sont ceux qui savent où elle est née et à quoi elle fait allusion, mais tous s'en servent et à bon escient. Lorsqu'ils veulent dire qu'ils sont doublement désavantagés, doublement éprouvés soit dans leurs intérêts, soit dans leur honneur, ou en tout autre chose qui leur tient à cœur, ils s'écrient : "Das sén "Makes"... onn fauli Fèch".
Cette boutade est tout simplement empruntée a une parabole qui se trouve dans un des recueils extra-talmudiques que nous possédons et qu'on désigne du nom de "Midrach". Dans les livres du "Midrach", l'auteur s'applique, comme dans les passages midrachiques disséminés dans le Talmud même, à expliquer à sa manière des textes de la Bible pour y trouver un appui à de nombreuses lois religieuses, à de nombreuses règles cultuelles, liturgiques, ou pour en tirer une très grande quantité de maximes, de légendes, de fables, de paraboles, de contes, d'allégories, tous à tendance morale et qui ont singulièrement enrichi le folklore juif. Les déductions qu'on dérivait ainsi des versets expliqués servaient à la prédication de l'époque, étaient probablement la prédication elle-même.
La boutade dont nous avons parlé plus haut se trouve dans une parabole du livre midrachique appelé communément "Mekhiltha" (méthode d'interprétation) consacrée au second livre de Moïse, l'Exode. L'auteur cherche à accorder deux versets relatifs à l'histoire de la sortie d'Egypte qui expriment, chez les Egyptiens, deux sentiments contradictoires.
En effet, avant la libération des Israélites, les Egyptiens dirent à Pharaon : "Laisse donc partir ces hommes, ignores-tu que déjà l'Egypte est ruinée", mais après le départ des Israélites, les Egyptiens s'écrièrent : Qu'avons-nous fait là, en affranchissant les Israélites !" Donc changements absolu d'opinion. Comment interpréter cette volte-face ? L'auteur midrachique, qu'on ne prend pas sans vert, nous explique par un conte cette contradiction apparente.
Après le départ des Israélites, les Egyptiens dirent : "Si nous avions subi les dix plaies, mais que nous n'eussions pas laissé partir les Israélites ç'eût été supportable ; si nous avions subi les dix plaies et que nous eussions laissé partir les Israélites, mais qu'ils n'eussent pas emporté notre argent, ç'eût été encore supportable. Mais nous avons subi les dix plaies, nous avons laissé partir les Israélites, et ils ont tout de même emporté notre argent.
Voilà qui ressemble à la parabole suivante : Un maître envoya son serviteur au marché avec l'ordre de lui acheter des poissons. Le serviteur obéit et maladroit, rapporta du poisson pourri. Alors le maître, courroucé, lui laissa le choix ou de manger ce poisson, ou de recevoir cent coups, ou de payer cent "mana" (pièce de monnaie). Le serviteur se décida à manger le poisson pourri, mais il ne put pousser cet héroïsme jusqu'au bout et, près d'en finir avec son poisson pourri, il s'écria : je préfère recevoir cent coups. Le maître alors se mit à la besogne. Arrivé au 60e coup, le malheureux serviteur n'y tint plus et il offrit a son maître de lui verser cent "mana". Il se trouva donc, ce pauvre hère, avoir mangé du poisson pourri, avoir reçu des coups et avoir encore versé cent "mana".
Ce sont bien là les "Makes"... onn fauli Fèch". Des coups... et des poissons pourris, comme les Egyptiens, qui ont été frappés et ont tout de même laissé partir les Israélites qui, par surcroît, ont encore emporté des objets d'or et d'argent, se payant ainsi des travaux auxquels les Egyptiens les avaient contraints pendant la durée de leur esclavage.
LA phrase hébraïque que nous citons ici se trouve dans le récit biblique de la sortie d'Égypte, dont le texte complet se traduit ainsi : Lorsque Pharaon laissa partir le peuple (d'Israël), il (Dieu) ne les dirigea pas par le pays des Philistins. Et ce qu'on traduit "ne les dirigea pas", ce sont les deux derniers mots de notre expression "Velau", ne pas, "nohom" dirigea. Ce mot "nohom" a permis une confusion avec un nom propre "Nohoum", très répandu en Alsace, grâce à l'habitude prise par les juifs alsaciens de ne pas prononcer la voyelle de la dernière syllabe des mots. Ce mot "nohom" (les dirigea) est, en effet, prononcé "Noh'm".
Donc, depuis des siècles sans doute, et jusqu'au temps de mon enfance où l'hébreu était encore à peu près universellement compris, l'identité de ces deux termes prêtait à un de mots très goûté. Quand on parlait d'un fait ou d'un projet auquel un personnage, pour une raison quelconque, aurait voulu être mêlé, et qu'on désirait l'évincer, un pince-sans-rire récitait d'un air doucereux et malicieux la phrase hébraïque, en ayant soin d'appuyer sur les deux derniers mots "velau Noh'm", pas "Nohoum". Le gêneur avait compris et n'insistait pas.
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