Le film de Sabine Franel Le Premier du Nom, a fait partie de la Sélection officielle Cannes 2000 "Un Certain Regard" Il a reçu le prix |
Dans la mémoire de ses descendants, Moïse Blin, le Premier du Nom, a fait ses premiers pas à Fort Louis, petite garnison frontalière qui offrait alors quelques ressources à un colporteur juif. Il ne devait pas sy attarder il la quitta dès 1794 et finit ses jours à Haguenau en 1820. Sa famille devait connaître une réussite économique surprenante dans lindustrie textile à Bischwiller, qui nen est guère éloignée. Son fils Aaron et son gendre Jonathan Fraenckel, le mari de sa fille Rachel, furent les grands responsables de cet essor. Désormais les Blin et les Fraenckel auraient leur mot à dire dans le monde du textile alsacien.
Cette réussite était, somme toute, assez normale dans un judaïsme alsacien en pleine ascension sociale. Fut elle suivie dun certain relâchement dans les habitudes religieuses dune famille qui navait pas fait preuve jusqualors dune prédisposition particulière à ruer dans les brancards des traditions religieuses ancestrales ? La communauté de Bischwiller nétait pas réputée pour son attachement indéfectible à la pratique religieuse la plus intransigeante et la famille Blin -Fraenckel na probablement pas dû rester insensible à son évolution. Le grand changement allait venir avec le départ de lAlsace après 1871. Lamour de la France et le refus de lAllemagne avaient sans doute été déterminants dans cette décision, mais le choix du point de chute navait certainement pas été indifférent à la conjoncture économique. Le transfert en Normandie sera réussi et les établissements cousins des Blin et des Fraenckel pourront bientôt ouvrir leurs portes à Elbeuf. Il sera suivi au fil des années dun détachement progressif de la pratique religieuse ancestrale. La terre normande devait se révéler un terreau moins favorable au maintien du judaïsme que la plaine dAlsace. On y restera Juif, mais on y pratiquera de moins en moins. Lattachement à la France deviendra une nouvelle forme de religion. Bientôt ce sera le tour des mariages mixtes, mais il semble bien que la conversion à la religion dominante soit restée alors une apostasie.
Avec la guerre et loccupation allemande, lappartenance au judaïsme fit un retour contraint et forcé. Sur linterrogation "comment peut on cesser dêtre juif ?" Venait de sen greffer une autre : "que faire pour rester un Français à part entière ?" Ce fut lheure de gloire - et de profit - des généalogistes à la recherche et encore davantage à la découverte de ces fameuses cinq générations qui allaient faire la France. Les heureux bénéficiaires de ces certificats, qui ne savaient pas encore combien ils leur seraient inutiles, pouvaient se consoler dans la pleine certitude quun Napoléon Bonaparte naurait pas subi le même examen avec succès.
Ce retour en arrière ne devait pas arrêter, ni même freiner, le processus dassimilation de laprès guerre qui devait se traduire par laugmentation du nombre des mariages mixtes, encore quil ait pu fournir à certains loccasion dune réflexion et la matière dune fidélité. Il y eut bien entendu la tentation dune conversion sans la foi, devenue encore moins compréhensible que le maintien dun statu quo qui avait au moins son antiquité pour lui. Il y eut aussi non pas tellement le changement de nom que sa francisation. Il ny aurait plus de père et encore moins dancêtres. Une telle situation semblait intolérable, voire insupportable, pour certains - pas pour tous - en une époque où lengouement pour la généalogie prenait son essor. Une nouvelle génération allait se trouver confrontée soit à ses ancêtres, soit à ses origines, soit aux deux.
Ce film lui a visiblement tenu à coeur et elle y a travaillé pendant plus de dix années, ainsi que le démontre la présence dAndré-Aaron Fraenckel, lhistorien des familles juives dAlsace sous lAncien Régime et le parent lointain de ceux quil rencontra à Bischwiller, qui devait nous quitter en 1989. Ses questions et peut-être ses réponses aussi ont évolué cours de cette décennie prolongée. Ce qui na pas changé, cest son désir de réclamer sa place au sein dune lignée dont un changement de nom et limposition dune religion différente auraient pu ou dû la séparer. Tout a sans doute commencé avec une recherche du judaïsme qua bien servie le hasard dune lettre circulaire adressée aux descendants de Moise Blin pour les convier à une réunion des cousins qui devait se renouveler régulièrement par la suite. Le retour au judaïsme proprement dit, sil a jamais été évoqué, sest traduit en fin de compte par la revendication dune origine juive longtemps refoulée et peut être même ignorée. Le temps où léloignement du judaïsme normatif ne pouvait quaboutir à loccultation des rapports qui pouvaient avoir existé avec lui dans un passé plus ou moins récent nest plus. Il devrait être possible de sen réclamer sans chercher à leffacer et sans éliminer du patronyme familial ce "k" germanique que na pas manqué de maintenir telle famille chrétienne bien connue, qui nhésite pas à proclamer au vu et au su de tous quelle est dorigie polonaise et quelle nen est pas moins française pour autant.
Ce film ne retrace pas seulement la saga de la famille Blin-Fraenckel il illustre également celle de nombreuses familles israélites françaises, qui ne sont pas toutes alsaciennes. Comme elles il ignore, non pas la Shoah, mais laprès-Shoah et la création de 1Etat dIsraël, encore quil rappelle lexistence dun lointain cousin qui y demeure ou celle de Yad Vashem qui doit y satisfaire à une obligation de reconnaissance curieusement occultée en France. Son apparition sur la scène de lhistoire et sa reconnaissance par la France auraient sans douté posé des problèmes insolubles Et cependant une grande tendresse empreinte de mélancolie et beaucoup daffection pour les ancêtres juifs marquent ce film. Beaucoup de douceur et dhumanité aussi, quexpriment si bien les paroles de la dernière participante : "que dirait Moïse Blin sil revenait aujourdhui et voyait ses descendants dispersés et si différents réunis le jour du Shabath ?" Les morts, affirme la tradition juive, ne reviendront quavec leur résurrection. Cest aux vivants quil revient de comprendre et dapprécier les vivants, dans la compréhension comme dans le regret. Le beau film de Sabine Franel rendra cette tâche plus facile.