Onomastique judéo-lorraine
Onomastique judéo-lorraine
par Roger Berg

Extrait du Bulletin de nos Communautés

Les cérémonies du bi-centenaire du rattachement de la Lorraine et du Barrois à la France se poursuivent et elles incitent à proposer quelques réflexions sur le judaïsme de ces régions. En quoi ces communautés israélites se distinguent-elles de toutes les autres ? Certes pas par la forme qu'y prennent les cérémonies du culte public ou la pratique domestique. Mais les noms des Israélites y sont caractéristiques et démontrent que dans ce domaine il n'y a pas une Alsace-Lorraine, comme on l'a dit trop longtemps. L'onomastique démontre qu'un Kahn est un Alsacien, un Cahen un Lorrain, un Wormser un Alsacien, un Vormus un Lorrain.

Frontispice de la Hagada de Metz, 1767
Dans un travail écrit sous l'Occupation pour le Bureau d'études que dirigeait à Lyon Léon Algazi, un érudit messin, Pierre Mendel, a étudié les noms juifs français modernes. Il s'est particulièrement consacré aux noms des juifs de la Moselle, c'est-à-dire à ceux du département tel qu'il était constitué après le traité de Francfort. L'usage hébraïque que l'on désigne chaque personne par son nom individuel auquel on ajoute le nom de son père, assez souvent un surnom d'origine. La coutume fait alterner les mêmes noms de grand-père à petit-fils, à la condition que l'aïeul soit décédé à la naissance de l'enfant, ce qui est le cas du fils aîné ou de la fille aînée qui porte le nom de sa grand-mère. L'emploi de noms de familles, se remarque en Lorraine notamment, assez longtemps avant le décret de 1808 qui le rendit obligatoire.

Ces vocables familiaux proviennent, par analogie d'anciens vocables hébreux. A l'hébreu Eliakim correspond en Lorraine Godchaux, Godechot ou Goudchoux, comme en Alsace Geetschel ou Getschel. A l'hébreu Ouri, qui donne Ohry correspond le vocable Feist. Yehouda ou Juda qui désigne le Lion est à l'origine, en Lorraine, du nom patronymique Lion, qu'on trouve dans un état des Juifs de Metz en 1621. Benjamin, le plus jeune fils du patriarche Jacob, est comparé à un loup dévorant, qui se transforme en Lorraine, en Oulf, Oulif et même Louis. Le nom propre Bernard vient tout naturellement de l'hébreu Dov, qui signifie ours, tout comme le nom propre Cerf vient de Naphtalie ou de Zevi. Mais il faut une oreille exercée pour reconnaître le prophète Baruch dans le nom de Boris qui se rencontre dès 1739. Borg ou Berg, c'est Baruch également, tout comme Prague, tout comme Bénédic. Garçon, c'est Guerchom ; Alcan, Elchanan ; Hayem, Haym ; Coussiel ou Cossel, Yekoutiel ; Marx ou Marc, Mardochée ; Lajeunesse, Jonas ou Yekoutiel. Oser ou Paquin vient de Pessah, le nom biblique de la Pâque. Mayer ou Meyer dérive naturellement de Meïr, tout comme Gompel d'Ephraïm.

Cohen, en Lorraine, s'est altéré en Cahen, qu'on prononce Cahin, en Caen, Cain, Cayen ou Cayenne. Oungre désigne typiquement un juif lorrain originaire de Hongrie. D'autres surnoms, devenus des noms patronymiques, rappellent l'origine de la famille, villes ou villages. Un grand-rabbin de Metz s'est appelé Mahir Charleville. Le nom de Zay évoque la région de la seille, une rivière lorraine. D'autres s'appellent Wimphen, Bing, c'est-à-dire originaire de Bionville, Trèves ou Fould.

De bonne heure, on rencontre en Lorraine des noms juifs qui fleurent la campagne environnante, Morhange, Ennery ou d'Ennery, Créhange, Augny, Trenel - c'està-dire originaire du village de Tragny -, Daltroff, originaire d'Altroff. Le nom de la famille Lambert, qui a donné au judaïsme français des rabbins et des savants, n'est autre que celui, gallicisé, de la commune de Lemberg, proche de Sarreguemines. En Lorraine, Kauffmann devient Marchand, nompropre ou prénom. Celui qui prend la place de son frère défunt, dans l'instruction du lévirat, se nomme Chalfon en hébreu. Il s'appellera en Lorraine Halphen.

L'application du décret du 20 juillet 1808 provoquera en Lorraine, beaucoup plus qu'en Alsace, l'adoption de noms fantaisistes, imposés souvent par les fonctionnaires de l'état civil. Samuel Cahen changea néanmoins son nom en Dupont. A Sarrebourg, un Lion, cédant à la mode de l'antique, adopta le patronyme de Fabius.

On voit, par tous ces exemples, l'influence qu'a eue sur ces populations juives la pratique courante de la langue française, dont les formes et plus spécialement les diphtongues influencèrent les patronymes portés par les Israélites lorrains. Certains d'entre eux se rapprochent même des vocables du patois lorrain. Caën ou Cayen est très caractéristique.

Voici une preuve que les Israélites de Lorraine, plus que ceux d'Alsace, ont eu tendance à abandonner depuis longtemps leur yiddich, ce patois local, où Emmanuel Weill voyait une marque caractéristique de l'âme juive de ces provinces, avec son humour et son caractère primesautier. Il n'y a pas, en Lorraine, de littérature juive écrite en dialecte.
C'est l'universalisme que proclament les écrits des Israélites de cette province. On a déjà parlé, ici-même, de l'oeuvre d'Adolphe Franck, d'Arsène et de James Darmesteter. A propos de ce dernier, André Spire, dans Quelques juifs et demi-juifs, cite la préface, écrite par Joseph Anspach, membre du Consistoire de la Moselle, à une traduction, publiée à Metz en 1827, du classique Rituel des prières journalières :

"Depuis que la manie de l'innovation, écrit Anspach, a voulu empiéter sur le terrain de la religion, nos prières n'ont pas été à l'abri de ses attaques ; les uns ont pensé qu'elles ne devaient plus renfermer les passages qui ont un rapport avec la position des Israélites au temps où elles ont été composées, d'autres veulent que nous célébrions nos offices dans la langue nationale et que nous bannissions de notre Rituel tout ce qui a rapport aux espérances de l'Israélite, à la venue du Messie et à la réédification du temple. Quelques réflexions à ce sujet mettront nos lecteurs à même de juger que, sans manquer à cet esprit de bienveillance universelle qui est celui de ce siècle et de toute religion éclairée, nous pouvons conserver nos prières telles qu'elles existent, être bons citoyens et invoquer Dieu, aimer notre patrie tout en croyant à la venue du Messie et même en la désirant."
C'était, sous une forme que Joseph Anspach développait, en citant des textes d'Isaïe, de Zacharie et aussi de Maimonide, démontrer la valeur de la devise "Patrie et religion", que jamais les Consistoires de Nancy et de Metz n'ont abandonnée.

André Spire écrit, à propos des Juifs de Lorraine, ceux qui y vivaient en 1850 :
"Sans doute, quand ces Juifs pensaient au passé, ils pensaient à l'histoire héroïque que leur contait la Bible, à Samson, à David, à Salomon qui bâtit le Temple, aux Maccabées révoltés contre les tyrans syriens, et à Bar Cochebas et aux cinq cent mille qui périrent avec lui ; mais leur histoire était l'histoire de France ; ils bénissaient la mémoire des rois qui les avaient protégés contre la populace, celle de Louis XIV surtout, qui avait visité leur temple avec Louvois et assisté à leurs cérémonies... Toutes les gloires françaises étaient devenues leurs gloires, les libertés françaises leurs libertés."
Le Zohar, citant Rabbi Abba, ne compare-t-il pas l'homme qui abandonne son pays, à l'oiseau qui quitte son nid ? Dans la contrée qui a connu tant de maîtres illustres, où s'est maintenue pendant des années une école talmudique, où a été créée l'Ecole centrale rabbinique, on peut dire comme le docteur de la Tradition : "Nous nous consacrons à l'étude de la doctrine dans ce pays qui nous est propice ; et quiconque se séparerait de ce pays serait aussi insensé que s'il se séparait de la vie."

Les Lorrains ont cependant été contraints par deux fois de se séparer de leur pays. Lorsqu'ils y sont retournés, c'était sur la tombe du grand rabbin Abraham Bloch, tombé au col d'Anozel, dans les Vosges, le 24 août 1914, après avoir porté à un soldat catholique le crucifix qu'il lui demandait, sur la tombe du rabbin Maurice Vexler, tombé près de Verdun le 7 décembre 1914, sur celle de Boris Groudzky, rabbin de Lunéville, disparu le 24 septembre 1914. C'était pour aller se recueillir à Douaumont auprès du monument à la mémoire des combattants français, alliés et volontaires français israélites, morts pour la France.

Les survivants sont nombreux, par la grâce de Dieu. Certes, comme en Alsace, après le retour de la dispersion de 1940, les communautés rurales ont disparu dans les quatre départements lorrains. Certaines synagogues sont fermées au culte, faute de fidèles. Seul un cimetière, toujours entretenu, évoque parfois une présence juive Gérardmer, Château-Salins ou Vaucouleurs.

André Spire - mais ne faut-il pas toujours l'évoquer à ce propos ? - conte l'histoire d'un soldat juif originaire d'Oranie, Séban, dont Mme Spire était la marraine en 1918. Aujourd'hui, les descendants de ce tirailleur habitent Nancy ou Lunéville.

La solidarité avec les non-juifs de Lorraine était naguère évoquée sous la Coupole de l'Institut par le Cardinal Eugène Tisserant, doyen du Sacré-Collège, en rappelant que sa maison natale à Nancy portait au linteau la mezouzah, le cylindre contenant la proclamation de l'unité divine, qu'un ancien locataire israélite y avait apposée. Les Archives départementales ont conservé, de 1940 à 1944, les rouleaux sacrés de la synagogue de Nancy et les ont préservés du sacrilège.

Le juif lorrain d'aujourd'hui, c'est non seulement celui qui est resté et celui qui est venu plus récemment sur la terre de Lorraine, c'est aussi celui que les circonstances ont amené à Paris, à Lyon, à Toulouse, et qui y a transplanté sa foi juive. Le judaïsme lorrain demeure, en perpétuant, ici et là, les profondes vertus spirituelles issues de son passé.


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