Les cérémonies du bi-centenaire du rattachement de la Lorraine et du Barrois à la France se poursuivent et elles incitent à proposer quelques réflexions sur le judaïsme de ces régions. En quoi ces communautés israélites se distinguent-elles de toutes les autres ? Certes pas par la forme qu'y prennent les cérémonies du culte public ou la pratique domestique. Mais les noms des Israélites y sont caractéristiques et démontrent que dans ce domaine il n'y a pas une Alsace-Lorraine, comme on l'a dit trop longtemps. L'onomastique démontre qu'un Kahn est un Alsacien, un Cahen un Lorrain, un Wormser un Alsacien, un Vormus un Lorrain.
On voit, par tous ces exemples, l'influence qu'a eue sur ces populations
juives la pratique courante de la langue française, dont les formes
et plus spécialement les diphtongues influencèrent les patronymes
portés par les Israélites lorrains. Certains d'entre eux se
rapprochent même des vocables du patois lorrain. Caën
ou Cayen est très caractéristique.
Voici une preuve que les Israélites de Lorraine, plus que ceux d'Alsace,
ont eu tendance à abandonner depuis longtemps leur yiddich, ce patois
local, où Emmanuel Weill voyait une marque caractéristique de
l'âme juive de ces provinces, avec son humour et son caractère
primesautier. Il n'y a pas, en Lorraine, de littérature juive écrite
en dialecte.
C'est l'universalisme que proclament les écrits des Israélites
de cette province. On a déjà parlé, ici-même, de
l'oeuvre d'Adolphe Franck, d'Arsène et de James Darmesteter. A propos
de ce dernier, André Spire, dans Quelques juifs et demi-juifs,
cite la préface, écrite par Joseph Anspach, membre du Consistoire
de la Moselle, à une traduction, publiée à Metz en 1827,
du classique Rituel des prières journalières :
"Depuis que la manie de l'innovation, écrit Anspach, a voulu empiéter sur le terrain de la religion, nos prières n'ont pas été à l'abri de ses attaques ; les uns ont pensé qu'elles ne devaient plus renfermer les passages qui ont un rapport avec la position des Israélites au temps où elles ont été composées, d'autres veulent que nous célébrions nos offices dans la langue nationale et que nous bannissions de notre Rituel tout ce qui a rapport aux espérances de l'Israélite, à la venue du Messie et à la réédification du temple. Quelques réflexions à ce sujet mettront nos lecteurs à même de juger que, sans manquer à cet esprit de bienveillance universelle qui est celui de ce siècle et de toute religion éclairée, nous pouvons conserver nos prières telles qu'elles existent, être bons citoyens et invoquer Dieu, aimer notre patrie tout en croyant à la venue du Messie et même en la désirant."C'était, sous une forme que Joseph Anspach développait, en citant des textes d'Isaïe, de Zacharie et aussi de Maimonide, démontrer la valeur de la devise "Patrie et religion", que jamais les Consistoires de Nancy et de Metz n'ont abandonnée.
"Sans doute, quand ces Juifs pensaient au passé, ils pensaient à l'histoire héroïque que leur contait la Bible, à Samson, à David, à Salomon qui bâtit le Temple, aux Maccabées révoltés contre les tyrans syriens, et à Bar Cochebas et aux cinq cent mille qui périrent avec lui ; mais leur histoire était l'histoire de France ; ils bénissaient la mémoire des rois qui les avaient protégés contre la populace, celle de Louis XIV surtout, qui avait visité leur temple avec Louvois et assisté à leurs cérémonies... Toutes les gloires françaises étaient devenues leurs gloires, les libertés françaises leurs libertés."Le Zohar, citant Rabbi Abba, ne compare-t-il pas l'homme qui abandonne son pays, à l'oiseau qui quitte son nid ? Dans la contrée qui a connu tant de maîtres illustres, où s'est maintenue pendant des années une école talmudique, où a été créée l'Ecole centrale rabbinique, on peut dire comme le docteur de la Tradition : "Nous nous consacrons à l'étude de la doctrine dans ce pays qui nous est propice ; et quiconque se séparerait de ce pays serait aussi insensé que s'il se séparait de la vie."
Les Lorrains ont cependant été contraints par deux fois de se séparer de leur pays. Lorsqu'ils y sont retournés, c'était sur la tombe du grand rabbin Abraham Bloch, tombé au col d'Anozel, dans les Vosges, le 24 août 1914, après avoir porté à un soldat catholique le crucifix qu'il lui demandait, sur la tombe du rabbin Maurice Vexler, tombé près de Verdun le 7 décembre 1914, sur celle de Boris Groudzky, rabbin de Lunéville, disparu le 24 septembre 1914. C'était pour aller se recueillir à Douaumont auprès du monument à la mémoire des combattants français, alliés et volontaires français israélites, morts pour la France.
Les survivants sont nombreux, par la grâce de Dieu. Certes, comme en Alsace, après le retour de la dispersion de 1940, les communautés rurales ont disparu dans les quatre départements lorrains. Certaines synagogues sont fermées au culte, faute de fidèles. Seul un cimetière, toujours entretenu, évoque parfois une présence juive Gérardmer, Château-Salins ou Vaucouleurs.
André Spire - mais ne faut-il pas toujours l'évoquer à ce propos ? - conte l'histoire d'un soldat juif originaire d'Oranie, Séban, dont Mme Spire était la marraine en 1918. Aujourd'hui, les descendants de ce tirailleur habitent Nancy ou Lunéville.
La solidarité avec les non-juifs de Lorraine était naguère évoquée sous la Coupole de l'Institut par le Cardinal Eugène Tisserant, doyen du Sacré-Collège, en rappelant que sa maison natale à Nancy portait au linteau la mezouzah, le cylindre contenant la proclamation de l'unité divine, qu'un ancien locataire israélite y avait apposée. Les Archives départementales ont conservé, de 1940 à 1944, les rouleaux sacrés de la synagogue de Nancy et les ont préservés du sacrilège.
Le juif lorrain d'aujourd'hui, c'est non seulement celui qui est resté et celui qui est venu plus récemment sur la terre de Lorraine, c'est aussi celui que les circonstances ont amené à Paris, à Lyon, à Toulouse, et qui y a transplanté sa foi juive. Le judaïsme lorrain demeure, en perpétuant, ici et là, les profondes vertus spirituelles issues de son passé.