A la suite du philologue talmudiste Arsène Darmesteter il insiste sur
l’importance d’initier l’enfant au Talmud (32). A partir de ces
analyses sur les anciens juifs, il dégage des principes pédagogiques
dont il s’inspire dans son enseignement :
Eviter le surmenage des enfants et donc ne pas commencer l’enseignement
avant six ans. Faire attention à ce que l’enfant comprenne ce
qu’il apprend par des interrogations répétées.
Il relève ainsi la nécessité d’une discussion entre
élèves sur un sujet difficile qui peut être l’objet
de débat. A la fin de chaque semaine et de chaque mois le maître
se doit de répéter ce qui a été appris, d’où
le rôle de la répétition et de la révision. Il
insiste sur la nécessité d’entendre chaque élève
et de l’entraîner à la discussion. Un thème est
à développer par un élève en classe devant ses
condisciples (ce qu’on appelle exposé)….
"C’est l’application du principe pédagogique que toutes les méthodes modernes cherchent à répandre, à savoir qu’on cultive les facultés intellectuelles des enfants en favorisant l’observation directe et en provoquant la réflexion personnelle. (33)"Afin que l’enfant comprenne la douceur de l’instruction, il cite la pratique biblique selon laquelle la tablette sur laquelle l’enfant va lire est enduite de miel et il lui est permis de la lécher à la fin de leçon afin, dit-il d’
Quelles sont les qualités de l’instituteur chez les anciens juifs
selon Joseph Simon?
Il doit avoir l’esprit méthodique et être capable d’exposer,
d’une façon claire, et d’après un plan arrêté
toutes les parties de son enseignement… (35)
Il conclut son étude en faisant l’éloge de l’école
et de ses vertus émancipatrices :
"Et de même c’est l’Ecole qui a entretenu la vitalité, l’énergie, la force intellectuelle du peuple juif, de même ce sera l’Ecole qui rendra à notre chère patrie et son ancienne vigueur et sa place glorieuse à la tête de la civilisation ".On le voit, l’idéal de du peuple juif, la justice sociale passe par la transmission et l’enseignement :
"La vocation d’Israël, c’est de proclamer la justice. Sa foi, c’est que la justice triomphera un jour (36)."Mais il est fort conscient des difficultés d’organiser l’enseignement primaire et les étapes nécessaires pour y arriver :
"On n’arrivera pas tout d’un coup à une organisation rationnelle de l’instruction, à celle qui a pour base l’enseignement primaire public. (37)"Les textes anciens relus par Joseph Simon sont utilisés pour mettre en parallèle la place régénératrice et civilisatrice de l’école pour le judaïsme comme pour la patrie française. Les valeurs des deux groupes sont donc pour lui identiques ou en tout cas tout à fait transposables ou à réinterpréter dans un contexte où l’instruction devient prioritaire. Les principes d’universalisme mais aussi du respect de l‘individu, du goût du savoir, de l’étude, du débat et de la justice qui ont fondé l’enseignement du judaïsme sont sécularisés au bénéfice de la République. C’est par l’enseignement que l’avenir peut devenir meilleur et plus juste.
S’il n’est pas encore "un hussard noir" il est déjà
sans doute à sa manière un ardent combattant de la République.
De cette école, va sortir une élite qui intègre les grandes
écoles, l’Université, le monde des lettres et les corps
de l’Etat tels que l’a décrit Pierre Birnbaum (38), mais il s’agit
dans notre cas d’une élite formée en province et non pas
à Paris. Le modèle développé par l’historien
est donc validé aussi en province dans la région du sud-est.
En voici quelques exemples : Gaston Milhaud, né en 1858 entre à l‘école Normale supérieure en 1878 (sciences). Il est nommé professeur de lettres à la faculté de lettres de Montpellier, puis professeur à la Sorbonne de la nouvelle chaire d’histoire de la philosophie dans ses rapports avec la science ; Son frère rejoint également l’école normale (lettres) en 1879. Emmanuel Bloch est admis à l’école Polytechnique, puis à l’Ecole des Mines de Paris ; Julien Simon (1865- 1936) fils aîné de Joseph devient normalien et plus tard directeur du petit lycée Jeanson de Sailly ; son fils, Jean Simon, polytechnicien meurt à la guerre en 1917. Emile Crémieux prépare une grande école militaire de même qu’Emile Bloch ; Emmanuel Gaston Bloch entre à l’Ecole Saint Cyr et Bernard Lazare (1865-1906) dans le monde des lettres.
En 1897 la ville ferme les écoles antérieurement "réservées aux enfants israélites ", au moment où Joseph Simon prend sa retraite (39). Meurt à cette même date l’institutrice pour filles, Mademoiselle Vidal-Naquet.
Joseph Simon, peu de temps avant son décès - © Muryel Simon |
Dans cette fonction dans laquelle il succède à Frédéric Paulhan, il combine à la fois son érudition profane à sa connaissance des manuscrits hébraïques. Il procède au catalogage de deux legs qu’il publie en 1899 et en 1902, le legs Ernest Sabatier (1147 ouvrages) et le legs d’Achille Bardon qu’il classe en y introduisant une nouvelle rubrique, celle de Nîmes et du Gard. Il annote le récit de voyage d’Anduze à Amsterdam d’un protestant Antoine Rodier de Labruguière (1770-1771) qui va retrouver les membres de sa famille exilée à Amsterdam à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. Dans ce travail publié en 1900, Joseph Simon montre sa connaissance du fond régional, de l’histoire du protestantisme, son savoir sur les goûts de l’époque, l’art dramatique et l’opéra.
En1875, il fait une critique de la publication des chansons hébraïco-provençales de son ami musicien protestant et hébraïsant Ernest Sabatier sous couvert d’anonymat. Ce texte nous montre sa bonne connaissance du judéo-provençal, du répertoire de chansons, prières dans la langue du pays et des usages de la région (40). S’agit-il d’élégance que de savoir la langue dialectale à cette époque comme l’indique Dominique Schnapper ? (41) Je pense que cette classe d’intellectuels érudits avait une connaissance des usages et langues parlées dans la région. Je ne suis pas sûre qu’il fut "distingué " de connaître le dialecte. Je pense que cela faisait partie des apprentissages de la classe érudite comme cela sera le cas pour la famille Lunel dans le Comtat Venaissin (42).
Son étude des "Juifs de Nîmes", du 11ème au 13ème siècle parue en 1886 vaut pour la multiplicité des sources utilisées, sa connaissance du latin, de l’épigraphie hébraïque, de l’histoire médiévale. Il y appréhende la tolérance de la ville de Nîmes vis-à-vis des juifs. Il y montre comment ils se sont progressivement installés dans la région ainsi que leurs activités. Cet ouvrage de trente neuf pages qui s’appuie sur des documents écrits en latin constitue, d’après l’historien médiéviste Joseph Shatzmiller, une des premières publications scientifiques sur les communautés juives au Moyen Age (43).
La deuxième étude est la reprise du catalogage des manuscrits
hébreux du Moyen Age, manuscrits transférés au
cours de la Révolution de la Chartreuse de Villeneuve les Avignon à
la bibliothèque Séguier. Il entreprend de corriger les inexactitudes
du classement précédent celui de 1836, par "une description plus
complète, et plus détaillée des manuscrits de la ville
de Nîmes". Sa rigueur se retrouve dans l’introduction de son
article : " Nous avons soumis ces manuscrits à un examen minutieux et
nous nous sommes efforcé de les décrire d’une manière
aussi correcte que possible". Il publie les résultats de son travail
dans la Revue d’études juives en octobre- décembre
1881, juste un an après la création de cette revue. Y sont précisés
les dimensions du parchemin, le type d’écriture hébraïque,
la date du parchemin ou sa datation probable, le début et la fin du parchemin
en hébreu. Il s’agit d’abord de livres de prières
Ma’hzor (le rituel des prières pour les fêtes de
Rosh Hashana
et de Kipour), des Sli’hoth (Les pardons dits durant dix jours entre
Roch Hashanah et Kipour) et les Kinoth (Lamentations en mémoire
de la destruction du temple du jeûne du 9 AV) (44).
Il y décrit aussi les peintures des manuscrits de la Meguilah
d’Esther qui datent du 13° siècle, des fragments de Sepher
Torah, 13°, 14°, 15° siècles. Il y trouve les commentaires
des grands talmudistes Rachi, d’Abraham ben Meir de Eszra, du R Lévy
Ben Gershom, du Michneh Torah de Maïmonide. Il signale également
les manques de l’édition qu’il a sous les yeux. Il y met
en lumière les écrits et correspondances du sage R Yedayah ha
Penini de Béziers et du rabbin Grand R. Salomon ben Adreth de Barcelone.
Pour identifier les manuscrits, il utilise les travaux de l’école
du judaïsme allemand de Leopold Zunz, Zur Geshichte und Literatur,
Literatur Geshichte der Synagogen Poesie, de L’histoire des
livres de prières de Heinrich Graetz et de sa très grande
histoire des juifs, Geshichte der Juden.
Il corrige, compare les gloses qui ont été portées sur
les manuscrits. Il connaît donc aussi le français roman puisqu’il
fait les corrections de transcription de l’hébreu du français
roman "qé oil ne voït acor ne doit" ce qu’œil ne voit
à cœur ne fait pas de peine. Pour cela, il s’appuie sur les
travaux d’Arsène Darmesteter (1846-1888). Ce philologue romaniste
a écrit un dictionnaire avec Hatzfeld et a étudié les gloses
en français des manuscrits de Rachi à Oxford (45).
On peut ainsi s’interroger sur le rôle de passeur qu’ont
pu jouer les rabbins, les instituteurs et les savants de tradition germanique
qui connaissaient aussi bien les textes de la Wissenschaft allemande
que ceux de la Wissenshaft française et ont même été
partie constitutive de la science juive française. Ce rôle d’intermédiaire
d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre
est tout à fait probant chez Joseph Simon.
Avec la troisième étude, il effectue une recherche d’épigraphie hébraïque "Les Inscriptions tumulaires hébraïques du Moyen Age à Nîmes", qu’il présente à l’Académie du Gard dont il est membre depuis 1882 :(46)
"La notice que j’ai l’honneur de soumettre à l’Académie a pour but de faire connaître une de ces saintes reliques. C’est une pierre tumulaire avec inscription hébraïque provenant probablement d’un cimetière désigné, dans un document de 1360, sous le nom de cimetière Posterla, que la communauté juive possédait, au moyen âge à l’endroit appelé au commencement du 11° siècle déjà Puech Jésiou, Puy Jasieu, aujourdhui le Mont Duplan (voir Mesnard, TI 412, 3 93.) … Cette inscription n’est mentionnée par aucun des écrivains tant anciens que modernes, qui se sont occupés d’épigraphie nîmoise ….Les pierres tumulaires hébraïques du moyen âge sont très rares."Et il la reproduit à l’identique pour montrer comment elle se présente sur le linteau : Zeh kéver hahkam Hanikbad R Yichaq, (Ici le tombeau du sage Hanikbad, le rabbi Itsh’ak, fils de Habib, fils de Méir) .
Son érudition n’est pas exclusivement dédiée à une élite bourgeoise ou à la communauté juive ; il la transmet près de quarante ans durant de 1858 à 1897 à un public très divers : " Il est admiré par des élèves de toutes confessions" (47). Ses recherches et sa renommée le font élire à l’Académie de Nîmes, cercle d’érudits appartenant à la bourgeoisie et à l’aristocratie locales. Partie prenante de l’élite, très sollicité et invité pour la qualité de ses controverses, il ne renonce pas pour autant aux principes de justice, de solidarité et à son aspiration à la réforme socialiste. Il s’engage publiquement en soutenant la Commune. Son petit fils Maurice Simon le décrit comme un " républicain presque rouge, un vieux défenseur du peuple." (48)Patriote, juif, il manifeste sa cohérence en devenant un ardent défenseur de l’enseignement populaire au service de la République.
Le deuxième front est le développement de la ligue de
l’enseignement. Ainsi, avec son ami Léon Carcassonne,
médecin des hôpitaux, délégué cantonal à
la santé, prend-il une part active à la fondation de la bibliothèque
populaire en 1869. Dix ans plus tard, elle contient 2364 volumes. Son idéal
de justice et sa foi en un monde meilleur se traduisent aussi par son engagement
dans la ligue de l’enseignement qu’il crée en 1869 et il
préside le cercle nîmois en 1881. Il organise des cours populaires
dans les quartiers populaires de Nîmes, cours du soir pour adultes qu’il
préside en 1879. Dans toutes les œuvres de la ligue de l’enseignement,
bibliothèque populaires, cours du soir se retrouvent aussi en très
grand nombre, les protestants nîmois (52). En 1879, il introduit ainsi l’assemblée
de la ligue de l’enseignement :
Pierre tombale de Joseph Simon - © Muryel Simon |
Lors de son discours funéraire en 1906, le rabbin Kahn déclarait
: "Il n’était pas de ceux qui croient que la religion est obligée
de se cacher dans la nuit de l’ignorance ou ceux qui rougissent de leur
origine, de leur nom, de la foi de leurs pères. Toujours, il a vécu
en vrai juif. Sincèrement croyant, respectueux des vieilles traditions,
il savait être néanmoins de son pays et de son époque. "
Joseph Simon présente ainsi une figure de l’israélite nuancé
qui ne s’éloigne pas du religieux et qui tire de la connaissance
approfondie des textes bibliques, une méthode pédagogique dynamique
et rationnelle, un ensemble de valeurs de justice et de solidarité tout
comme un engagement patriotique à l’égard de la France et
de la République. S’il est "converti aux valeurs révolutionnaires,
patriote passionné et sourcilleux" (54), il n’est cependant pas "assimilé
par l’enseignement laïc, gratuit et obligatoire de la III° République".
Il transmet cet enseignement tout en restant fidèle aux règles
religieuses du judaïsme.
Il apparaît donc comme une modèle de l’israélite
qui combine tout à la fois pratique religieuse, militantisme et ferveur
républicaine.
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