Paysans et Ouvriers juifs en Alsace
Extrait de Juifs en Alsace, Freddy RAPHAËL et Robert WEYL, ed. Privat 1977, p. 377-381


Dans l'Almanach du Département du Bas-Rhin pour l'an VIII (1799-1800), le citoyen Sébastien Bottin exhortait "les Français professant le culte judaïque" à devenir "tout à fait citoyens, en s'adonnant à la culture de la terre, le plus respectable de tous les arts" : "O vous qu'un préjugé cruel, aiguisé par la main du fanatisme, a fait, pendant tant de siècles, pourchasser de pays en pays, de région en région, sans vous laisser l'espoir de trouver un asile durable nulle part ; descendants de la nation la plus antique du monde et en même temps la plus dégénérée sous la rouille mordante du malheur ! Vous, qui, sans la Révolution, seriez encore réduits en France à une condition intermédiaire entre celle de l'homme et de la brute, voulez-vous mettre le sceau à votre régénération politique ? rendre votre existence à jamais indépendante de la secousse des circonstances ? Faites comme Hirtzelbloch ; quittez, quittez un genre de vie qui a tous les dehors de la fainéantise ; prenez la pioche, le hoyau ; maniez la charrue, la herse, devenez cultivateurs. Il ne suffit pas que vous vous attachiez au sol, il faut encore que le sol s'attache à vous. Concourez avec les autres Français à fertiliser la terre de la Liberté ; que le teint rembruni des champs achève la nationalité de vos visages ; que la calle du travail honore vos mains ! que la bure et la toile fraîche soient substituées à vous, les préventions des personnes faibles ! Citoyens juifs, les arts et les métiers vous tendent les bras ; déjà quelques-uns d'entre vous ont écouté leur voix ; hâtez-vous d'imiter tous cet exemple ! C'est alors seulement que vous offrirez une garantie sérieuse à la République, que vous deviendrez dignes de la confiance de vos concitoyens" (1). Son appel ne fut guère entendu. Cependant, une lente mutation s'opère chez les Juifs d'Alsace : certains d'entre eux redécouvrent progressivement les vertus du travail de la terre. Ainsi Reb Chmoûl, vieillard érudit à qui tout le monde donne le titre de "rabbin et de maître", et qui n'admet que deux gagne-pain : "l'aumône, qu'il considérait comme une dîme payée à sa science religieuse et un hommage à sa piété, ou le produit de la terre, à condition qu'il n'exigeât aucune besogne vile ou impure. La vente de quelques volailles, d'un peu de laitage, d'une douzaine d'agneaux dont il se séparait à regret, les offrandes des villageois juifs, quand il prêchait un sermon ou résolvait un cas de conscience, suffisaient à l'entretien de la maison" (2). Certains marchands de bestiaux s'adonnèrent également à l'agriculture, firent les foins et rentrèrent le regain. D'autres
Juifs cultivèrent quelques arpents de vigne. Bien peu d'entre eux firent de l'agriculture leur activité principale.

Dans la lettre qu'il adresse en 1806 au sénateur Grégoire, Berr Isaac Berr souligne les obstacles que rencontre la reconversion professionnelle des Juifs. "A-t-on cru que tous ceux d'entre eux, dont l'âme était encore, en 1791, flétrie par l'ignorance, par le mépris qui amène l'indifférence et l'apathie, sortiraient tout à coup de ce sommeil moral, prendraient à l'instant des sentiments généreux, secoueraient le poids de leurs habitudes, de leurs préjugés, changeraient sur-le-champ et d'état et de manière d'exister ? S'est-on seulement flatté que les mêmes hommes seraient assez fortement ébranlés, et frappés d'une portion suffisante de lumières, pour sentir au moins que s'il n'était plus temps pour eux de s'élancer dans la nouvelle et honorable carrière qu'on leur ouvrait, il fallait au moins qu'ils y disposassent leurs enfants, en.leur procurant une éducation tout autre que celle qu'eux-mêmes avaient reçue ?" (3).

Mais ces obstacles d'ordre psychologique ne sont rien en comparaison de la défiance que leurs concitoyens leur témoignent, du mépris dont ils les accablent, vouant à l'échec tous leurs efforts. "Sans doute, le décret bienfaisant du 28 septembre 1791, qui nous a réintégrés dans nos droits, doit nous pénétrer d'une reconnaissance éternelle ; mais, jusqu'ici notre jouissance n'est qu'illusoire, et nous perdons par le fait, ce que nous avons gagné par le droit ce dédain, ce mépris continuel attachés au nom de Juif, sera, tout aussi longtemps qu'il subsistera, un empêchement à notre complète régénération. Un de nos enfants se présente-t-il chez un maître-ouvrier, chez un fabricant, artiste, laboureur, etc., il est repoussé, parce qu'il est Juif. Cependant, malgré tous ces obstacles, nous avons déjà parmi nous des tailleurs, menuisiers, ferblantiers, dont les uns ont déjà boutique, et font des élèves, et les autres gagnent des journées de principal ouvrier" (4).

Les rares artisans chrétiens, qui acceptent d'accueillir des apprentis juifs, exigent une somme élevée des organismes d'encouragement au travail. Lorsque Isaïe entre en apprentissage chez Maître Sauer le serrurier, il est en butte aux quolibets des autres apprentis."Le petit juif est maladroit, disaient-ils, le petit juif ne sait pas souffler la forge, le petit juif ne sait pas manier le marteau. Prends une aune, Isaïe, criaient-ils encore, le marteau est trop lourd, tu te fatigues le bras. Isaïe dévorait en silence ces injures. Il ne répondait pas ; mais son activité redoublait, quand on lui avait parlé de la sorte, et il était aisé de voir alors qu'il avait à coeur de montrer qu'un juif peut devenir, s'il le veut, un ouvrier habile, tout aussi bien que ceux qui professent une autre religion" (5). Au 19ème siècle, les notables et les rabbins engageaient les élèves pauvres à se présenter à l'examen de l'école des Arts et Métiers de Strasbourg. "Si tu entres dans la voie que je t'indique, dit le rabbin de Marmoutier au jeune Isaïe, qui n'était pas assez fortuné pour entreprendre des études coûteuses, tu te rendras service à toi-même, tu rendras service aussi à ta religion. On dit souvent que l'Israélite est paresseux, qu'il ne veut pas faire usage des bras que Dieu lui a donnés, qu'il n'aime qu'à trafiquer, que sa main est plus habile à manier l'aune du marchand que l'outil de l'ouvrier. Il faut montrer que, nous aussi, nous savons exercer des professions manuelles et que, si les Israélites, autrefois, ne faisaient pas partie des corporations ouvrières, c'est qu'on les en excluait. Le travail a toujours été en honneur chez nos pères : "Quand tu subsistes du travail de tes mains, dit le Psalmiste, tu seras heureux et satisfait", plusieurs rabbins de talent, au temps du Talmud, exerçaient des métiers. Rabbi Jochanan fabriquait des sandales. Rabbi Ysschak était cloutier. Rabbi Yehouda et Rabbi Schimon avaient l'habitude de dire : "Le travail honore celui qui s'y livre." Tu vois donc que je ne te conseille rien dont tu aies à rougir" (6).


Louis Malaval : Atelier de serrurerie au 19ème siècle (détail)
Ce plaidoyer chaleureux eût été plus convaincant si la régénération par le travail manuel était apparue comme une promotion pour tous les Juifs, et pas seulement pour les pauvres. Les Juifs fortunés se réhabilitaient ainsi aux yeux de leurs concitoyens par l'intermédiaire des plus démunis. En fait, les écoles professionnelles étaient conçues essentiellement pour la "régénération" des enfants issus des couches les plus misérables de la population. Cependant, lorsqu'en 1866 les anciens élèves de l'École du Travail de Strasbourg, "montés" à Paris, décidèrent de créer une association pour accueillir leurs camarades nouvellement sortis de cet établissement, "les protéger, les soutenir, les patronner jusqu'à ce qu'ils puissent marcher seuls", tous les corps de métiers étaient représentés à la réunion constitutive : tapissiers, fabricants de fleurs, serruriers, mécaniciens, graveurs, ébénistes, chapeliers, menuisiers, cordonniers, tailleurs, brossiers, bijoutiers, lithographes, imprimeurs, fondeurs, chaudronniers (7). L'Ecole du Travail forma aussi nombre de ferblantiers et de peintres en bâtiment.

Les artisans juifs, qui n'avaient pas été formés dans une école du travail menaient une existence misérable. C'était le lot de tous ceux qui exerçaient un métier [au 18ème siècle], avant la fondation de ces établissements. Le journal de Gabriel Schrameck, né à Isenheim en l'an III de la République (1795), nous donne des renseignements intéressants sur la vie difficile d'un matelassier itinérant dans la Haute Alsace de l'époque. Dès l'âge de sept ans, tout comme ses camarades qui battent la campagne pour vendre des épingles et du fil, il part en tournée avec son père du dimanche au vendredi ; ils vont de ferme en ferme, proposent aux paysans de réparer leurs matelas, et travaillent souvent jusqu'à dix heures du soir. En hiver ils ne trouvent plus d'ouvrage ; tenaillés par la faim, ils sortent par tous les temps. "Au-delà d'Habsheim, nous fûmes pris dans une forte tempête de neige : une neige épaisse recouvrait déjà le chemin. Le vent et la neige nous cinglent le visage. Nous n'y voyons presque plus rien. A chaque instant, nous enfonçons dans un fossé ; nos habits sont raides et glacés, en même temps que la sueur nous coule sur tout le corps." Exténués, le ventre creux, et grelottant de froid, ils réparent, dans l'étable obscure et balayée par les courants d'air, le matelas d'un riche paysan, qui ne leur verse leur salaire, ainsi qu'un repas chaud, qu'une fois la besogne achevée, à une heure avancée de la soirée. Le lendemain, la glace d'une rivière ayant cédé, ils tombent dans l'eau et sauvent à grand'peine leurs outils. Le barbier refuse de soigner l'enfant qui a un abcès dans la gorge car ce dernier n'a pas de quoi le payer.
G. Schrameck raconte également comment des bandes de gamins le traquent dans les champs à l'écart des villages ; ils l'entourent et se mettent à l'embêter "comme c'était alors la coutume", et quand ils sont fatigués de le tyranniser, ils se précipitent sur lui et lui dérobent les quelques sous qu'il a dans son sac. "Ich gehe in Gottesnamen weiter ; ich finde keine Arbeit, ein kaltes Welter war es, mir ward es mijes" ("Je me résigne à repartir ; je ne trouve pas de travail ; il fait froid et je suis découragé"). Il n'a pas assez d'argent pour acheter die S'hrore, le peu de marchandises dont il aurait besoin pour mener à bien son travail ; il couche dans les granges sur une botte de paille et se nourrit presque exclusivement de pommes de terre qu'il fait rôtir dans les champs. Telle étaiy l'existence misérable d'un matelassier itinérant en Alsace à l'époque de la Révolution.

Au siècle suivant, la situation des artisans ne s'est guère améliorée. Il y a parmi eux des tanneurs, des corroyeurs, des gantiers, des cordonniers, des tailleurs, des horlogers et des menuisiers. Certaines femmes confectionnent à la maison, jusqu'à une heure avancée de la nuit, des filets pour les cheveux ; elles crochètent des résilles. D'autres sont des gaveuses d'oies ; elles vendent aux marchands le duvet de leurs volailles. D'autres encore travaillent à la maison pour la fabrique de tissage ou bien sont ouvrières à la filature. A Fröningue, il y avait également un maréchal-ferrant juif, et dans les villages du vignoble il y avait quelques rares tonneliers juifs. L. Cahun dépeint la vieille couturière bossue qui, dans l'encoignure de la fenêtre, coud et raccommode : "La pauvre petite bonne femme à figure blanche comme la cire, travaille à la journée dans les maisons juives de Hochfelden" (8). C'est grâce à elle que la même paire de pantalons, inlassablement ravaudée, retouchée, rapiécée, est transmise de l’aîné au cadet, puis aux autres frères, jusqu'au plus jeune d'entre eux.

Cependant, la promotion sociale d'un nombre de plus en plus important de Juifs va s'accentuer : le fils du ferrailleur deviendra quincailler, celui du marchand de bestiaux deviendra tanneur ou bien vendra des chaussures, tandis que le fils du colporteur aura une boutique de tissus. Les artisans, sortis de l'Ecole du Travail, créeront des entreprises, ouvriront des ateliers, puis des usines. Nombre de jeunes juifs, issus de familles campagnardes très modestes, seront attirés par le métier des armes, le rabbinat et les carrières libérales.

Si les colporteurs et chiffonniers d'Alsace, transplantés à Paris, vont dans la deuxième moitié du 19ème siècle se transformer progressivement en artisans, en industriels, en grands commerçants, en banquiers et en membres des professions libérales, ce n'est qu'avec l'occupation allemande après la guerre de 1870, l'émigration progressive de la population rurale vers les centres urbains, et le fait qu'un prolétariat d'origine étrangère supplante le prolétariat indigène en voie de disparition, qu'une partie des Juifs d'Alsace accédera au rang de la bourgeoisie. Cette mutation sera à l'origine d'un mimétisme social et intellectuel qui amènera nombre de jeunes Juifs d'Alsace à renier le "pays antérieur où le yiddisch était une langue vivante, les moeurs étaient à la fois sociales, familiales et rituelles, la densité des relations amicales remarquablement élevée... " (9).
Ils se laisseront déposséder de leur identité.

notes :

  1. 1. Cité par A. Benoit, "Les Israélites en Alsace sous le directoire et sous le Consulat", dans Revue Nouvelle d’Alsace-Lorraine 8, 1889, p. 12
  2. L. Cahun, La vie juive, Paris, 1886, p. 45
  3. Lettre du Sieur Berr-Issac-Berr à M. Grégoire, Nancy, 1806, p. 12
  4. Ibid. p. 15
  5. Rabbin Isaac Lévy, Isaïe ou le travail, Paris, 1862, p. 45
  6. Ibid. p. 30
  7. Archives israélites 27, 15 avril 1866, p. 364
  8. L. Cahun, La vie juive, p. 74
  9. Robert Misrahi, La condition réflexive de l’homme juif, Paris 1963, p. 40


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