Extrait de Souviens-toi d'Amalec - Témoignage sur la lutte des Juifs en France (1938-1944), (Ed. C.L.K.H., Paris 1982), pp.239-254 ; avec l'aimable autorisation de l'auteur.
I. LES EIF
Nombre de cheftaines de la région parisienne accompagneront, dès
la mobilisation de 1939, les enfants juifs évacués, et leur
présence deviendra indispensable dans les maisons d'enfants à
mesure qu'afflueront les réfugiés chassés par la Débâcle.
Les chefs mobilisés seront en partie faits prisonniers. Parmi les démobilisés,
beaucoup rejoindront leur famille réfugiée en Zone Sud. La région
parisienne manquera donc de cadres au début de l'Occupation.
Les Allemands mettront rapidement au pas l'administration française
et chargeront, selon leur habitude, une section spéciale du contrôle
des Juifs. Ils ont le souci, devant le public français, de ne pas paraître
d'emblée trop répressifs, (on entend très souvent, dans
la bouche du Français moyen : "Ils sont très corrects"). A mesure
que l'Occupation se prolongera et, sans nul doute, en réaction aux
actes de résistance, leur emprise et leur brutalité iront croissant.
[...]
Le scoutisme de la région, pratiquement décapité, se
retrouvera aux mains de jeunes chefs de patrouille, dispersés, isolés,
mais à qui les circonstances donneront des tempéraments d'animateurs.
L'âme du Mouvement se trouve de l'autre côté de la Ligne
de Démarcation, autant dire sur une autre planète. Peu à
peu, avec le retour de quelques chefs, des nouvelles de la Zone Sud parviendront
aux parisiens.
Des jeunes du groupe local Chema Israël s'engageront, dans un local de
l'avenue Secrétan, à reprendre le travail scout. Ceux du groupe
Hafets Hayim feront de même dans un appartement privé. On se
réunit chez les uns et les autres, et bientôt un roulement s'instaurera.
Les groupes grossissent ; des isolés reviennent et d'autres apprennent,
de bouche à oreille, l'existence d'un embryon d'organisation.
Lorsque Fernand Musnik, Commissaire de groupe local avant la guerre, sera
rapatrié de captivité en octobre 1940, il trouvera des bonnes
volontés qui ne demanderont pas mieux que d'être orientées
vers un travail constructif.
Fernand, prévoyant la tournure que prendront les événements,
fondera son activité moins sur le jeu scout que sur la nécessité
de donner aux jeunes la conscience de la valeur spirituelle et morale
du judaïsme. Il préparera des cadres et mettra l'accent sur la
responsabilité morale qui les attend.
Peu à peu, une structure et des traditions viendront rappeler celles des EI d'avant-guerre. Des unités d'éclaireuses, d'éclaireurs, de petites-ailes et de louveteaux seront créées. Le 29 mai 1941, les responsables réussiront le tour de force d'organiser - grâce aux Éclaireurs de France - le Concours Régional traditionnel.
Des cercles d'études, des séminaires de formation prépareront les aînés à leur rôle de chefs. Nous relevons, dans le programme du groupe local Hafets Hayim, les sujets suivants : La Révélation : Fernand Musnik - Les Prophètes : Poney [Yossi Walter] - La Naissance du Christianisme : Micheline - Le Talmud : Fernand Musnik - Pérégrinations : Aurochs - Judaïsme espagnol : Flamant (1) - Kabbale : Fernand Musnik - Émancipation : Poney - Sionisme : Chlomo.
Comme à cette époque Fernand Musnik envisage de coordonner tout le travail pour la jeunesse, il s'adjoint Emmanuel Lefschetz, dirigeant avant la guerre la Fédération de Gymnastique Maccabi, mais sans formation scoute. Emmanuel se mettra très rapidement à l'unisson, ce qui ne sera pas difficile pour quelqu'un s'étant occupé d'éducation physique. Devenu, à 44 ans, la cheville ouvrière du travail EIF à Paris, il fera sa promesse scoute. Fernand s'appuiera également sur un couple ayant déjà pratiqué le scoutisme juif en Europe Orientale et qui s'intégrera tout naturellement dans le travail parisien : Georges et Ida Léwitz.
Contrastes.
L'Auberge de la Jeunesse de Bierville - la première fondée en France par le pacifiste et antiraciste Marc Sangnier - sera le lieu des sorties et des camps. L'Auberge est ouverte, les terrains disponibles et le soir on se réunit autour de simulacres de feu de camp pour chanter avec les Ajistes : (sans feux : c'est interdit par la Défense Passive). Au retour, sur le quai bondé de Boissy-la-Rivière, les parisiens montent dans le train qui vient de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, où s'entassent déjà les amis et les parents des prisonniers de ces camps d'internement venant de lancer par-dessus les barbelés les colis qu'ils ont apportés.
La Région organisera, en août 1941, sous la direction d'André
Cahen, une session de formation de chefs : Montserval XI bis (précédé
de Montserval XI, en Zone Sud).
En plein camp, arriveront de Paris les nouvelles des arrestations du 21 août
: rafles opérées plus spécialement dans le onzième
arrondissement.
Ce camp sera suivi, en septembre, d'un Conseil Régional qui établira
le bilan très positif de l'année : treize unités dont
sept féminines, un clan d'aînés, une meute de louveteaux
et une envolée de petites-ailes. Au total : trois cents garçons
et filles.
Au printemps 1942, les unités EIF de Zone Nord disposeront de deux
centres de réunions : Rue Claude Bernard et Avenue Secrétan.
On pourrait, un instant, imaginer que tout est comme au bon vieux temps. La
"Lettre Hebdomadaire" de Lefschetz, expédiée à tous
les chefs d'unité, régularise la vie scoute, met en garde, distribue
les consignes, établit le calendrier des activités pour les
semaines à venir, réconforte, relie.
Le 2 mars 1942, dans les locaux Claude Bernard, une fastueuse fête de
Pourim culminera par la
représentation d'une pièce spécialement écrite
par Alexandre Bloch. Les anciens l'évoquent encore après quatre
décennies.
Dès que le scoutisme - et à plus forte raison le scoutisme
juif - sera interdit en zone Nord, il faudra donner au travail éducatif
une forme qui ne soulèvera pas d'objections chez les autorités
occupantes. Les unités s'appelleront "patronages", les conseils de
chefs "cercles d'études" ; la Loi de l'Éclaireur sera la "Loi
de l'Explorateur" mais, curieusement, on trouve dans le programme d'un de
ces groupes, les histoires du Rabbi de Nemirov et de Juda Maccabi et parmi
les chants, Ma Tovou et Maoz Tsour...
Les ordonnances spécifiquement antijuives de 1942 opposeront des obstacles
pour ainsi dire insurmontables aux activités des EIF parisiens :
- port de l'étoile (ler juin 1942),
- couvre-feu à 20 heures,
- interdiction d'être absent la nuit de son domicile (11 février
1942),
- suppression du téléphone ,
- confiscation des bicyclettes ,
- interdiction de fréquenter les stades, les piscines et les lieux
culturels (8 juillet 1942),
- interdiction de quitter le département de la Seine.
(Fernand Musnik obtient cependant, par une démarche personnelle
auprès de la Gestapo, pour les seuls "patronages", l'autorisation
d'effectuer des sorties en Seine-et-Oise).
Par la force des choses, les activités des unités deviendront
du scoutisme en chambre, peu attrayant pour les jeunes, ce qui se traduira
par un fort absentéisme.
Le Vél d'Hiv :
Rue Lamarck,, 16 ou 17 juillet 1942. Les enfants arrachés au Vel d'Hiv portent encore l'étiquette mise autour de leur cou pour les identifier. |
On trouve trace de ces événements dans les circulaires d'Emmanuel Lefschetz et nous lisons dans celle du 27 juillet : Comme il est plus que probable que l'on va encore avoir besoin de nous dans les jours qui vont suivre, il faut que vous continuiez à être prêts et que vous ayez toujours sous la main la liste de vos gens et le moyen de les atteindre au plus vite. Pas le moindre signe de découragement ou de panique dans les archives ou dans la mémoire des anciens. Bien au contraire, la circulaire citée porte en exergue "A quelque chose malheur est bon".
Le contre-coup des arrestations ne manquera pas de se faire sentir dans les unités. Le chef de la troupe "Hafets Hayim" écrit : "De l'été 1941 à l'été 1942, notre unité a vu son recrutement renouvelé trois fois à la suite des opérations policières qui ont décimé les familles, y compris des parents fusillés comme otages. Une patrouille entière, composée d'enfants d'un immeuble de la rue Claude Decaen, a disparu : tous ont été arrêtés. L'état-major de l'unité est bouleversé, tant par les arrestations que par les fuites en zone libre".
Les vides seront en partie comblés par le recrutement de jeunes qui, avant la guerre ont fait partie des Éclaireurs de France (laïques) ou des Éclaireurs Unionistes (protestants, et qui viendront se confier aux EIF). L'éventail de leurs activités s'élargira même ; au centre Claude Bernard, un cours de préapprentissage fonctionnera et, l'après-midi, un cours de cadres pour la jeunesse non organisée. Un second cours de formation professionnelle sera créé à l'École du Travail, 43, rue des Rosiers.
Voici une des motions adoptée, pendant l'automne 1942, à la réunion du Conseil Régional : "Nous voyons avec satisfaction la cohésion plus serrée d'unités qui, jusqu'au 16 juillet, vivaient chacune pour elle, l'accentuation des activités d'ordre physique et les résultats des recherches idéologiques, le nombre élevé d'éléments sionistes parmi les cadres. Nous émettons le vœu d'étendre notre travail à la masse, à celle qui ignore notre existence et que nous pourrions encadrer".
L'absence de service social pour les jeunes appellera les EIF à y
suppléer. Des circulaires donneront régulièrement les
horaires des visites médicales pour les unités et on se préoccupera
même des internés des camps. Le 20 juin 1942 :
Tous les patronages ont pris des engagements pour aider les internés
du camp de Monts.
Emmanuel Lefschetz encouragera partout les cercles d’éducation
physique.
Il faut trouver des locaux pour toutes ces activités. Il y a bien
les locaux juifs dont il vient d'être question, mais la Gestapo les
connaît.
Une cheftaine non-juive, Micheline Bellair (Topo), assistante sociale de la
Ville de Paris, qui travaille avec la Sixième, aura une idée
lumineuse. Les locaux de la FFE (Fédération Française
des Éclaireuses) se trouvaient vacants puisque, officiellement, le
scoutisme était interdit et que ses responsables se trouvaient ailleurs,
par prudence. Topo, qui était responsable interfédérale
"discrète", disposait des clefs.
Le foyer de la rue Claude Bernard ayant reçu une "descente", il fallait
trouver autre chose pour les EIF. Comme l'audace peut payer, Topo a fait accepter
à Lefschetz l'idée d'utiliser les locaux de la FFE, rue de Richelieu.
"Après une visite au Commissaire de Police, demandant l'utilisation
des pièces inoccupées pour une chorale religieuse, nous avons
pu y tenir toutes les dernières réunions sous l'Occupation."
Le comble est qu'un jour d'alerte, le contrôle allemand, sévère
pour laisser entrer dans l'abri, avait l'ordre de ne laisser passer que les
locataires de l'immeuble... et les membres de la chorale...
Liaisons interzones
Le Commissaire National, Robert
Gamzon, fera à plusieurs reprises la liaison entre les deux zones.
Il mettra les chefs parisiens au courant des activités en zone Sud.
Un témoin occulaire raconte :
"Stupéfaction de Robert Gamzon à l'un de ses voyages en
Zone Nord : Fernand Musnik, en uniforme, lui présente, dans la cour
de la rue Claude Bernard, six cents filles et garçons en uniforme,
au garde-à-vous, fanions au vent. Il ne manque aucun des organismes
classiques scouts de l'avant-guerre."
A cette occasion, le cérémonial sera entièrement respecté.
On chantera, à pleine voix, le chant du Mouvement, la Hatikwah
et la Marseillaise. Aux fenêtres, les voisins abasourdis. C'est un miracle.
[...]
La rencontre de Chamarges (2) m'encouragera à accepter
la proposition de Gamzon de me rendre à Paris. Rendez-vous est fixé
pour un dimanche pas trop lointain.
A la gare du Luxembourg l'affluence permet de passer inaperçu ; chefs
et cheftaines sont disséminés dans la foule, portant sous le
bras qui, une serviette, qui, une veste ou un paquet, dissimulant ainsi l’"étoile"
qui les signalerait en cas de contrôle.
Nous nous rendons dans le bois de Verrières. On entend de temps en
temps les tirs des batteries allemandes de la DCA contre les avions alliés
venant de l'ouest et volant à grande altitude. Aucun promeneur ne prête
attention à ce concert insolite. Nous nous installons dans le sous-bois,
à deux cents mètres d'une réunion d'un autre "Mouvement
de Jeunesse". Contrairement aux EIF, ils sont en uniforme et - je n'en crois
pas mes yeux - ils sont armés. Les chefs EIF expliqueront qu'il s'agit
d'une des associations de collaboration avec les Allemands entraînant
militairement ses adhérents. Des commandements secs et brefs le confirmeront
bientôt. Ils font de la "manoeuvre à pied" et marchent au pas.
C'est du joli ! Tout est copié sur l'occupant.
Nous tenons néanmoins notre réunion en parlant du travail courant,
des problèmes de l'heure, et aussi des problèmes éternels
de la spiritualité juive, des activités agricoles, de méthode
scoute et des mesures à prendre lorsque les Alliés déclencheront
leur offensive. Nous sommes à la fin de l'hiver 1943-44.
La prière du soir terminera cette sortie. J'explique de mon mieux,
Nous disons le Chema avec la cantilation traditionnelle. Tout cela
à portée de voix des Doriotistes. Il commence à faire
froid, La nuit tombe. La sortie se terminera par le Chant du Soir des EIF
: Quand la nuit descend sur la terre,
Quand le soir s'étend sur les bois,
Vers toi monte notre prière,
Seigneur, daigne entendre notre voix… (3)
Il faut se hâter pour le train. Nous nous dirons au revoir loin de la
gare, et à partir de ce moment nous ne nous reconnaîtrons plus.
En gare du Luxembourg, de-ci, de-là, émerge une des bonnes têtes
d'un chef. Quand nous reverrons-nous ?
A Chamarges, l'équipe des chefs parisiens était loin d'être
au complet. Le 18 mars 1943, vingt-huit responsables EIF, dont les noms figurent
sur les listes de l'UGIF, avaient été arrêtés par
la Gestapo. Fernand Musnik subit le même sort en septembre. C'est la
catastrophe : le mouvement est à nouveau décapité et
c'est par miracle qu'il se poursuit.
Le travail éducatif continuera dans la clandestinité grâce
au dévouement des jeunes chefs et cheftaines, et il viendra s'y ajouter
de plus en plus le travail de sauvetage de la Sixième et même
la résistance armée.
Après la libération de Paris, quelques semaines après les Grandes Fêtes (octobre 1944), les EIF de la région parisienne reprendront leurs activités normales. Les responsables qui ont planqué les enfants, falsifié des papiers, qui se sont battus dans les rues, qui ont libéré Drancy, sont rentrés dans le rang. Lefschetz et son équipe rassembleront leur monde, réorganiseront les groupes locaux et remplaceront les absents, dans la mesure du possible. Des dizaines d'EIF parisiens ne répondront pas à l'appel
La liberté, la sécurité sont retrouvées. Les
idées fourmillent. Mais pour mener à bien chaque projet on se
heurtera à une absence, à trop d'absences qui projetteront sur
notre joie une ombre douloureuse.
La France est libérée, mais l'Allemagne n'est pas encore vaincue.
Nous nous cramponnons à l'espoir que la victoire nous ramènera
les manquants. La victoire est venue trop tard pour eux.
II. LA SIXIÈME - ZONE NORD
En Zone Nord, le besoin d'une organisation de sauvetage se fera sentir plus tôt et plus impérieusement qu'en Zone Sud, et ce, pour plusieurs raisons. La mainmise allemande est plus totale et plus systématique. Une campagne d'antisémitisme à outrance prépare les esprits à accepter sans critique toutes les informations tendancieuses visant à diffamer le Juif.
Au début, aucune organisation ad hoc et cependant les responsables
improviseront avec les moyens du bord. Par exemple, des contacts à
la Préfecture de Police permettent de connaître les catégories
de Juifs visés et d'être au courant des rassemblements d'autobus
laissant présager des rafles.
Cependant, l'initiative de créer une Sixième en Zone Nord vient
de la Zone Sud, où les opposants aux nazis avaient eu le temps de s'organiser.
Sans doute aussi, les responsables parisiens sont-ils moins nombreux et contraints
de parer au plus pressé.
Simon
Lévitte, qui fait la navette entre les deux Zones, et Henri
Wahl, prendront l’initiative d’étendre à la
Zone Occupée le dispositif qui commence à rendre service aux
Juifs de la zone Sud. Ils recruteront, parmi les cadres EIF de Paris, une
petite équipe dont la responsabilité sera confiée à
Freddy
Menahem, garçon actif et intelligent, qui a montré qu’il
sait prendre des initiatives.
Freddy, pour ne pas éveiller les soupçons des autorités
allemandes et de la police française à leurs ordres, prendra
soin de laisser subsister un écran d'activités officielles,
c'est-à-dire anodines.
Parallèlement à la Sixième, Simon Lévitte suscitera
un "Service Éducation Physique", organisation de sauvetage
du Mouvement des Jeunesses Sionistes.
Il faudra coordonner activités et moyens pour éviter tout double
emploi et utiliser au mieux ce qui existe. L'Équipe Nationale des EIF
demandera à Jacques
Pulver de faire la liaison. Des rafles viennent de mettre fin à
une expérience de maraîchage entreprise, près d'Orange,
par un petit groupe de jeunes. Jacques est disponible, mais il laissera en
Zone Sud sa femme et leurs deux jumelles. Il traversera la Ligne de Démarcation
toutes les trois semaines pour maintenir le contact avec la Sixième
Zone Sud : échange de tampons, modèles de faux papiers, de formulaires
divers, d'informations. Au retour, il voit les siens à Aix-les-Bains.
[...]
L'Équipe Sixième Paris :
Carte de légitimation UGIF de Marc Amon |
Freddy associera à son travail une équipe de non-Juifs, beaucoup
moins menacés, et en particulier Micheline Bellair. Cette équipe
sera particulièrement dévouée et fort efficace quand
il faudra planquer des enfants en milieu chrétien.
Marc Amon, Pingouin de son totem, prendra sur lui le transport et la distribution
de faux papiers. Plus de mille familles vivront cachées pendant des
mois sans jamais sortir dans la rue. Il instituera pour elles un service de
ravitaillement. Il dirigera l' "état-major" des planques et, éventuellement,
une aide financière aux protégés de la Sixième.
Par sa gentillesse, son égalité d'humeur et son dévouement,
Marc Amon exerce un grand ascendant sur ses collaborateurs. Aux dires d'Emma
Lefschetz, il sera dénoncé par sa logeuse pour des motifs futiles,
sans rapport avec ses activités clandestines. Topo raconte :
Nous, gens de la Sixième, nous réunissions pour nous transmettre
renseignements, messages, nous refiler les fausses cartes, etc... (...).
Marc, après avoir remis à Topo les fausses cartes pour les enfants
du prochain voyage, est sorti le premier. Par la fenêtre, nous avons
vu qu'il était interpellé et emmené par deux inspecteurs
en civil, tandis que deux Allemands s'installaient pour faire une planque
dans notre direction.
Marc Amon sera interné à Drancy et déporté par
le convoi n° 77, le 30 juillet 1944. Il ne survivra pas aux privations
du camp de concentration. Il sera pas au nombre des deux cent neuf survivants
sur les mille trois cents déportés du convoi.
Je ne peux laisser inachevé le récit de Topo, significatif
de l’ambiance de l'époque (fin du printemps 1944). Elle continue
: Il s'agit alors de filer par n'importe quel moyen, avec
les fausses cartes dont les gosses ont besoin pour le départ en Normandie
dans la soirée ; et deux autres que Loutre (Sam Kugel) a dessinées
d'urgence pour un couple recherché qui doit partir ce même jour
en Zone Libre.
Le vélo de Topo est sous la voûte, devant la loge de la concierge.
Les Allemands, eux, font les cent pas sur le trottoir d'en face. On repère
qu'ils ont aussi des bicyclettes, les fameux vélos noirs. Seule solution,
pas très modeste, mais pas le choix : il faut les gagner de vitesse
au départ et essayer de les semer.
Sauter sur le vélo, filer cent mètres plus loin, à l'angle
de la Halle aux Vins, les sentir sur les traces, idée farfelue : entrer
dans le Jardin des Plantes. Passer sans payer au portillon du parc zoologique.
Mettre un gardien en furie pour courir (à pied), en vain, après
moi, faire perdre aux Allemands quelques précieuses secondes. Pédalage
fou avec tours, détours et retours, dans le zoo d'abord, dans le jardin
botanique, ensuite, puis dans le labyrinthe, disons dans tout le jardin que
l'intéressée connaît comme sa poche, y ayant joué
les dix premières années de sa vie.
Puis, par une suite de petites rues bien connues depuis l'enfance, parvenir
Place d'Italie, chez un autre contact, après avoir semé les
suiveurs.
Enfin libre Une heure après, pouvoir re-sortir et porter les cartes
A ceux qui attendaient, et repartir pour un voyage.
"Vacances" en Normandie:
Quelle est donc l'origine de ces enfants que Topo et son équipe planqueront
en Normandie ? Il y a surtout, à côté d'enfants dépistés
par les EIF, ceux des maisons d'enfants de l'UGIF. Séparés de
leurs parents arrêtés et déportés, ils ont pu être
retirés des camps in extremis.
Les maisons d'enfants dépendent du Service Social de l'UGIF, dirigé
par Juliette Stern, présidente de la WIZO française. Les Allemands
ont consenti à laisser sortir les enfants des camps sans pour autant
les perdre de vue.
A un moment donné, la Sixième Nord, estimant que ces enfants
sont de plus en plus menacés, décidera de liquider les maisons
de l'UGIF, avec l'accord de Juliette Stern, et très progressivement
pour ne pas éveiller l'attention de la Gestapo. Sachant que le personnel
des maisons est responsable de leurs effectifs devant la Gestapo, elle hésitera
d'abord, mais comprendra très vite l'urgence de l'action et le sérieux
des chances de salut. En dépit du danger (André
Baur, Stora et Fernand Musnik ont été arrêtés
dans l'exercice de leur fonction et déportés), elle laissera
les mains libres aux "assistantes sociales" de la Sixième et, imperceptiblement,
les effectifs des maisons de l’UGIF fondront.
Les techniques employées seront pour le moins originales. Dans nombre
de cas, la maison elle-même fera appel à des accompagnateurs
pour conduire les pupilles chez le médecin ou chez le dentiste et l'accompagnateur
sera de la Sixième. Il conduira son ou ses protégés tout
droit dans les bras des assistantes sociales de Topo. Organisation de convois
de petits parisiens non-Juifs "ayant besoin, pour leur santé, de l'air
de la campagne et d'enfants juifs en ayant besoin... pour leur sécurité"
(Topo dixit). Elle poursuit son récit :
Première opération : rassembler tes enfants du convoi ; découdre
les étoiles ; enseigner : "Tu ne t'appelleras plus Jacob, mais Jacques".
C'est dans cette première phase qu'ont joué un rôle merveilleux
les concierges du quartier de la Gare Montparnasse. Au fil de nos réussites
de récupération des enfants, nous les déposions chez
elles, et elles se chargeaient de découdre les étoiles, de présenter
aux gosses le côté extraordinaire du beau voyage qui les attendait
pour aller vivre près des animaux, bien jouer et bien manger chez des
gens très gentils en attendant le retour de papa et maman. Elles les
nourrissaient et les hébergeaient autant de jours qu'il fallait jusqu'au
premier départ.
Deuxième phase : Le voyage en lui-même avec, comme chacun le
sait, les sentinelles allemandes dans le couloir, et les enfants de crier
: "Mademoiselle, je m'appelle plus Samuel !", "Mademoiselle, c'est vrai que
même que je suis Juif, je pourrai faire du vélo à la campagne
où on va ?", "Mademoiselle, on va se faire prendre, tu ne nous
as pas fait monter dans le dernier wagon". Et de les faire chanter jusqu'à
épuisement pour éviter ou pour couvrir leurs réflexions.
Arrivée à Vire. Installation provisoire de la petite troupe
dans une fabrique de beurre, voisine de la gare, et dont le patron, sympathisant,
nous a fidèlement aidés pendant des mois et a copieusement régalé
de tartines de beurre nos gosses. Tandis qu'une des "Assistantes" gardait
les enfants à la Beurrerie, l'autre partait en vélo, la valise
sur le guidon et l'enfant derrière elle, jusqu'à la ferme prévue.
C'étaient des virées de quatre à trente kilomètres,
le temps, en pédalant, d'endoctriner le petit, lui présenter
ce qui l'attendait. Il y a de sacrées côtes en Normandie, et
celle de Saint-Hilaire du Harcouët aura modelé mes mollets pour
la vie.
Troisième étape : L'arrivée à la ferme, Les "nourriciers"
nous étaient indiqués par les maires, les curés, les
instituteurs. Nous les visitions au voyage précédent. Certains
savaient qui on leur confiait. A d'autres, il valait mieux ne rien dire.
L'argent surtout comptait. Et quand la filière suisse du Joint faisait
défaut et que les fonds manquaient, nous avions parfois des menaces.
On aime la chicane dans cette région. Mais, par contre, que de franche
bonté rencontrée.
Les réflexions à l'arrivée pleuvaient, toutes du même
style. Exemple : "On prend l'Parisien, mais (après l'avoir tourné
et retourné), faudra 310 francs au lieu de 300, qu'il est bien maigre
et qu'on aura du tourment à l'engraisser". "Dans c’Paris, les
fieux, y z’ont même pas leur urinoir comme nos fieux à
nous". "On vous laisse les tickets de gras, on chôme pas d’beurre
par ici, mais faudra nous apporter de Paris des sarraus et des galoches".
Dans chaque ferme, sous peine de vexer, il fallait avaler une rillée,
une omelette, un café, avec tartine et la "goutte",
Histoire drôle à ce sujet : l'euphorie d'une des assistantes,
lors de son premier voyage, au bout de X "coups de gnôle" l'a conduite
à se laisser choir sur le bord de la route. Deux Allemands l'ont prise
en stop.
L'évacuation des maisons de l'UGIF va bon train, Les Français
les plus pessimistes se mettent à espérer. Le débarquement
et ses préparatifs désorganisent les transports ferroviaires.
Les arrivées à Drancy se font plus rares. C'est alors que naîtra
dans le cerveau de Brunner, Commandant de Drancy, le plus infernal projet
qu'ait connu la persécution des Juifs pendant l'Occupation. Je donne
la parole à Kurt Schendel, homme de liaison entre la Gestapo et l'UGIF
(in Mémorial de la Déportation, de Serge Klarsfeld)
:
"... Les arrivées des Juifs de province sont réduites
à néant. Mais il y avait une réserve à Paris afin
d'y piocher le jour où la province ne donnerait plus.
Au cours de ce mois de juin, (1944) un seul départ avec mille cent
cinquante déportés.
C'est alors que naît en lui (Brunner) l'idée démoniaque
de se rabattre sur les centres d'enfants qui étaient entretenus par
l'UGIF (...) Vauquelin, Secrétan, rue des Rosiers, Louveciennes,
Montreuil, pour aboutir finalement aux nourrices de Neuilly".
La relève
Jacques Pulver sera remplacé, au début de 1944, dans ses fonctions
de liaison entre Sixième et Éducation Physique, par son cousin,
Albert
Akerberg. L'Armée Juive ayant étendu ses activités
à la région parisienne, une mission de liaison s'imposera là
aussi.
L'Équipe que trouve Albert Akerberg à son arrivée se
compose de trente-deux personnes. Albert n'est ni EIF, ni MJS, mais il a derrière
lui certaines aventures dans les camps de prisonniers, aventures caractéristiques
de sa personnalité : évadé à plusieurs reprises,
il sera finalement envoyé dans un camp de représailles, sur
une île de la mer du Nord. Il s'en évadera deux fois. Ses gardiens
savent qu'à la troisième évasion, ils seront, à
leur tour, envoyés sur le front russe. Fâcheuse perspective qui
les incite à hâter sa libération... son identité
juive restant inconnue. Il rentrera donc tranquillement et officiellement
à Paris.
De taille imposante, avenant avec ses amis, distant avec les autres, organisateur
hors pair aujourd'hui et, vraisemblablement déjà très
doué à l'époque, il se mettra très rapidement
au courant.
La répartition de fonds arrivant par les mêmes filières que pour la Zone Sud est une des tâches les plus délicates qui incombe à Albert. Il sera en rapport avec ce qui s'appelait alors "la rue Amelot" (Fédération des Sociétés Juives de France) et avec l'OSE Paris, dont le directeur, le docteur Minkowski, restera courageusement à son poste.
Le travail devient de plus en plus difficile et dangereux : les Allemands
de plus en plus nerveux en raison de la multiplication des attentats et des
bombardements préparant le Débarquement, étendent la
répression à tous ceux qui leurs paraissent suspects. Tout Juif
est suspect d'office. Les "collaborateurs" se sentent obligés de faire
preuve de "bonne volonté". On ne compte plus les dénonciations
; des enfants eux-mêmes seront dénoncés. Topo raconte
que, dans un village, un anonyme croit bon d'attirer l'attention de la Gestapo
sur un petit réfugié qui ne va pas au catéchisme. L'ayant
appris, "le curé du village ira à la Kommandantur expliquer
que cet enfant ne va pas au catéchisme parce que ces petits parisiens
sont si dégourdis et si avancés qu'il lui donne des leçons
particulières d'un niveau supérieur. Et de fait, le curé
se mettra à enseigner l'hébreu au petit David...".
Une cheftaine, Jacqueline Siwoschinski (Lavande) (4),
travaille - sous une fausse identité - dans un bureau. Une autre cheftaine,
Lydia Salmona (P'tit Pois) (4) et elle
seront camouflées dans une pension catholique pour jeunes filles de
bonne famille, dans le quartier des Invalides. Lavande sera dénoncée.
Voici le récit de Micheline Bellair (Topo) :
Alerte !
Un triste jour, Lavande est arrêtée à son bureau. Il faut,
d'urgence, mettre P'tit Pois A l'abri, récupérer les affaires,
les faux papiers de l'une et l'autre chez les bonnes dames, sans éveiller
leurs soupçons,
Solution : c'est la mère de Topo qui se présente A la pension
de famille, en se faisant passer pour la mère de P'tit Pois, arrivant
de province, affolée par la vie de Paris et ses difficultés
(alimentation., transports...) et décidant de ramener sa fille séance
tenante en province. Elle prend toutes les affaires dans la chambre et quitte
ces dames en leur annonçant qu'elle va récupérer sa fille
à la sortie de son cours en Faculté.
Urgence : mettre tout en œuvre pour que Lavande reste, sous l'inculpation
de faux papiers, entre les mains de la police française et n'aille
pas à Fresnes ou à Compiègne.
Solution : fournir, par relations, des chaussures tout cuir (c'est le point
de départ), à X, pharmacien qui a fourni du lait condensé
à Y, qui l'a échangé avec Z, pour finalement aboutir
à N qui a réservé un rendez-vous à Topo avec le
Président de la Chambre Correctionnelle. Lavande restera à la
Petite Roquette. De fait, elle n'a été transférée
par les Français qu'à Troyes, lors de l'avance alliée,
puis libérée.
Munie de laissez-passer grâce à sa position officielle d'assistante
sociale, Topo pouvait rendre visite à Lavande, enfermée à
dix-huit ans, avec deux prostituées, une "faiseuse d'anges"
et une parricide.
Bilan
Il est très difficile de faire état de chiffres précis
car, pour des raisons évidentes, aucune comptabilité n'a
été tenue. D'après Freddy Menahem et Emmanuel Lefschetz,
dix mille jeux de faux papiers, trois mille pour la Sixième et sept
mille pour le M.L.N. seront établis pendant les dix-huit mois de l'existence
de la Sixième Zone Nord.
Il sera subvenu aux besoins financiers de mille cent personnes. Quatre cent
dix adultes seront planqués. Topo, qui assurera la transition
entre la Sixième et sa continuation, le Service Social des Jeunes,
évalue à près de deux mille le nombre des enfants sauvés.
Un seul ne sera pas récupéré car il a sauté sur
une mine dans la zone des hostilités.
Libération
Au Débarquement des Alliés, le centre de gravité du
travail se déplacera vers la résistance armée et les
cadres de la Sixième eux-mêmes se dirigeront vers elle.
Apprenant l'internement à Drancy de l'état-major de l'Armée
Juive dans l'évidente intention d'en déporter les membres, Albert
Akerberg aura l'idée d'intercepter le convoi entre le camp de Drancy
et la gare de Bobigny. Mais, observant la puissance de feu des gardiens S.S.
depuis la terrasse d'un café, il comprend que tout essai de les libérer
serait un suicide.
Il pourra, par contre, immédiatement après le départ
des Allemands, et avec l'aide de Tony Green, de l'Education Physique, forcer
les portes de Drancy. Ils en ont libéré les internés
qui, hélas ! seront fort peu nombreux.
Les bureaux de l'UGIF fonctionneront jusqu'au dernier jour et jusqu'au moment où Albert, avec un groupe armé, intimera au président Georges Edinger l'ordre de se démettre et au trésorier - qui n'est pas Juif - de leur ouvrir les coffres. Ils confisqueront les cinq-millions de francs qui s'y trouvent. Cet argent, provenant d'impositions infligées à la communauté, permettra de faire démarrer sur le champ le Service Social des Jeunes.