Ce texte est extrait de la brochure Lydia et Jacques dans la tourmente, publiée à usage privé en 2014. Elle a été ensuite éditée par Allia en 2019 et on peut aussi se la procurer en ebook.
Lydia et Jacques dans les années 1970 |
La renaissance des EI se fit autrement. L'UGIF était divisée en plusieurs directions chargée chacune d'un des problèmes de la communauté. La 6ème direction était dédiée à la jeunesse. Elle obtint l'autorisation de créer des patronages. C'est sous cette forme que nous avons pu recréer les EI. Nous avions le droit de garder un semblant d'uniformes, à conditions d'enlever nos badges. Le chapeau scout était remplacé par un béret. Par la même entremise on obtint en location rue Claude Bernard un immeuble ancien et délabré plus grand que la Cité de la rue Vital. Il y avait une cour. Cet endroit allait jouer un grand rôle, dans le mouvement, la naissance d'une résistance juive, et nos vies.
Il fallait quelqu'un pour assurer la régie de cet emplacement. Ce
fut un homme exceptionnel qui fut choisi. Il s'appelait Emmanuel,
mais nous le connaissions sous son nom de famille, Lefschetz. […]
Et c'est à lui que l'on doit, sous le couvert de patronages, la refondation
des EIF dans la zone occupée et tout ce qui en a résulté.
Lefschetz était le contraire d'un tribun. Il ne faisait pas de discours,
ne se payait pas de grands mots, mais savait exactement ce qu'il devait faire,
et le faisait calmement, sans jamais perdre son sang-froid. Il était
foncièrement humain et savait nous redonner espoir quand nous nous
laissions aller. Par "nous" il faut entendre ce groupe de jeunes
chefs scouts, garçons et filles, qui allait pendant quatre ans essayer
de survivre en aidant les autres, et qui fut pour Lydia et moi un soutien
moral, et un milieu d'entraide exceptionnel.
La troupe Gedeon, Jacques, le chef est au centre |
Nous reprîmes les sorties du dimanche, en faisant attention à ne pas aller dans des endroits propices aux mauvaises rencontres. Nous avons pu ainsi retrouver une vie scoute à peu près normale. Les parents des éclaireurs étaient ravis que nous nous occupions de leurs enfants. Un de mes jeunes, Henri Weinberg échappa à la Shoah et fit son alya (émigration en Israël) où il s'engagea dans la marine. Il devint très vite amiral en chef de la flotte israélienne (ce n'était pas la Home Fleet ni la Royale !).
Nous avions de nombreuses réunions de chefs rue Claude Bernard. Par
réaction à l'occupation, nous avions repris une vie religieuse
relativement intense.
Un juif polonais, Lévrier, très versé dans l'étude
des textes et les prières, nous faisait parfois des causeries. Il était
influencé par les Hassidim […]. Il en avait la sensibilité,
la violence dans son expression et exprimait sa croyance avec tout son corps.
C'était un grand esprit. Il était passionnant mais parfois fatigant.
Après la guerre il fit une thèse sur Péguy.
Nous organisions des "Oneg Shabath " (en hébreu : le plaisir du Shabath). C'était l'occasion de chanter des chants hébreux, de discuter religion et d'autres sujets. Nous parlions beaucoup littérature, lisions beaucoup, et nous nous prêtions des livres.
Certains écrivains délaissés aujourd'hui nous ont enthousiasmés.
Jean Barois, de Roger Martin du Gard, nous passionnait parce qu'il
parlait du retour d'un mécréant à la religion.
Nous aimions beaucoup un auteur anglais, Charles Morgan, qui écrivait
des romans philosophico-sentimentaux. Je fus plus tard stupéfait d'apprendre
qu'il était pratiquement inconnu en Angleterre.
Nous lisions Duhamel qui mettait en scène dans sa Chronique des
Pasquier des savants, des musiciens, un boursier et un juif intellectuel
pur.
Lavande, Jacques, Rivka, Poney, Lydia, Roland Musnik |
Je ne me souviens pas des circonstances exactes mais jour on nous demanda
de faire un office pour fête dans la synagogue
de la rue Vauquelin, petite artère donnant dans la rue Claude Bernard.
Il y avait là un immeuble appartenant au Consistoire qui servait d'école
de formation des rabbins avant-guerre mais avait été converti
en maisons d'enfants pour les enfants de déportés. Cet immeuble
abritait un oratoire.
Un garçon de notre groupe, Poney, juif allemand immigré en 1933,
et fils de rabbin, connaissait bien les prières et chantait juste.
Il fit l'officiant, le 'hazan. Nous
avons été voir tous deux le grand Rabbin de Paris pour lui
demander de nous conseiller et de nous faire le programme de l'office.
Je préparai la petite chorale avec quelques cantiques et quelques prières
Salomon Rossi et d'autres. Je dirigeai sans me tromper et malgré mes
appréhensions tout se passa bien.
Dans la cour de la rue Claude Bernard : Jacques, Lavande, Poney, Ryvka, Lefschetz, Lydia debout, Roland, Shlomo |
Mais il faut être clair, l'article 10 de la Loi de l'Éclaireur
était respecté.
D'ailleurs, les filles avaient trop peur d'une catastrophe pour se laisser
aller, car la contraception de l'époque était plus qu'aléatoire.
Petit à petit, je m'éprenais de Lydia et à la Libération,
nous nous considérions comme fiancés.
C'est pourquoi, malgré les difficultés et les horreurs que nous
avions vécues et bien que ce soit peut-être difficile à
admettre, nous avons gardé de cette époque le souvenir d'une
période très riche, intellectuellement et sentimentalement.
Le 16 juillet
Au mois de juillet 1942, les Allemands préparèrent une grande rafle des juifs étrangers en commençant par Paris. Il y eut des discussions avec Vichy, qui obtint de confier l'opération à la police parisienne ce qui fut un élément "favorable".
Lefschetz avait eu vent de ces préparatifs bien qu'ils aient été tenus secrets. Le 15 nous avons été réunis avec des éclaireurs plus jeunes à Claude Bernard. On nous avertit de ce danger, en nous expliquant que nous devions faire quelque chose pour prévenir les malheureux qui étaient menacés. Nous nous sommes divisés en groupes de deux, comportant un chef et un éclaireur ou éclaireuse, en espérant éviter ainsi d'attirer l'attention de la police et ne pas effrayer les gens qu'on allait alerter.
Chacune des équipes était affectée à une ou deux
rues. L'idée était d'aller dans les quartiers où résidaient
de nombreux juifs. On nous avait communiqué les noms des personnes
à prévenir.
J'étais avec une jeune éclaireuse gentille mais timide, et on
nous confia la rue Bargue et une autre dont j'ai oublié le nom.
Nous avons donc marché pendant trois ou quatre heures en entrant dans
les immeubles et en sonnant aux portes. Notre tâche était difficile
et se révéla moralement très pénible.
Nous portions déjà l'étoile, et n'y étions pas
encore habitués. Je me souviens que, passant devant la Mairie du 11ème,
nous avons rencontré un groupe de policiers qui nous ont dit assez
brutalement de dégager.
En entrant dans chaque immeuble, nous regardions les noms qui étaient affichés et allions sonner aux portes. Le plus souvent on nous ouvrait. C'était souvent la mère de famille. Nous expliquions la raison de notre visite et là, nous recevions trois types de réponses. Certains étaient incrédules. Dans ce cas nous nous efforcions de les convaincre et de leur dire de se cacher de toute façon. D'autres, plus nombreux ne savaient pas où aller. Nous n'avions à cela pas de réponse valable. Je leur demandais s'ils avaient des amis non juifs qui pouvaient les cacher en attendant qu'ils trouvent une solution définitive. Enfin, rarement, on se trouvait devant des gens qui avaient prévu cette éventualité et pris leurs dispositions.
C'était démoralisant. Je suis rentré chez moi le soir,
plutôt cafardeux. Et je me suis dit qu'il fallait prendre des précautions
même si nous ne paraissions pas visés. Je me suis débrouillé
avec la concierge pour dormir dans un sous-sol rattaché à la
loge et j'ai envoyé ma mère chez notre voisine du dessus, demoiselle
très gentille.
Mais rien ne se passa chez nous, car seuls les étrangers étaient
visés cette fois.
Le matin, je regardais par l'une des fenêtres qui permettait d'apercevoir la rue des Perchamps quand je vis un groupe de juifs portant leur étoile, entourés par des policiers, attendant de monter dans un bus. J'en fus secoué car cela vérifiait la justesse de nos informations.
Je suppose que notre action a servi à quelque chose, et s'est ajoutée au manque de conviction d'une partie des policiers, pour que le nombre de personnes incarcérées au Vel d'Hiv soit inférieur aux prévisions.