Ce journal a été rédigé par Denise, la fille d'Emmanuel Lefschetz, pendant les jours qui sont précédé et suivi la rafle du Vel d'Hiv (16 juillet 1942). Il est resté inédit jusqu'aujoud'hui (2022)
Denise Lefschetz (Lionceau) à droite - à sa gauche : Nicole Chilton |
Mercredi 15 : Par téléphone on me demande
d'être à 4h rue Claude Bernard. Quand je demande à papa
"pourquoi faire ?" il me répond "c'est un ordre !". Ca a l'air sérieux.
Un deuxième coup de téléphone "Apporte un pull, mon imperméable
et des tickets de pain. Il se peut que nous soyons obligés de passer
la nuit".
Réunion. Nous sommes les EI plus l'école de Cadre. On nous parle
pour nous dire de nous tenir prêt à recevoir des enfants. On
forme des équipes. Je suis fière d'être secouriste. On
attend jusqu'à 9h pour savoir s'il faut passer la nuit puis on rentre
chez nous.
Jeudi 16 juillet : Nous descendons papa et moi à
7h15 de chez nous ; la rue est calme, rien d'insolite. J'ai sommeil et je
dis à papa : "tu vois qu'il n'y a rien".
Dans la rue de l'Arbalète on rencontre Renaud l'air affairé.
On croyait déjà papa arrêté. A 8h Michel n'est
toujours pas là, à 9h on téléphone chez lui, il
est emmené. Rassemblement : une fille pleure à chaudes larmes,
on vient de lui téléphoner qu'on a emmené ses parents.
Il faut attendre. Nous sommes tous présents. Une équipe est
appelée pour se préparer à recevoir des gosses. On hésite
entre la nôtre et celle de Freddy,
c'est celle de Freddy qui part.
Toute la journée on attend.
Vendredi 17 : 7h du matin - 19h on attend
Samedi 18 : Un esprit règne malgré
le vasouillage de l'attente. Que sont devenues nos filles ?
Le calme règne un peu. Des enfants arrivent.
S'il y a un travail à faire nous sommes vingt à nous précipiter
dessus.
Dimanche 19 : On forme les équipes
de deux pour le travail (ENFIN !) du lendemain.
On trouve le temps dans la matinée de se disputer avec Micheline Rosenberg.
Puis, tout à coup, on appelle quinze personnes pour aller chercher
des colis au Vel d'Hiv.
On déjeune en cinq minutes.
On prend le métro : trois équipes de cinq. On espère
enfin pouvoir faire quelque chose peut être même entrer. Voir
ce qui se passe. Fièrement nous arrivons devant le Vel d'Hiv. Il règne
une odeur insupportable (il y a douze cabinets pour 13 000 personnes !). Des
gens veulent rentrer. Malgré nos laissez-passer on ne nous laisse pas
rentrer.
Quel enfer cela doit-il être !
Durant huit heures nous tournons autour. Avec le système des ordres
et des contre-ordres on nous fait attendre huit heures pour nous renvoyer
ensuite.
Un cortège incessant d'étoiles jaunes vient du métro
Dupleix jusqu'aux agents. Ils attendent cinq minutes puis se font renvoyer
au métro. Cortège lamentable avec des colis.
La Croix Rouge s'agite.
Enfin on nous dit de rentrer à notre centre. Déçus on
rentre.
Lundi 20 : À 9h à l'UGIF
rue de la Bienfaisance, on va faire des enquêtes pour savoir ce que
sont devenus les familles juives suivies par l'assistante sociale. Fleurette
et moi commençons par le 3ème, le plein ghetto parisien. Mon
(notre) premier contact avec la misère.
Les intérieurs sentent mauvais. Les gens sont méfiants. Quelques-uns
s'enfuient en nous voyant. Beaucoup de gens sont "absents". Mais nous n'avons
pas de cas terribles (enfants, vieillards seuls etc). Je ne pensais pas que
tant de gens vivant à Paris ne savent encore que le Yiddish. Et puis,
il y a les "Lamentations". Les concierges sont très chics en moyenne.
L'après-midi, on continue, il y a des concierges très bavardes.
Mardi 21 : On fait le 9ème. J'apprends
que l'on peut habiter sur les boulevards, un immeuble à ascenseur et
être dans la misère.
Rue Cadet, autre ghetto, il y a de vieux juifs petits rentiers français,
espèce très rare d'ailleurs. Les juifs sont abrutis, ils ne
savent pas en moyenne pourquoi ils souffrent, les jeunes comme les vieux.
Après-midi 10e arrondissement.
IL FAUT SAUVER LA JEUNESSE.
En septembre 1940 par inconscience ou impossibilité de fuir il restait
à Paris un assez grand nombre de familles juives ; la plupart se sont
"déclarées" et se sont soumises aux exigences de l'occupant.
Il faudrait un sérieux rappel historique, psychologique et juridique
impossible en ces quelques lignes pour expliquer ainsi que pour comprendre
les cadres dans lequel toutes les activités des EI garçons et
filles ont pu exister sous l'occupation.
Dés l'automne 40, quelques anciens et anciennes EI se sont regroupés
pour constituer des "cercles d'études", et dès 1941 ayant
pu récupérer une ancienne école juive située rue
Claude Bernard, Fernand Musnik (Lion de son totem) ancien commissaire a constitué
sous forme de "patronages" de véritables troupes et sections (encore
non mixtes). Ainsi que des groupes de louveteaux et de routiers, un vrai mouvement
scout, sans uniforme, dépendant certes des restriction faites aux juifs
: jardins interdits couvre feux etc. etc. et malgré des arrestations
fréquentes de juifs "étranger" et l'ouverture en 1941
du Camp de Drancy… Cependant en juillet 1941 un véritable camp
de formation a eu lieu à Bierville auberge de jeunesse des Jeunesses
chrétiennes
C'est ainsi que des enfants et des adolescents juifs ont eu des loisirs
et une formation scoute et juive en pleine occupation.
L'année 1941-1942 a été la plus riche : c'est ainsi que tous les samedis et dimanches nous nous regroupions au 60, rue Claude Bernard le samedi, les plus âgés pour faire de la gymnastique, étudier le judaïsme, chanter, faire du théâtre, célébrer les fêtes juives a des horaires décalés en raison du couvre feu. Le dimanche, même très jeunes, promus chefs et cheftaines nous sortions les enfants le plus souvent dans des campagnes accessibles du département de la Seine, le reste nous étant interdit. C'est ainsi que si nos sorties d'avant-guerre avaient souvent lieu au parc de Saint Cloud, celui-ci, en tant que jardin public ne nous était plus accessible, mais que le fort de Franconville ou les bois d'Orsay nous étaient permis.Cette année là a fait dire paradoxalement à beaucoup d'entre nous que nous avions eu une adolescence exceptionnelle .
Sortie d'éclaireurs dans la zone autorisée autour de Paris. Denise Lefschetz à droite (portant l'étoile jaune) |
A la rentrée les activités de "patronage" ont repris. Des "sections" ont été créées dans les maisons d'enfants que nous allions animer en dehors des heures scolaires. En mars 1943, Robert Gamzon (fondateur et commissaire général des Eclaireurs Israélites de France), est venu à Paris, et a pu voir deux à trois cent enfants et adolescents, un véritable rassemblement de scouts.
En mai1943, notre Commissaire Fernand Musnik a été arrêté,
Emma Lefschetz qui travaillait avec
lui depuis 1941 a continué seul ; mais l'activité du 60
rue Claude Bernard est passée du loisir à la "résistance".
Non pas une résistance armée mais de sauvetage. Il fallait trouver
des lieux de séjour pour cacher des enfants abandonnés... C'est
à un jeune chef de groupe local qui n'avait pas 20 ans (Freddy
Menahem) qu'a été confié la responsabilité
de ce qu'est devenu la 6éme zone Nord (il y a eu aussi une importante
6è zone sud), nom qui restera celui de l'activité de sauvetage
des EIF. Trouver des cachettes pour les enfants parfois leur famille, fabriquer
des faux papiers conduire les enfants vers ces lieux protecteurs, aller les
voir avec de faux papiers, en bicyclette souvent. Cela fut jusqu'à
la libération la principale activité des chefs et cheftaines
restés à Paris et des aînés ( mais la plupart n'avaient
pas 20 ans). Certains y ont laissé leur vie dès 1943 Heddy Nissim
(Cabri) entre autre qui fut avant guerre à la section Suffren, d'autres
plus tard. Mais grâce à tous ces jeunes scouts plusieurs centaines
d'enfants ont été sauvés.
Une commissaire de la Fédération Française des Eclaireuses, l'ssistante sociale Micheline Bellair (devenue Micheline Cahen) Topo de son totem; a été au cours de cette période d'une aide inestimable pour ces activités clandestines, fournissant informations, aidant les unes et les autres, trouvant du travail de "couvertur" etc .. Elle est morte en janvier 2006 celles d'entre nous qu'elle a aidées ou soutenues lui sont restées fidèles à travers les années.
Une aide constante nous a été apportée par quelques cheftaines de la FFE qui se retrouvaient et accueillaient les unes ou les autres au 10, rue de Richelieu. (C'est ainsi qu'ayant dû entrer en clandestinité et quitter mon lycée en janvier 44, deux cheftaines me donnèrent des leçons particulières de philo et d'histoire..)
Quel n'a pas été
mon étonnement lorsqu'interrogeant un jeune ami rabbin sur ce
qu'il savait de l'histoire de son école pendant la période
de l'occupation je m'entendis répondre "rien".
La même réponse me fut donnée à la même époque
par un administrateur de la synagogue. Toutes les tentatives faites pour en
parler sous une forme ou une autre n'ont jamais abouti...
Ce sont les efforts des anciens cadre EI et des survivantes qui ont abouti
non sans de nombreuses difficultés à la pose d'une plaque
commémorative à l'entrée de l'immeuble régulièrement
fleurie par la Mairie de Paris…
Une partie de l'histoire était désormais devenue publique, mais
interrogeant quelques années plus tard d'autres jeunes rabbins ayants
vécu dans l'école c'était toujours la même ignorance,
et toujours le même désintérêt de la communauté
pour son histoire. Pourtant il y avait eu en ces lieux pendant l'occupation
une histoire riche, particulière aussi bien pour la synagogue elle
même que pour l'école, une maison de jeunes filles mais aussi
une synagogue vivante grâce aux Eclaireurs Israélites de France
enfermés dans Paris et transformés en animateurs de patronages,
encadrant jusque 300 enfants... (1)
De 1940 à 1942 les Allemands ayant vidé presque toute la bibliothèque ont laissé sur place l'ancienne cuisinière de l'école et entre 1940 et 1942, d'après les souvenirs de Charlotte Kaminski sa fille, des adultes ont transité dans la maison des hommes, des femmes, des enfants qui utilisaient ce lieu comme relais pour se sauver.
Vie de la Synagogue
Sur la page consacrée
au grand rabin Julien Weill, on peut lire le témoignage de Josy
Walter, responsable EI et qui raconte comment Julien Weill,
"après rangements et nettoyages a donné son feu vert et
son imprimatur au programme 'allégé' d'office qui lui
avait été soumis". les EI souhaitant faire un office
de Kippour.
Il raconte le transport en métro dans le dernier wagon, seul autorisé
aux porteurs d'étoiles jaunes, du Sefer Torah. Il faut lire ce
témoignage plein d'humour, qui raconte comment en septembre 1942,
après la rafle du Vel d'hiv du 16 juillet, la synagogue s'est
remplie des différents groupes, venus les uns après les autres
entendre certes un office "light" chanté en hébreu
par deux chefs EI (Simon Siwochinski et Josy Walter), traduit en français
et accompagné d'une chorale mixte, dont j'ai eu l'honneur
de faire partie. Josy Walter termine son témoignage par cette phrase
: "S'il y a sans aucun doute des offices beaucoup
plus religieusement corrects, il n'en est pas moins vrai que cela a
été un grand moment dans la vie des E.I en zone occupée."
Il y eut d'autres offices en 1942 et 1943, le samedi matin parfois.
Un chef de patrouille de la troupe Salomon, Pierre Stiffel , n'avait
pu faire sa bar mitzwa à cause la déclaration de guerre ;c'est
à 16 ans , pendant les vacances de Noël 1942 qu'il monta
à la Torah pour la première fois entouré de tous les
EI invités , avec Josy Walter comme 'hazan et toujours la
chorale de Jacques Salmona.
Ces offices ont duré pendant une grande partie de l'année
1943…
La maison de jeunes filles
En janvier 1943 , une trentaine de jeunes filles ont été rassemblées,dans les locaux de l'école, venant d'un orphelinat ( rue Lamblardie), regroupées après la rafle de juillet, et placées sous la responsabilité de l'UGIF. Certaines étaient ce que l'on appelait "des enfants bloqués" (2).Toutes portaient l'étoile et certaines allaient à l'école d'autres recevaient, dans les lieux mêmes des "apprentissages". Rappelons que la scolarité n'était obligatoire à l'époque que jusqu'à 12 ans ; le projet était donc celui d'un internat ouvert sur l'apprentissage, les métiers de la mode voire du secrétariat (avec l'aide de l'ORT). Quelques unes n'ont fait que passer en attendant d'être cachées mais une trentaine étaient toujours présentes.
En plus de l'encadrement permanent, salarié de l'UGIF, quelques monitrices, des EI très jeunes elles-mêmes, 16 ou 17 ans, assuraient loisirs et même sorties pendants les périodes de vacances scolaires et les wende end. Jeux , théâtre (ainsi qu'en témoignent certaines photos déposées au CDJC) et aussi éducation juive. Ainsi un Seder fut organisé en 1943 (à l'heure du déjeuner en raison de l'obligation faite au juifs de ne plus sortir après 20 heures).
La bonne volonté de la Sixième qui aurait souhaité "évacuer" la maison n'a pas été suffisante pour des raisons complexes, et c'est ainsi que le 21 juillet 1944, dans la nuit la police française, est venue arrêter ces jeunes filles et le personnel qui les encadrait, alors que les Américains n'étaient plus très loin de Paris. Emmennées à Drancy, elles furent déportées par le convoi 77 le dernier grand convoi, et moins d'une dizaine sont revenues en mai 1945...
Enfin deux jeunes filles à l'instigation d'Emmanuel Lefschetz se sont installées dans la maison pour la "garder" pendant la libération de Paris. Cette maison et cette synagogue ont pu être ainsi récupérée intactes par le Consistoire.