Au cours des années 1970 et 1980, l'objectif essentiel des
historiens, à l'instar d'Anny LATOUR et de Lucien
LAZARE, était de prouver que les juifs ne s'étaient
pas laissés déporter sans réaction et que nombre d'entre
eux avaient résisté contre l'occupant allemand et contre
le gouvernement de Vichy. En 2001, lorsque nous présentons ce mémoire
de maîtrise, la Résistance juive n'est plus à démontrer.
C'est pourquoi nous devons dorénavant nous demander ce qui a
poussé certains juifs à entrer en résistance.
L'intitulé même de ce mémoire sous-tend la démarche
que nous nous sommes donnée : montrer que c'est l'appartenance
à un mouvement scout (en l'occurrence : les Eclaireurs Israélites
de France - E.I.F. -) qui a entraîné une grande partie de ses
membres à entrer dans la Résistance. A cette fin, nous avons
choisi de présenter l'itinéraire de cinq Eclaireurs Israélites.
Le choix de ces cinq chefs E.I.F. est représentatif des différentes
actions de résistance qu'ont menées les Eclaireurs Israélites
de France. Ainsi Raymond WINTER et Marcel GRADWOHL ont été membres
du réseau E.I.F. chargé de porter secours aux enfants juifs,
Adrien GENSBURGER a combattu au sein du maquis du mouvement, Jean-Paul BADER
a fait partie de ces deux organisations clandestines et Jean WEILL a appartenu
à un maquis non juif.
Nous avons voulu présenter ces cinq scouts dans un ordre qui différencie
chacun d'entre eux en fonction de l'organisme auquel il a appartenu
mais également de la date de la création de cet organisme. Seul
le chapitre concernant Jean WEILL est dissocié du fait même de
l'originalité de la résistance d'un éclaireur
juif hors du mouvement.
Par ailleurs nous avons délibérément choisi d'évoquer
dans le même chapitre Raymond WINTER et Marcel GRADWOHL tant leur action
est commune et indissociable. Présenter Raymond en premier, bien que
cadet de Marcel, était volontaire de notre part car il a occupé
une fonction hiérarchiquement supérieure dans le cadre des Eclaireurs
Israélites de France et de la Résistance. Cette différenciation
est purement fonctionnelle : l'amitié et la mort les ont réunis.
Afin de permettre une meilleure compréhension du cheminement qui a
conduit les E.I.F. à entrer en résistance, nous présentons
dans un premier chapitre la création, les opinions du mouvement ainsi
que ses réactions à la montée du nazisme et à
la défaite de 1940.
Des études concernant les E.I.F. existent déjà, notamment
celles d'Alain MICHEL, mais aucune ne met directement en relation l'appartenance
au scoutisme juif et l'entrée en résistance. La plupart
de ces études sont d'ailleurs plutôt consacrées
au mouvement et à son action dans la Résistance qu'à
l'itinéraire suivi par ses membres. Ces ouvrages sont cités
en bibliographie, ainsi que d'autres concernant des activités,
des organisations ou des événements parallèles et utiles
à notre recherche.
Membre nous-même des Eclaireurs Israélites de France, nous avions
l'avantage de bien connaître le mouvement et son histoire avant
de débuter notre étude. Néanmoins cette appartenance
de même que nos liens avec les familles GRADWOHL et WEILL, présentait
une difficulté : conserver le recul nécessaire à toute
analyse et étude historiques. Notre formation ainsi que les conseils
de Madame DELMAIRE, notre directrice de mémoire, nous ont, nous l'espérons,
permis d'éviter cet écueil.
Pour réaliser cette étude, nous avons exploité deux types
de sources :
-
les témoignages oraux des éclaireurs ou de leurs familles,
toutes et tous évidemment contemporains des événements.
- les archives privées de membres des familles auxquelles nous avons
pu avoir accès. Nous avons également consulté les «
mémoires » (publiées ou non) d'éclaireurs,
ainsi que les archives du mouvement E.I.F. disponibles au Centre de Documentation
Juif Contemporain (C.D.J.C.) à Paris.
Pour en faciliter la lecture, nous avons essayé tout au long de cette
étude d'expliquer au mieux tous les termes techniques (mots hébreux
ou vocabulaire scout) au fur et à mesure de leur apparition. Par ailleurs,
nous avons mis en annexe, pour illustrer notre recherche, des cartes des implantations
des E.I.F. et de leurs activités clandestines et quelques photographies
mises gracieusement à notre disposition par les éclaireurs ou
leurs familles.
Nous espérons, par cette modeste contribution à l'histoire
du mouvement, sortir de l'ombre quelques E.I.F. et à travers
eux perpétuer la mémoire des 150 membres des Eclaireurs Israélites
de France qui sont morts tragiquement au cours de la seconde guerre mondiale.
Remerciements
Nous tenons tout d'abord à remercier vivement Madame Danielle
DELMAIRE, notre directrice de mémoire, qui nous a suivi et guidé tout au long de
notre recherche.
Nos remerciements vont aussi à Jean-Paul BADER, Adrien GENSBURGER,
Jean-Claude GRADWOHL, Martine et Francis GRADWOHL, Odette HEIMENDINGER, Lucien
LAZARE, Colette MEYER-MOOG et Jean WEILL za"l pour l'accueil et la disponibilité dont ils ont toujours fait preuve à notre
égard et l'empressement avec lequel ils ont répondu à nos questions et nous ont
ouvert leurs archives.
Remerciements particuliers à Madame Danielle DELMAIRE, Martine et
Francis GRADWOHL, Edith et Gérard KAHN, Jean et Denise WEILL pour la gentillesse avec laquelle ils ont
mis à notre disposition de nombreux livres souvent difficiles à trouver et
indispensables à notre étude.
Remerciements enfin à Myriam GRADWOHL et Jacques ORJEKH pour leur
soutien et leur patiente relecture du présent mémoire.
Sans toutes ces personnes et leur gentillesse, nous n'aurions pu
mener cette étude à son terme.
Bien qu'étant le petit-fils d'Alfred LEVY, ancien grand rabbin de France, Robert GAMZON, totémisé (5) "Castor Soucieux", a de grandes difficultés à faire accepter l'idée de son mouvement par les autorités religieuses et communautaires. En effet, "la plupart des rabbins sont peu favorables à ces jeunes juifs en culotte courte et ne voient pas très bien l'utilité d'un mouvement de scouts juifs" (6). Seul le grand rabbin LIBER le soutient dans un premier temps, ce qui rend les premières années assez difficiles.
Cette opinion défavorable des rabbins évolue avec le succès grandissant du mouvement comme le prouve cette réflexion d'un rabbin membre du Consistoire de Paris lors d'une réunion avec les dirigeants nationaux EI (7) : "Messieurs, j'ai toujours été contre les Eclaireurs, mais, maintenant que vous avez réussi, vous avez tout mon soutien !" (8).
L'extension du mouvement est en effet très rapide : dès 1924 une première meute (pour les enfants de huit à onze ans) est créée à Paris, suivie en 1925 d'une deuxième patrouille et en 1926 d'une section d'éclaireuses. A partir de 1927, le mouvement sort du cadre parisien avec la création de groupes notamment à Tunis, Oran , Mulhouse et Strasbourg (9). En peu de temps, les EI deviennent le mouvement de jeunesse le plus nombreux de la communauté. En 1930, ils comptent déjà 1200 membres pour atteindre 2500 à la veille de la guerre (10).
La raison de ce succès réside notamment dans le fait que les EI parviennent à regrouper en leur sein les quatre grands groupes qui composent la communauté juive de France :
L'accueil de jeunes juifs de ces différents groupes ne peut se faire que dans un mouvement qui parvient à répondre à leurs attentes et aspirations politiques et religieuses qui, comme nous l'avons vu, sont aussi diverses que variées. Les EI répondent sans doute à ces critères grâce à leur particularité : l'engagement scout, juif et français. C'est cette triple appartenance qui fait l'originalité de l'éducation EI et qu'il convient de présenter.
L'éducation scoute est sans doute la plus aisée à définir. Selon Denise GAMZON (15) , Secrétaire générale du mouvement en 1925, son but est de "développer la personnalité de l'enfant, lui donner à la fois (ce qui est paradoxal) l'esprit d'initiative et celui d'obéissance" (16) ; mais aussi un sens aigu de la prise de responsabilité et de la droiture. Chacune de ces valeurs étant inculquée aux jeunes scouts lors des activités mais aussi par l'intermédiaire de la "Loi" que chaque EI doit s'efforcer de suivre. Ainsi on peut y lire que "l'Eclaireur n'a qu'une parole", que "l'Eclaireur sait obéir" et que "l'Eclaireur est propre dans son corps, ses pensées, ses paroles, ses actes" (17).
"Etre Eclaireur (…) signifiait [aussi] que l'on avait la volonté de faire partie d'une élite au service de son prochain" (18). C'est pour cette raison que chaque EI doit "Rendre service en toute occasion" (19) ; notamment en effectuant sa B.A.ou sa Mitsvah (20) quotidienne.
Si la définition du scoutisme EI ne pose pas de grands problèmes, l'aspect juif du mouvement est sujet à beaucoup de débats même au sein de l'association. Comme nous l'avons vu précédemment, la plupart des rabbins refusent d'aider le mouvement car ils ne le considèrent pas comme étant assez religieux. Pourtant dès les premières années, les EI affirment leur spécificité juive :
"Toute morale sans religion paraît vide et dénuée de sens. C'est pourquoi les Eclaireurs, dès l'origine du mouvement, se sont appuyés sur la religion. Il existe en France, en dehors des Eclaireurs de France lesquels, par exception, n'observent aucun culte, les Scouts de France, purement catholiques, et les Unionistes à tendance nettement protestante. Il paraissait absolument anormal que nous seuls - israélites - n'ayons pas de groupement scout…" (21)
Néanmoins jusqu'en 1932, l'attachement du mouvement au judaïsme est plutôt culturel malgré une nette évolution dans un sens plus religieux. Mais il existe un réel manque d'unité sur le plan religieux, par exemple entre les Alsaciens assez orthodoxes et les Parisiens plutôt libéraux voire laïcs, qui pourrait être préjudiciable pour l'avenir du mouvement. Les chefs EI décident donc l'instauration d'un minimum commun religieux appliqué par tous les jeunes scouts juifs.
Ce minimum commun est défini lors du Conseil National de Moosch (Haut-Rhin) organisé du 30 octobre au 1er novembre 1932. Le journal des chefs Lumière de novembre-décembre 1932 donne un compte-rendu du vote de cette motion qui marque un tournant de l'histoire du mouvement (22) :
Mais la pratique religieuse n'est pas le seul point de débat aux EI, en effet l'association est aussi un mouvement français ce qui entraîne un conflit entre l'attachement profond à leur pays des "israélites français" et l'idéal sioniste des juifs venus d'Europe orientale.
Comme la définition du judaïsme EI, le rapport à la France est difficile à cerner. En effet est-il possible qu'un EI de Tunis ait le même attachement à la France qu'un "israélite français", un Alsacien ou encore un juif immigré non naturalisé sensible au sionisme ? Ce problème d'identité donne lieu, lui aussi, à de nombreux débats au sein du Comité Directeur du mouvement.
En fait, "les EI sont, sans conteste, un mouvement juif français, ne voyant aucune contradiction entre leur double enracinement culturel et national" (29). Etre EI signifie être actif dans la Cité mais aussi ne pas perdre son identité ; "les juifs peuvent être des Français utiles" (30). C'est d'ailleurs dans un souci d'éviter d'être accusé d'un quelconque nationalisme juif que le mouvement prend le nom d'Eclaireur Israélite, et non Juif, de France. Le terme de "Juif" pouvant être assimilé à une revendication nationale et non uniquement religieuse (31).
Mais le problème de la double appartenance (religieuse et patriotique) n'est pas le seul à être sujet à débats. Nombre d'entre eux ont aussi pour thème le sionisme aux EI. Mal accepté dans un premier temps, notamment par Robert GAMZON - "israélite français" - dont l'opinion évolue vite, il se développe surtout dans la deuxième moitié des années 1920 avec l'influence Chomrim (32) mais aussi d'Edmond FLEG (33). Le président du mouvement estime en effet en 1926 que "tous les enfants qui se réclament de la qualité de juif devraient pouvoir être admis dans un mouvement scout israélite, y compris les sionistes" (34). Cette idée est suivie en 1928 par l'introduction d'un "badge sioniste" parmi les brevets susceptibles d'être obtenus par les jeunes éclaireurs. "Le point de vue d'Edmond FLEG , triomphe sur toute la ligne et ceci cinq ans seulement après la fondation des EIF" (35).
Les EI ne se bornent pas à des réflexions identitaires, certains décident en effet - contre les consignes d'apolitisme du scoutisme - d'agir contre la montée de l'antisémitisme en Europe en participant aux actions d'aide aux réfugiés allemands sous l'égide de la L.I.C.A.(36). Ce début de prise de conscience politique ainsi que la crise de l'été 1938 entraînent Castor à imaginer de manière prémonitoire l'attitude qu'auront les EI, en tant que scouts et en tant que juifs, pendant l'Occupation, alors que l'idée de la défaite française ne l'effleure même pas :
Dès la fin de la "Drôle de Guerre", le mouvement doit se réorganiser et reprendre ses activités d'éducation de la jeunesse juive. De nombreux groupes locaux rouvrent leurs portes en "Zone Occupée" ou se créent en "Zone Libre" sous l'impulsion des anciens chefs qui s'y sont réfugiés (39). Rapidement la majorité des groupes EI se concentre dans le Sud de la France où les juifs croient être en sécurité. Ce déplacement du centre de gravité du mouvement est renforcé par l'implantation, dans le sud-ouest, de maisons d'enfants créées par les EI.
L'évacuation des enfants hors des centres urbains préoccupe déjà le Comité Directeur avant la guerre, c'est la raison pour laquelle Denise GAMZON parvient dès la mobilisation à ouvrir trois maisons à la Ruffie (Lot), à Villefranche de Rouergue et à Saint-Affrique (Aveyron). Mais remarquant que les autorités françaises n'aident pas à l'évacuation des enfants juifs étrangers, les EI décident de "réorienter la finalité de l'opération projetée vers un but social, en aidant les récents immigrés qui n'ont ni les moyens, ni la possibilité de faire partir leurs enfants" (40).
Fin septembre, les trois maisons précédemment citées accueillent déjà 200 jeunes encadrés par des cheftaines EI qui se sont improvisées monitrices, les enfants n'étant, pour la plupart, pas formés à la vie scoute. D'autres maisons, comme celle de Moissac (Tarn) où s'installe le Secrétariat National du mouvement, ouvrent par la suite.
A partir de novembre, en raison de plusieurs problèmes, seules les maisons de Beaulieu-sur-Dordogne et de Moissac demeurent. Ces maisons sont autant de "planques" pour les enfants juifs visés par la "Loi sur les ressortissants étrangers de race juive" promulguée par le gouvernement de Vichy le 4 octobre 1940 puis pour tous les enfants juifs après l'annexion de la "Zone Libre" par les Allemands. Mais au mois d'octobre 1943, la situation devient trop risquée, la sécurité des enfants ne peut plus être totalement assurée et les maisons sont dispersées. De nouvelles caches sont trouvées pour les enfants par les membres de la "Sixième", le réseau EI d'aide aux jeunes juifs.
En novembre 1941, le mouvement EI est dissous par le Commissaire aux Questions Juives Xavier VALLAT. Les EI sont contraints soit de disparaître, soit de se fondre dans l'Union Générale des Israélites de France (U.G.I.F.). qui est créée en même temps pour accueillir tous les mouvements et institutions juives.
Après une longue réflexion, Robert GAMZON décide de faire entrer les EI dans l'U.G.I.F. Grâce à l'intervention du Général LAFONT -le président du Scoutisme Français- auprès des autorités vichyssoises, ils peuvent continuer leurs activités scoutes.
L'U.G.I.F. est divisée en sept Directions, "chacune prenant en charge un secteur d'activités déterminé. Le schéma général est le suivant :
Les EI appartiennent à la Quatrième Direction. C'est au sein de la Sixième Section (d'où son nom de code : "Sixième") de celle-ci qu'est créé, en août 1942, le très officiel (42).
En réalité la "Sixième" est un mouvement clandestin dont les principes d'action majeurs sont la confection de fausses identités, la recherche de "planques" pour les jeunes ou les réfractaires et le passage clandestin en Suisse ou en Espagne de ces mêmes personnes.
La "Sixième" est, compte tenu de la situation et des difficultés de se rendre d'une ville à une autre, fortement décentralisée. Ainsi elle a à sa tête des responsables nationaux, Henri WAHL (Chamois) (43) et Ninon WEYL-HAÏT (44), assistés par des adjoints. Chacun d'eux a en outre la responsabilité plus particulière d'un groupe de régions. De même à la tête de chaque région se trouve un responsable régional, secondé si possible par un chef de secteur pour chaque département (45).
Nombre des agents de liaison de la "Sixième" rejoindront par la suite le maquis créé par les EI à la fin de l'année 1943 (46).
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