DU SCOUTISME JUIF A LA RESISTANCE
Mathias ORJEKH - 5
CHAPITRE 5
Jean WEILL : Un EI au maquis non juif
(1)
I. Un jeune garçon toujours très
actif
A. Sa jeunesse à Mulhouse
-
Le cadre familial
Issu de deux familles
installées en Alsace bien avant la Révolution Française, c'est tout
naturellement dans cette région, à Mulhouse, que naît Jean WEILL le 22 août 1919. Son père Jacques et sa mère Henriette sont respectivement natifs de Biesheim et Rixheim (Haut-Rhin).
"Schangala" (2) est un enfant très inventif et ne manque jamais une
"pitrerie" au grand dam de sa grand-mère maternelle, Thérèse, qui le garde lui ainsi que sa jeune sœur Odette. C'est
un vrai posche Isroel (3) ce qui contrarie souvent ses parents.
Le père de Jean est grossiste
dans le domaine de l'alimentaire. Les affaires sont plutôt bonnes. Mais cette
prospérité ne dure pas : Jacques Weill
est trompé par son associé qui disparaît avec la caisse et le
compte en banque. Les parents de Jean sont donc contraints de travailler
chacun de leur côté : sa mère est vendeuse d'abord "Au Bon Marché" puis
"Aux Galeries de Mulhouse" et son père devient décorateur puis chef-décorateur dans ce
même magasin.
Petit à petit, la situation
financière de la famille s'améliore. Les parents de Jean réussissent à
dédommager totalement leurs créanciers et décident d'acheter un fond de
commerce d'épicerie qui fonctionne bien. Le père de Jean travaille aussi dans
la représentation en pâtisserie, domaine dans lequel "il devient vite un
des plus cotés des environs" (4).
Sur le plan religieux, la
famille Weill ne pratique pas et fréquente assez peu la synagogue et la
communauté juive de Mulhouse
. Jean est surtout intéressé par l'histoire juive qu'il étudie
en classe lors des cours de religion, obligatoires en Alsace (5).
Les prières ont, par contre, plutôt tendance à l'ennuyer. Le rabbin le prépare
tout de même pour sa Bar Mitsvah qu'il fait en août 1932. Cet événement
revêt pour lui, malgré son manque d'attachement à la religion, une très grande
importance car il compte à présent "pour un homme à part entière dans la
Communauté Israélite" (6).
-
Une scolarité brillante mais
vite interrompue
Jean est un bon élève et
prend dès ses premières années d'écolier l'habitude de rapporter de bons
bulletins. Ainsi après avoir fréquenté les écoles Wolf puis Nordfeld (en
raison des déménagements de la famille), il est admis pour la rentrée 1928 à
l'Ecole primaire supérieure "où il fallait de bons résultats antérieurs
pour être accepté" (7).
Ses résultats à l'E.P.S. sont toujours très honorables et malgré une année
1931 plus difficile, il obtient son Certificat d'Etudes avec mention.
L'obtention de ce diplôme
n'est pas pour Jean, comme pour beaucoup d'écoliers, synonyme de fin d'études
et d'entrée dans le monde du travail. En effet, il décide de poursuivre son
brillant cursus au sein de l'E.P.S. Sa scolarité est pourtant contrariée
pendant plus de deux mois durant lesquels il est "pratiquement paralysé [à
cause] d'une très forte crise de rhumatisme articulaire" (8).
Grâce à une extraordinaire volonté de réussir et à l'aide d'un ami qui lui
apporte tous les jours cours et devoirs à domicile, Jean peut retrouver le
chemin de l'école et passer en classe supérieure.
Il entre ainsi en Première Commerciale et y découvre de nouvelles matières qui l'intéressent beaucoup
comme la comptabilité et le commerce. Son année se passe bien, tout comme le
premier trimestre de 2nde Commerciale. Mais à la suite de
"divergences" avec son professeur d'Anglais pour des questions d'accent (9),
il est convenu avec le directeur de l'E.P.S. que Jean serait dispensé de ce
cours. Cet arrangement ne l'empêche pas de quitter l'établissement et
d'interrompre ses études à la fin de son année de 2nde en juin
1934.
"Pressé de gagner [sa]
vie" (19) et malgré ses brillants résultats scolaires, Jean doit trouver du travail.
- Très tôt dans le monde du
travail
Grâce à l'aide de deux de ses
amis EI - Claude Bloch
et Ralph Weyl
- il est engagé chez Valentin Bloch, une entreprise
textile dont leurs pères sont les dirigeants. Apprenti de bureau dans un
premier temps, il escalade vite les échelons grâce à ses qualités mais aussi à
son tempérament et son culot. Ainsi n'appréciant ni son chef de service ni sa
tâche, il se rend chez son patron et le menace d'aller travailler chez un
concurrent ("où [il a] une place retenue" (11))
s'il ne peut changer de poste.
Mais une sombre affaire
ternit la réputation d'un des associés dont les collègues se défient à
présent. Le 31 décembre 1935, la dissolution de l'entreprise est donc
prononcée malgré sa bonne santé. Jean promet tout de même à ses anciens
patrons de travailler dans la nouvelle firme qu'ils prévoient de créer.
Il trouve en attendant un
autre emploi au sein d'une entreprise d'articles de bonneterie : Solfin.
Le travail qui lui est confié comporte, malgré sa jeunesse, des
responsabilités importantes. Il gère une partie du département de vente à
domicile, dirige quatre personnes à 18 ans seulement, et peut enfin mettre en
application les théories acquises à l'E.P.S. (12). Il semble promis à une grande carrière dans cette entreprise. Mais ne voulant
pas être parjure, il quitte Solfin - malgré le salaire qu'on lui garantit
s'il reste - pour la Nouvelle Société des Impressions d'Alsace (13),
créée par ses anciens patrons de Valentin Bloch, qu'il intègre le 2
janvier 1938.
La S.O.N.I.A. est basée à
Mulhouse. La ville étant
pratiquement sur la ligne de front, la société s'installe à Saint-Maurice-sur-Moselle (dans les Vosges) suite à la déclaration de guerre le 3
septembre 1939.
Jean continue de travailler mais attend
sa mobilisation. Il la sait proche malgré un sursis dû au manque d'uniformes.
Il reçoit son ordre de route le 12 avril 1940 et quitte donc la S.O.N.I.A.
pour rejoindre Clermont-Ferrand.
Avant que la
guerre n'éclate, Jean mène de front sa scolarité puis ses différents emplois
et sa vie de scout. C'est avec les activités et les camps EI qu'il comble
d'ailleurs la plupart de ses moments libres.
Les EI de Mulhouse (septembre 1936) - Jean Weill : 3e en partant de la droite (avec le drapeau)
|
B. Le scoutisme : une réelle
vocation
- Les premières années
Comme nous l'avons vu dans le
chapitre 3, Loup Gris
crée un groupe EI à Mulhouse
en 1928. Afin de lui permettre de bien fonctionner mais aussi
dans le but de rassembler un maximum d'enfants juifs de la ville, les chefs et
cheftaines de ce groupe font un recrutement important. C'est Nelly Meyer, l'une des premières cheftaines EI à Mulhouse, qui rencontre les parents de Jean pour leur expliquer ce
qu'est le mouvement EI : ses valeurs, ses activités et ses thèmes (indianisme,
chevalerie…). Ainsi Jean fait son entrée aux EI en tant que louveteau dès la
création de la meute.
C'est lors de son premier camp à
Wildenstein
(Haut-Rhin) qu'il fait la connaissance des deux amis - dont nous avons déjà
parlé - Claude Bloch
et Ralph Weyl. Il
reste avec eux dans cette branche pendant deux ans et y découvre la vie d'un
jeune scout : la vie dans la nature, les camps sous tente mais aussi la
"débrouillardise" de tous les instants. En 1930, à onze ans, il devient
éclaireur au sein de la troupe Ezra. Celle-ci est divisée en plusieurs
patrouilles d'une dizaine d'éclaireurs. Comme souvent dans le scoutisme, elles
portent des noms d'animaux : celle de Jean est la patrouille des "Ecureuils"
dont le CP (14) est André Bloch (Flamand Philosophe).
En 1933, Jean découvre à son tour le
poids de la responsabilité d'une patrouille lorsqu'il devient CP de celle des
"Lions". Il fait preuve à cette occasion de beaucoup de détermination à
accomplir sa tâche le plus sérieusement et le mieux possible. Son important
engagement au sein de la troupe Ezra et en particulier de sa patrouille lui
vaut d'être totémisé l'année suivante. Compte tenu de sa petite taille et de
son très fort caractère, ses chefs
- notamment Adrien Gensburger - lui donnent le totem, "peu flatteur
mais tellement juste" (15),
de "Moucheron Belliqueux".
-
Le chef Jean
Jean est devenu en quelques
années un EI convaincu et ne jure plus que par le mouvement ; le scoutisme est
en effet "au dessus de tous [ses] loisirs" (16).
Il a donc la volonté d'y évoluer encore au niveau local. Ainsi, entre 1935 et
1936, est-il actif dans la branche des routiers qui porte le nom de Jean
Mermoz "en raison
de l'intérêt de ses membres pour l'aéromodélisme" (17).
Jean en devient le chef en 1936.
Cette même année, il est totémisé une
seconde fois car ses chefs pensent avoir été trop méchants en le nommant
"Moucheron Belliqueux". Son nouveau totem est effectivement plus flatteur et
souligne son attachement au mouvement ainsi que sa loyauté en amitié. Mais,
comme il l'indique lui-même, très peu de personnes l'appellent ou même le
connaissent sous le totem de "Couguar Fidèle" tandis que "Moucheron
Belliqueux" lui est resté pendant des années.
En 1937, Jean accède enfin au
rang de chef de troupe. Il a l'honneur de faire partie, avec son ami d'enfance
Ralph Weyl, de la
délégation EI au camp-école interfédéral de Cappy (Somme) qui regroupe les mouvements scouts : Eclaireurs de
France, Eclaireurs Unionistes de France et bien sûr Eclaireurs Israélites de
France.
Durant deux ans, Jean sera un
chef de troupe très actif et très capable. Il garde néanmoins son caractère
très fort et s'oppose durement au Commissaire régional, Chameau.
En effet
"lorsque les premiers éclaireurs de Mulhouse
avaient passé toutes les épreuves de la première classe (18),
y compris les épreuves religieuses, le Commissaire régional prétendit les
contre-examiner sur cette dernière série. Or c'est le rabbin de Mulhouse qui
nous avait fait passer les tests. Ce fut un tollé général et [j'en appelai] au
Commissaire national, Castor, qui chargea la Commissaire locale [Ninon Weyl] de régler le problème" (19).
Ninon Weyl
donne satisfaction aux deux parties et il est finalement
convenu que l'examen du rabbin de Mulhouse, René Hirschler, suffit à valider l'épreuve religieuse de la première classe.
Néanmoins face à l'obstination de Chameau, Jean avait déjà pris des contacts avec les E.D.F. (20).
Malgré cet épisode, ou peut-être même
grâce à celui-ci - car il prouve à nouveau la force de son engagement - Jean
prend, au début de l'année 1940, la direction du groupe de Mulhouse
en tant que Commissaire local. Il n'occupe cependant cette
responsabilité que quelques mois car avec la déclaration de guerre arrive,
pour lui, le temps de la mobilisation.
Jean a 21 ans quand il abandonne les EI et sa ville de Mulhouse
pour rejoindre le Dépôt d'Infanterie n°132 à Clermont-Ferrand
. Sa vie va s'en trouver évidemment bouleversée et son
parcours prendre une tournure qu'il n'avait pas imaginée.
II. Plus de deux ans sous les
drapeaux
A. La "Drôle de Guerre"
- Sa mobilisation
Jean est incorporé au 54e Régiment d'Infanterie dans lequel il retrouve un camarade Scout de France.
Composé essentiellement d'appelés, l'ensemble du régiment doit apprendre les
rudiments du savoir militaire : salut des gradés, maniement des armes… Pendant
cette même période, Jean obtient l'examen d'entrée au peloton d'élève-caporal.
Cela ne change pas son quotidien car "il n'y [a] pas de grande différence
entre [son] peloton et l'instruction en compagnie" (21).
Les journées passent et se
ressemblent. Ce n'est qu'avec la première grande offensive allemande du 10 mai
1940 que l'instruction s'accélère réellement.
A la fin du mois de
mai, le Bataillon de Marche 132 est constitué. Promu caporal, Jean, qui ne
connaît pas encore l'état d'avancée des troupes allemandes, apprend sa
mission : défendre le Rhône. Le choc est immense : les Allemands sont déjà à
proximité du Rhône ! Le bataillon marche plusieurs jours pour rejoindre le
fleuve. Mais malgré quelques échanges de tirs avec les Allemands, il ne combat
pas vraiment.
Le repérage des lignes
allemandes est difficile en raison de l'absence d'appareils de transmission.
Pour les mêmes raisons, les informations circulent mal. La surprise et le
désarroi sont donc très grands lorsque le lieutenant du Bataillon de Marche
132 revient de la gendarmerie de Montbrison
(Loire) en annonçant "les larmes aux yeux et des sanglots
dans la voix" (22) la signature de l'armistice.
Personne ne veut y croire et
pourtant le bataillon doit rendre les armes avant d'avoir réellement pu se
battre. L'armée est dissoute et chacun doit rentrer chez lui par ses propres
moyens.
Les appelés de la 2e section de la 5e Compagnie du 152e Régiment
d’Infanterie - Jean Weill : à droite au 1er rang
|
-
Les retrouvailles avec ses
parents
Jean qui n'est pas conscient
du danger d'une telle expédition décide de rentrer à Mulhouse
afin de retrouver sa famille. Accompagné de trois autres
Alsaciens, il quitte Montbrison "avec comme seul guide la carte du calendrier des
P.T.T." (23).
Après quelques jours, ils se séparent et se perdent. Jean doit donc continuer
la route seul. Le voyage est long et les villes étapes nombreuses : notamment
Lyon, Salins -les-Bains
(Jura), Quincy, dans les environs de Besançon. Grâce à la complicité des cheminots de cette dernière ville,
Jean peut prendre un train en direction de Mulhouse
. Ce sont d'ailleurs ces mêmes cheminots qui lui apprennent
l'existence d'une France divisée et d'une Alsace allemande et interdite ;
autant de frontières que Jean a traversées sans s'en apercevoir.
Le 3 juillet 1940, il arrive
enfin dans sa ville et retrouve ses parents avec de grandes effusions. Mais
aux joies des retrouvailles succèdent vite la peur d'une rafle ; en effet la
famille Weill est dorénavant une famille juive dans une Alsace allemande.
Cette peur se concrétise quelques jours
plus tard quand deux hommes, un gestapiste et un S.S. ordonnent à Jean et sa
famille de faire leurs bagages. Mais cette rafle n'en est pas vraiment une.
En fait
"en représailles du renvoi en Allemagne de plus de
cent mille ressortissants allemands
en 1918, les Allemands expulsaient de la même façon cent mille Français ou
francophiles (…) nulle part il n'était fait mention des juifs" (24).
Tous les "raflés" sont
transportés et débarqués en direction de la "Zone Libre", dans le Jura.
Après quelques jours, ils sont répartis dans différents villages des
alentours. La famille Weill s'installe à Ruffey sur Seille
(à 13 kilomètres de Lons-le-Saunier où Jacques, le père de Jean, organise un service d'aide aux réfugiés
dont il prend la direction (25).
De son côté, Jean sait qu'il
doit à présent s'occuper de la subsistance de sa famille. Il décide donc de
trouver au plus vite un travail. Il sent néanmoins au fond de lui le désir de
reprendre la lutte mais il ne sait comment s'y prendre, ni qui contacter car
en août 1940 personne, à Ruffey,
n'a entendu parler de l'appel du Général de Gaulle.
Ses questions
ne restent pas longtemps sans réponse. Convoqué à la gendarmerie, on lui
signifie "aimablement mais fermement que tous les hommes des classes
1938/3, 1939/1 et 2 [la sienne] se trouvant en zone libre, [doivent] rejoindre
leur dernier lieu de garnison" (26).
Espérant pouvoir défendre à nouveau la France (la "Zone Libre" en fait), il
se met donc aussitôt en route vers…Clermont-Ferrand
.
B. "L'Armée d'Armistice"
- Le 152e : un début de
Résistance
Arrivé sans trop d'encombres
le 11 août à Clermont-Ferrand
, Jean apprend qu'il a été rappelé pour faire partie de
l'Armée d'Armistice. Composée de 100 000 soldats français, elle est
tolérée par Adolf Hitler
qui veut humilier la France comme celle-ci a humilié
l'Allemagne après la première guerre mondiale.
Jean est affecté au 152e Régiment d'Infanterie de Colmar
(appelé le "15-2"). Il reste peu de temps à Clermont-Ferrand
, sa compagnie (la 5e du 2e bataillon)
étant envoyée à Vichy pour devenir le bataillon d'honneur du Maréchal Pétain (27).
Le 152e Régiment d'Infanterie au Mont-Dore (août 1942) - Jean
Weill au 1er plan
|
Ce rôle permit à ces
troupes de montrer leur opposition à l'ennemi et à la signature de
l'armistice.
Jean Weill a retenu quelques exemples :
"Il y avait à Vichy
une partie de la commission d'armistice composée d'Allemands
que les troupes devaient saluer en passant devant l'hôtel qu'ils habitaient.
Quand on était en corps constitué, nos officiers nous faisaient faire tête
gauche, tête droite en passant devant eux et nous faisaient chanter, même
hurler, le chant de l'Alsace-Lorraine(…) Les fois suivantes, les unités
passèrent en hurlant la marche du 15-2 (…) : "Salut aux pays annexés dont le cœur reste bien français…" (28).
A chaque fois des plaintes
contre les "Diables Rouges" (29) sont déposées par la commission d'armistice auprès des autorités françaises
pour interdire ces chansons. Le 15-2 qui n'est pas non plus très pétainiste se
retourne alors contre le Maréchal
en chantant la version anglaise de Maréchal nous voilà : "Maréchal halte là, Malgré toi nous serons là…"
(30).
Une nouvelle illustration de
l'opposition du 15-2 au Maréchal survient à la suite de la promulgation par le
gouvernement de Vichy du statut des juifs, le 3 octobre 1940. Celui-ci
interdisant aux juifs d'être soldat, Jean va voir le lieutenant de Chabot
- avec qui il a de très bonnes relations - pour lui
signifier son départ. La réponse du lieutenant ne se fait pas attendre :
"Tant qu'il y aura une armée française digne de ce nom, et que j'en ferai
partie, il n'y aura pas plus de juifs que de beurre au C… !" (31).
En quelques mots, il résume sa pensée : "Pétain est un vieux C… entouré de
généraux battus" (32).
Jean reste donc dans l'armée et écope même d'une punition pour avoir douté du
15-2.
Mais Jean ne veut pas se
contenter de son rôle de militaire, il n'a en effet rien perdu de son
attachement aux EI même s'il n'a pu participer à aucune activité depuis plus
d'un an. Ainsi lorsqu'il apprend que Henri Wahl
et le rabbin Samy Klein veulent créer un groupe à Vichy, il décide immédiatement de les aider dans cette tâche. Jean
participe activement et avec joie aux activités et aux réunions auxquelles il
peut se rendre grâce à l'accord du lieutenant de Chabot,
lui-même ancien chef Scout de France.
Jean redevient donc chef EI
presque à chacune de ses permissions.
Ce n'est qu'en mars 1942, qu'il est
contraint de cesser définitivement toute activité scoute. En effet en raison
des nombreuses vexations commises par les "Diables Rouges" contre les
Allemands et les autorités de Vichy, ces dernières envoient l'ensemble de la compagnie dans la
région de Montluçon
pour surveiller la ligne de démarcation (33).
Leur mission, empêcher
quiconque de traverser la ligne, se révèle en fait pour Jean et ses camarades
un moyen de mener discrètement de petites actions de résistance. Dans un
premier temps, ils se contentent de laisser passer les paysans de la Zone
occupée qui viennent se ravitailler en Zone libre. Mais très vite les
actions prennent une réelle importance politique. Un colonel (34),
venu "inspecter" la compagnie, questionne le sergent Dumortier
et le caporal Jean Weill "sur [leur] état d'esprit vis à
vis de Pétain et des Allemands". L'examen [doit] être positif car, à
brûle-pourpoint, il [leur] demande [s'ils accepteraient] d'aider des
prisonniers et d'autres personnes à franchir la ligne de démarcation. Ce fut
un "Oui" franc et massif" (35).
Un stratagème est donc mis au
point afin de permettre un franchissement discret de la ligne de démarcation :
"Deux hypothèses : quelqu'un essayait de
passer le pont en fraude. Nous devions alors l'aider au mieux, l'héberger en
secret et téléphoner à un numéro de téléphone à Clermont-Ferrand
. On ne devait parler exclusivement [qu'au colonel] ou à un
lieutenant dont il nous indiqua le nom.(…) Ou bien on serait avisé par
téléphone qu'un "passage" était prévu et on l'aidait et l'hébergeait jusqu'à
l'arrivée du chauffeur" (36).
Plusieurs personnes parviennent à passer
en Zone libre grâce à l'aide du 15-2. Jean est satisfait de pouvoir les
aider à rejoindre le Général de Gaulle
et les Forces Françaises Libres. Il pense même qu'ils "[auraient] sûrement réussi à améliorer la filière, si l'on avait pas été si
près du 11 novembre 1942" (37).
- La clandestinité
Le 8 novembre, les Alliés
débarquent en Afrique du Nord entraînant, malgré eux, l'annexion par les
Allemands de la Zone libre le 11. Une fois de plus l'armée française se montre incapable de défendre son territoire, et c'est sans avoir réellement combattu que
le 15-2 doit abandonner sa caserne, envahie par l'ennemi à la fin du mois de novembre.
L'ensemble de la compagnie
est alors démobilisé. Jean, après plus de deux ans de service armé, veut
retourner chez ses parents mais sait qu'il risque la mort si les Allemands
l'arrêtent en possession de papiers d'identité au nom de Weill, son nom
trahissant son judaïsme. Son lieutenant lui confectionne alors un "vrai-faux"
livret militaire au nom de Jean Parrain, né à Ruffey-sur-Seille,
grâce auquel il peut circuler en attendant d'avoir de
nouveaux papiers d'identité.
C'est difficilement, plus en
raison du peu de trains que des barrages allemands, que Jean arrive à Ruffey
où il a la joie de retrouver ses parents.
Il reste peu de temps inactif et décide
de trouver du travail. Il a d'ailleurs beaucoup de mal en raison du "Statut
des juifs" qui l'empêche d'exercer certains métiers ; notamment ceux liés à
la comptabilité qu'il connaît bien. C'est donc auprès des paysans locaux qu'il
trouve différents "petits boulots".
Mais en mai 1943, Jean est à
nouveau contraint de partir. En effet, il reçoit un télégramme du préfet du
Jura lui enjoignant de rejoindre l'organisation Todt (38) à Brest dans le cadre du S.T.O. (39).
Conscient que sa judéïté sera découverte dès la première visite médicale, Jean
décide de ne pas s'y rendre. Il écrit à sa sœur Odette, employée comme nurse chez le patron d'une grande
exploitation agricole de Savoie, pour qu'elle lui trouve une cache sur place.
La réponse ne se fait pas attendre : "Viens" (40).
Le voyage pour Gilly-sur-Isère n'est
pas sans danger. La ville est dans la zone sous domination italienne et les
Allemands contrôlent fréquemment les voyageurs avant la frontière. Ce n'est
d'ailleurs que grâce à la présence d'une "souris grise" (41) dans le train que Jean, toujours porteur d'une carte d'identité au nom de
Weill, évite un contrôle qui lui aurait sans doute été fatal. En effet les
soldats, occupés à plaisanter avec la demoiselle, oublient de vérifier le
compartiment de Jean (42).
Cette grosse frayeur mise à part, le voyage est assez calme et Jean arrive à
la ferme de Paul Pilotaz
au soir du 2 juin 1943.
A la ferme, Jean travaille
comme ouvrier agricole en compagnie de trois républicains espagnols et deux
autres réfractaires du S.T.O. Les sympathies gaullistes de monsieur Pilotaz
et des habitants de Gilly
ne sont pas un grand secret mais dans un souci de sécurité,
un secrétaire de mairie résistant fait à Jean une nouvelle carte d'identité
établie, grâce à son livret militaire, au nom de Jean Parrain. Par ailleurs
une consigne stricte est donnée à tous les employés de la ferme : oublier le
lien de parenté d'Odette
et de Jean (43).
Jean écoute Radio-Londres
avec Paul Pilotaz
et parvient ainsi à se tenir au courant de l'avancée des Alliés. Il apprend
le débarquement en Sicile et la chute de Mussolini fin août 1943. Loin d'être synonyme de libération pour la
Savoie, elle entraîne l'invasion de la région par les Allemands qui lancent
dès octobre des rafles contre les jeunes pour le travail obligatoire.
Paul Pilotaz, que Jean soupçonnait déjà d'être résistant, va le voir et
lui dit :
"Jeannot, vous êtes juif, alsacien et
gradé d'infanterie confirmé, je pense que vous n'aimez pas les Allemands.
Êtes-vous prêt à reprendre le combat ?".
La réponse est spontanée et sans équivoque : "Oui,
Monsieur" (44).
III. La lutte armée
A. L'Armée Secrète de Savoie
- Les premières missions
Il se passe environ trois
semaines avant que Jean ne se voit confier une première mission. Il doit aller
à Albertville pour
chercher un pli. Les consignes sont très claires : aller au café de la Gare,
le journal Le Nouvelliste à la main, s'asseoir près d'une fenêtre, fumer
une cigarette. Un individu doit lui demander du feu et Jean lui répondre
"c'est pourquoi ?". Tout se passe comme prévu, l'homme lui glisse le pli
dans le journal. Jean retourne alors à la ferme et laisse le pli sur sa table
de chevet après l'avoir précisé à son patron (45).
Jean effectue plusieurs
missions du même genre entre décembre et mars. Il les accomplit toujours avec
beaucoup de sérieux, même s'il les trouve "un peu simples" et qu'il
envie "tous ces types qui [font] la vraie guerre" (46). Cela ne l'empêche pas d'avoir de vraies sueurs froides. Comme le jour où se
promenant à Albertville
(alors qu'il n'est pas en mission), il est pris dans une
rafle. Ayant surpris une conversation entre deux gradés allemands, il comprend
qu'ils cherchent "ein großer Blonder mit einer Windjacke" (47).
Il est donc relâché après un contrôle d'identité et quelques heures passées
debout dans le froid (48).
Après cet événement, Jean
accomplit quelques missions de "courrier" avant de se voir confier un poste
plus important : la réception des parachutages ainsi que leur transfert vers
les groupes d'action des environs. Pour ce nouveau rôle, il a une équipe sous
ses ordres. Comme à l'époque du scoutisme, il a donc de très grandes
responsabilités. Cela le réjouit mais l'expose encore un peu plus aux dangers
inhérents à la Résistance.
Ainsi, lors
d'une "livraison" de deux fusils mitrailleurs dans un ballot de fumier, Jean
rencontre un soldat allemand, paysan dans le civil. Celui-ci propose à Jean de
l'accompagner jusqu'à sa destination finale. Heureusement il n'a pas l'idée de
vérifier ce qu'il y a dans le ballot de fumier et Jean peut donc, après avoir
quitté "son" Allemand, mener à bien sa mission.
Quelques jours plus tard,
Jean manque encore d'être arrêté. Se rendant à Albertville
en vélo pour y livrer quatre colts répartis dans ses
sacoches, il est stoppé par un barrage de gardes mobiles à l'entrée de la
ville. Le chef, d'un coup d'œil, comprend de quoi
il retourne et [lui] dit, pour ses hommes : "Fous le camp, il ne passe pas
de marché noir ici, la prochaine fois, je t'arrête !". Comprenant aussi vite
que lui, [il] fout le camp. [Ses] colts [sont] emmenés le lendemain à
destination" (49).
Jean continue ses réceptions
de parachutages ainsi que ses "livraisons" jusqu'à ce qu'après le
Débarquement de Normandie, le 6 juin 1944, il reçoive l'ordre de rejoindre le
maquis du col de Tamié avec le grade de sergent.
-
Le maquis
Le sergent "Jean Parrain"
est l'un des seuls à avoir des connaissances militaires ; il est donc
naturellement désigné pour l'instruction des nouvelles recrues. Pourtant après
quelques jours, un des chefs du maquis lui ordonne de rentrer chez lui. En
effet, "les services de Londres, français ou alliés, n'étaient pas très chauds pour un
armement rapide, de peur de provoquer des attaques non coordonnées à des
moments mal choisis (…) [De plus] les Anglais mirent longtemps à croire à
l'existence et à l'efficacité des maquis" (50)..
Mais "Moucheron belliqueux" - toujours très fort de caractère et
ayant une grande envie d'en découdre avec l'ennemi - refuse absolument de
partir. Il faut toute la persuasion de "Monmon" (Edmond Ract, un de ses copains sous-lieutenant du maquis) pour le
convaincre de s'exécuter et de retourner à Gilly.
Ce n'est que début août que
Jean reçoit à nouveau l'ordre de rejoindre le col du Tamié, avec son groupe et
tout l'armement dont il dispose. Il apprend qu'il appartient dorénavant à la 7e Compagnie (51) du 3e Bataillon de l'A.S de Savoie avec laquelle il participe à
plusieurs opérations armées : notamment des sabotages de pylônes électriques
et de voies ferrées dans la région d'Albertville (52).
Ces actions annoncent
l'attaque prochaine de la ville.
Celle-ci, orchestrée par le
Bataillon Bulle (53),
débute le 20 août. Les combats sont rudes. Les obus de mortier allemands
deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure de l'avancée des
maquisards. Ils parviennent néanmoins à se maintenir à environ 200 à 300
mètres de la gare. La nuit promet d'être riche en combats.
Mais le
Capitaine Bulle
"veut, autant que possible, épargner des morts inutiles dans
les rangs des maquisards et dans la population civile. Les Allemands sont au
bout du rouleau ; s'il parvient à les convaincre, il évitera que le sang ne
coule (…) Il fait venir un major allemand, lui remet un message destiné au
commandant de la garnison d'Albertville, le conduit à l'entrée de la ville,
obtient sa parole d'honneur qu'il reviendra avant 22 heures avec la réponse. A
l'heure dite, personne. Le Capitaine Bulle (…) n'admet pas un tel manquement à
l'honneur [et] décide d'aller lui-même à la Kommandantur (…) Son sort, bien
qu'il se présente en soldat et en parlementaire, est scellé. Le lendemain
matin, [il] est exécuté de deux balles dans la tête et dans le cœur, son cœur
jeté dans un fossé" (54).
Quand Jean et l'ensemble des
maquisards apprennent son exécution, ainsi que celle du sergent-fanion et du
caporal-clairon qui l'accompagnaient, ils font le serment, dans leur immense chagrin,
de les venger et de prendre la ville.
B. Des victoires à la Victoire
- La
Libération
Le bataillon Bulle attaque
une seconde fois Albertville
dès le 22 août, le jour de l'anniversaire de Jean. Les
combats durent encore pendant deux jours et la ville est totalement libérée le
24. Mais la joie de la libération laisse vite place à la tristesse de trouver
la caserne, en flammes, désertée par les Allemands (55).
Jean et sa
compagnie restent quelques jours à Albertville
, participent au défilé de la Libération puis parviennent à
reprendre tous les points stratégiques environnants. La 7e Compagnie se dirige ensuite vers le village de Bessans
(à environ 50 kilomètres) que les Allemands menacent de
brûler car le maire refuse de leur livrer 200 têtes de bétail. Le maquis tend
une embuscade entre l'Averole et le Ribon, les deux rivières qui entourent le
village, et après un combat lourd de pertes pour les Allemands, il obtient
leur reddition (56).
Jean et ses camarades occupent Bessans
pendant près d'un mois et mènent une guerre de position
contre les troupes ennemies encore stationnées dans la région avant d'être
remplacés par un autre bataillon à la fin du mois de septembre.
-
La fin de la Guerre
Grâce notamment aux victoires
obtenues par le bataillon Bulle, la Savoie est libérée et les supérieurs de
Jean, satisfaits de son action, lui proposent de s'engager dans l'armée
jusqu'à la fin de la guerre au moins. Jean, qui est à l'armée - régulière ou
non - depuis la mobilisation de 1940, démontre une nouvelle fois sa force de
caractère : il refuse d'officialiser un engagement dont il considère avoir
fait la preuve. Conforté dans une décision qu'il n'est pas seul à prendre, il
quitte l'armée alors qu'il avait décidé d'y rester jusqu'à la reddition totale
des nazis et qu'il vient d'être nommé sergent-chef (57).
Jean parvient à rejoindre
Ruffey-sur-Seille
où il retrouve avec joie ses parents, cachés dans le village depuis 1940, et
sa sœur qui avait quitté la ferme Pilotaz
après la libération de Gilly. Mais les retrouvailles sont de courte durée. Le 14 novembre,
il reçoit, de façon inattendue, l'ordre de rejoindre la 14e Compagnie Régionale de Transmission (C.R.T.) en tant que sergent, comme si son
grade de sergent-chef avait été oublié. Il y occupe dans un premier temps la
fonction d'instructeur radio, après un court stage ; puis celle d'instructeur
de combat au peloton d'élèves-caporaux pour laquelle il semble beaucoup plus
compétent. Mais Jean ne se plaît pas dans cette compagnie et demande sa
mutation au 7e B.C.A. qui lui est refusée. Il reste donc à la 14e C.R.T. avant d'être ballotté d'une compagnie à l'autre entre le mois d'avril
et l'Armistice du 8 mai 1945.
Mais sa carrière militaire
n'est pas pour autant finie. Malgré son manque d'enthousiasme, il est envoyé
en juin avec le 15e Groupe de Transmission de Marseille
en Algérie. Il y passe six mois avant d'être définitivement
démobilisé au mois de décembre 1945 (58).
A son
retour en métropole, Jean reprend une vie normale. Il trouve vite du travail
comme cadre dans une entreprise textile. Il reprend aussi des contacts avec
ses anciens amis EI, mouvement auquel il restera attaché jusqu'à la fin de sa
vie,
par l'intermédiaire de son épouse, ses enfants et petits-enfants qui
reprendront le flambeau du groupe de Mulhouse
.
Jean est
aussi resté fidèle à l'armée française avec laquelle il est fier "d'avoir
concrétisé son engagement EI en ne laissant pas faire les choses et en entrant
en résistance" (59).
Il y a retrouvé une fraternité de tous les instants, une disponibilité pour
les autres et par dessus tout un amour de son pays et de la liberté, autant de
valeurs que les EI lui avaient inculquées.
Jean WEILL est
décédé le 15 mars 2001 à Mulhouse avant d'avoir pu lire le présent mémoire