DU SCOUTISME JUIF A LA RESISTANCE
Mathias ORJEKH - 3
CHAPITRE 3
Adrien Gensburger :
le sous-lieutenant du maquis EI
I. Une jeunesse en Alsace
A. Une scolarisation laïque et une
éducation juive
- Un brillant cursus
Adrien Gensburger
|
C'est dans le Mulhouse
allemand qu'Adrien GENSBURGER naît le 26 février 1916, en pleine
guerre mondiale. Allemand de naissance, donc, il n'obtient la nationalité
française que lorsque l'Alsace réintègre la France
à la suite du Traité de Versailles en 1919.
Son père est un petit fonctionnaire du Ministère des Finances,
mais il est aussi un militant politique et syndicaliste très actif.
Ainsi il est membre de la S.F.I.O. et de la Fédération Générale
des Fonctionnaires du Haut-Rhin. Adrien apprend donc très tôt
la valeur et l'importance de l'engagement au sein d'associations mais aussi
de la société.
La mère d'Adrien est sans emploi et s'occupe de l'éducation
de ses deux enfants (son frère cadet naît en 1925).
Adrien suit un cursus scolaire classique au lycée de garçons
de Mulhouse. Il y obtient son baccalauréat en 1933. Il entreprend
ensuite des études de Droit à Strasbourg
mais se rend très vite compte que celles-ci l'intéressent
très peu. En effet, un idéal sioniste très fort l'habite.
Il veut être utile à la construction d'un Etat juif en faisant
son alya (1).
Il s'inscrit donc à l'Institut Agricole de Nancy
en 1935, conscient qu'en Palestine toutes les plantations sont encore à
faire et que cette terre a besoin de spécialistes en agriculture,
surtout dans les kibboutzim (2)
naissants (3).
A la fin de l'année universitaire 1936, il quitte l'Institut avec
un diplôme d'ingénieur agricole en poche. Elève brillant,
il obtient parallèlement une licence de Sciences.
Adrien effectue plusieurs stages dans différentes exploitations agricoles
durant l'été 1936 pour ajouter la pratique à la théorie
acquise à Nancy.
- La vie juive de la famille Gensburger
La mère d'Adrien, originaire d'un important village du Bas-Rhin,
est issue d'une famille très religieuse. Son père, bien que
moins observant, est aussi assez traditionaliste. La famille Gensburger
est donc plutôt attachée à sa religion et respecte les
principales fêtes juives. Par ailleurs, elle fréquente assez
assidûment la communauté
juive de Mulhouse et sa synagogue.
Ainsi, parallèlement à son parcours scolaire laïc, Adrien
suit des cours d'instruction juive au Talmud Torah du rabbin
Jacob Kaplan, son maître jusqu'à sa Bar Mitsvah
(4)
en février 1929.
Après sa Bar Mitsvah, il continue à fréquenter
la synagogue et poursuit son éducation religieuse auprès du
rabbin René
Hirschler qui remplace le rabbin Kaplan au cours de l'année 1929
au poste de rabbin de Mulhouse.
L'école laïque et le Talmud Torah ont bien sûr
grandement contribué à la formation professionnelle et religieuse
d'Adrien ; mais c'est sans doute sa vie de scout qui va lui apprendre ce
que sont l'engagement et la prise de responsabilités, deux des valeurs
qui détermineront ses actions à venir.
B. Un des premiers EI de Mulhouse
- Avant la création des EI de
Mulhouse
En 1926, quand Adrien décide
d'être scout, les EI n'existent pas encore à Mulhouse. Néanmoins, il fait son entrée dans le mouvement scout, au sein
des Eclaireurs Unionistes de France, afin d'être avec ses camarades de classe et
de pratiquer les mêmes activités qu'eux. Ainsi il devient, à dix ans, louveteau
dans ce mouvement.
Au sein des EU (5),
Adrien apprend les valeurs chères au scoutisme : la vie en communauté, le
respect de la nature, les "Bonnes Actions", mais aussi le fait de savoir être "propre dans son corps et son esprit" (6).
Après deux ans passés au sein de la meute (7) des louveteaux, il devient éclaireur en 1928. Mais après une année en tant
qu'éclaireur chez les EU, il ressent comme un manque. A l'âge de la Bar
Mitsvah, il veut développer encore un peu plus son judaïsme et appartenir à
un mouvement de jeunesse juif. Les EI, que Sigismond Haït (Loup Gris)
vient de créer à Mulhouse, répondraient sans doute à ses attentes.
- La "troupe Ezra"
(8)
La "troupe Ezra" n'existe que depuis 1928 et a donc encore besoin de recruter des jeunes afin
d'augmenter son effectif. C'est dans cette optique que Loup Gris propose à
Adrien de l'intégrer à la troupe. Tous deux s'en félicitent: Adrien peut allier
scoutisme et judaïsme, Loup Gris
dispose d'un nouvel élément qui connaît très bien l'état
d'esprit scout et présente déjà des qualités de futur chef.
Adrien, totémisé "Ourson
Noir", devient très vite chef de patrouille adjoint. Par la suite, grâce à ses
capacités et son engagement, il occupe des fonctions de plus en plus
importantes. Il passe chef de patrouille à 16 ans. Son parcours EI l'amène tout
naturellement à la responsabilité de chef de troupe ; responsabilité qu'il
occupe jusqu'à ce qu'en octobre 1936 il soit appelé sous les drapeaux, comme
tous les jeunes de sa classe.
- Du Service Militaire à la Guerre"
Cette incorporation oblige
Adrien à abandonner toute activité, qu'elle soit agricole ou scoute, afin de
rejoindre son régiment.
C'est au sein du 6e Bataillon de
Chasseurs Alpins (B.C.A.) de Grenoble
qu'il effectue ses "classes" et devient élève officier de
réserve. Cette situation dure pendant un an au cours duquel il apprend les bases
de l'action militaire: le maniement des armes, la discipline (qu'il connaît déjà
en tant que scout)…
La seconde année de son Service Militaire
est plus calme et nettement moins axée sur les actions sur le terrain puisque,
(Saône et Loire)
pour enseigner les sciences dans une école d'élèves officiers.
En octobre 1938, après les deux
années légales de service militaire, il est libéré. Il décide donc de reprendre
les stages en exploitations agricoles qu'il avait dus interrompre après l'été
1936. A cette fin, il se rend dans le Midi.
Mais dès le début de l'année
1939, Robert Gamzon (Castor)
- dont le but est d'amener les EI au travail de la terre - lui
demande en tant qu'ingénieur agricole de prendre la direction d'un groupe
agricole EI près de Saumur (Maine-et-Loire). Son attachement, intact, au mouvement l'incite à accepter
immédiatement cette proposition. Il doit néanmoins vite y renoncer. En effet,
suite à l'entrée d'Hitler dans Prague
le 15 mars 1939, il est rappelé au 6e B.C.A. en tant que réserviste
afin d'être disponible en cas de conflit armé.
Ce conflit armé ne tarde pas à se déclencher puisque le 3 septembre
1939, la France déclare la guerre à l'Allemagne nazie. Adrien, mobilisé,
s'apprête à vivre des heures très difficiles.
II. De la "Drôle de Guerre" à Lautrec
A. La mobilisation
-
Sa guerre
Mobilisé à Grenoble
au sein du 6e B.C.A., Adrien attend - comme ses
camarades - que le conflit atteigne la France. En effet, durant les premiers
mois de la guerre, ils sont contraints à ne faire que des manœuvres. Ce n'est
qu'en mai 1940 que les premières attaques allemandes sur le territoire français
les entraînent à réagir et à contre-attaquer.
A la suite d'une défaite de son
bataillon en juin 1940, il est fait prisonnier. Avec onze autres camarades, il
est conduit dans un village de la province allemande de Hohenzollern. C'est là
que pendant tout l'hiver - très rude et très enneigé cette année-là (9) - il prépare son évasion.
-
Sa libération
Finalement Adrien n'a pas
besoin de prendre les risques de s'évader puisqu'au printemps 1941, les
Allemands décident - malgré son nom qui a une consonance juive (10)- de le libérer. C'est grâce à son statut particulier d'Alsacien et grâce à son
métier qu'il bénéficie de cette libération. En effet depuis l'annexion de
l'Alsace par l'Allemagne, Adrien est considéré comme Allemand et en tant
qu'ingénieur agricole, les Allemands pensent qu'il peut être utile au pays en
ces temps difficiles.
En mai 1941, il est de retour à
Mulhouse où grâce à la complicité de
ses amis, il peut retrouver des vêtements civils. Il rejoint un de ses amis
alsaciens qui poossède une exploitation agricole, à partir de laquelle il réussit, "par chance" (11),
à franchir la frontière suisse. Mais, arrêté par la police helvétique, il est
emprisonné à Neuchâtel
pendant dix jours en tant que clandestin avant d'être reconduit manu militari à Genève
puis en "Zone Libre" à Annecy, où il est enfin officiellement démobilisé.
Après avoir passé quelques
jours avec ses parents - réfugiés à Marseille -, il décide de se rendre à
Lautrec (Tarn) où Castor
a organisé, dès la fin de l'année 1940, un chantier rural EI.
B. Le chantier rural de Lautrec
(12)
-
Une hakhshara (13) EI
Léo Cohn et Gilbert Bloch à Lautrec
coll. H. Glowinsky
|
Lettre envoyée de Lautrec par Adrien Ginsburger et signée par lui,
dans laquelle il informe Fabrice Nathan que sa demande
d'admission au Chantier a été agréée
|
"Castor
avait le rêve (…) de former des équipes de paysans
juifs français sachant cultiver la terre et rester attachés aux traditions
juives"
(14).
C'est à cette
fin qu'il crée en 1939 le groupe agricole de Saumur
que nous avons déjà évoqué plus haut. Ce projet ne survit pas
au conflit de 1939-1940 mais Castor
veut absolument renouveler cette expérience des
plus instructives pour la jeunesse juive.
Ainsi l'Equipe Nationale EI rassemblée à
Moissac (Tarn et Garonne), en août 1940, décide la création d'un certain nombre de groupes ruraux (15).
Celui de Lautrec est ouvert le 11 novembre 1940 à la ferme de la Grasse. Quelques mois plus tard,
Gamzon loue une autre bâtisse, la "Roucarié", non loin de la Grasse qui accueille un
autre groupe rural.
Ceux-ci permettent, au-delà du rêve de
Castor, de regrouper clandestinement des jeunes juifs étrangers recherchés par le
gouvernement de Vichy en vertu de la "Loi sur les ressortissants étrangers de
race juive" du 4 octobre 1940 (16).
Le travail aux champs et les
conditions de vie sont durs pour des citadins ; le ravitaillement notamment pose
des problèmes. Néanmoins la plupart des garçons travaillent avec enthousiasme et
avec le même but final : apprendre l'agriculture et les métiers annexes (17).
De plus l'atmosphère de Lautrec est très
joyeuse et dynamique sous l'impulsion de Castor et de Léo Cohn qui y résident et organisent chorale et Shabatoth (18) traditionnels. Les jeunes "défricheurs" (19) peuvent donc profiter d'une ambiance chaleureuse et spirituelle au sein du
chantier rural alors qu'à l'extérieur ils risquent - pour certains -
l'arrestation et la mort.
Castor, de son côté, ne reste pas continuellement à Lautrec. Il se déplace beaucoup et visite souvent les autres fermes EI :
notamment celles de Taluyers (non loin de Lyon) et de Charry (près de Moissac) dirigées respectivement par Chameau et Isaac Pougatch. Pour assurer la bonne marche de Lautrec pendant ses voyages, il décide de faire appel à deux
agronomes : André Lyon-Caen (Musa)
(20) qui s'occupe de la
petite ferme de la Roucarié et Adrien qui dirige celle de la Grasse.
Celle-ci a acquis une semi-indépendance en raison du relatif éloignement de la
Roucarié qui sert de centre administratif. Adrien se voit donc attribuer
une responsabilité accrue.
-
Le rôle d'Adrien
C'est au cours de l'été 1941 qu'Adrien prend, à la demande de Castor, la direction logistique du chantier rural de Lautrec. Seul agronome de formation
à la ferme de la Grasse, il est chargé de veiller au bon déroulement des
activités agricoles : défrichage, plantage, moisson, récolte…Il tient en quelque
sorte le rôle de métayer, tenu de dédommager - en nature - en temps et en heure
le propriétaire des champs et de la ferme que les EI exploitent. Il est aidé
dans cette tâche par trois autres camarades EI qui participent avec lui à la
réussite du chantier ; réussite réelle et totale dont les "défricheurs" sont
fiers. Eux qui n'étaient pour la plupart que des citadins, sont devenus de vrais
paysans réussissant le fameux "retour à la terre" voulu par Gamzon et
le Conseil National des EI en 1940 (21).
Mais pendant l'été 1943, à la suite
de la seconde dissolution du mouvement par Darquier de Pellepoix
(22), le nouveau Commissaire
aux Questions juives, et de plusieurs arrestations de membres importants des EI,
le Conseil National prend la décision de disperser tous les groupes. Il faut
alors cacher les membres du chantier qui, après avoir échappé - pour certains et
grâce à différents stratagèmes - à des rafles, sont à nouveau en danger. Des
"planques" sont donc trouvées pour les plus jeunes "défricheurs" ; notamment
dans des internats (23).
Gamzon demande alors aux plus âgés de rejoindre la Résistance.
Certains refusent et sont cachés chez des paysans des environs chez qui ils
deviennent ouvriers agricoles. D'autres, "conscients de devoir être utiles à
leur pays" (24) et ne discutant pas un ordre, décident qu'il est effectivement temps de se
battre. Adrien fait partie de ces derniers et se rend alors avec sept camarades,
toujours à la demande de Castor, dans le Tarn.
La décision d'organiser un
maquis spécifiquement EI est prise. Il faut donc maintenant trouver un lieu
pouvant servir de quartier général. C'est dans une petite ferme, "la Malquière",
située au nord-est de Castres (Tarn), dans le massif du Sidobre que s'installe,
le 16 décembre 1943, l'embryon de la future Compagnie Marc Haguenau (25).
III. Du maquis EI
(26) à la Première armée
Les 8 garçons à l'origine du maquis EI(hiver 1943-1944). A. Gensburger au centre avec les lunettes
- archives privées de M. Gensburger
|
A. Le sous-lieutenant Adrien
-
Un des premiers maquisards EI
La première tâche des huit (27) fondateurs du maquis EI, venus des différents centres du mouvement, est de
trouver un endroit habitable. Ils ont beaucoup de mal mais s'installent
finalement dans la ferme de "la Malquière" que nous avons évoquée plus haut.
Celle-ci est assez fonctionnelle puisqu'elle est composée "d'une maison avec
deux pièces et un grenier, le tout parfaitement logeable. A côté un local qui
[leur sert] de cuisine et de réfectoire et tout près une excellente source qui
devint le témoin de [leurs] ablutions" (28).
Le confort n'est évidemment pas le souci
principal d'Adrien et de ses camarades. La sécurité qu'apporte la relative
hauteur des lieux les conforte dans leur choix. Par ailleurs ils se rendent
rapidement compte que cette région, à grande majorité protestante, est favorable
à la Résistance et a caché des juifs lors des rafles de 1942.
"Le maquis et la Résistance y ont vécu
comme un poisson dans l'eau" (29) précise d'ailleurs Adrien qui
se rappelle "ce paysan d'un hameau voisin venant à notre
rencontre avec une miche de pain sous chaque bras et une bouteille de vin dans
chaque main, le tout en guise de bienvenue" (30).
Le quotidien du
maquis allie parfaitement vie militaire et vie juive. Adrien, qui a l'expérience
de l'armée et de la guerre, fixe l'ordre du jour. On réserve la journée aux
exercices physiques et à la reconnaissance de tout le secteur. Quant aux
soirées, elles sont occupées soit par de la théorie militaire, soit par des
discussions sur des sujets variés. Le maquis ne perd ni sa spécificité scoute,
ni son caractère juif : le repos de Shabath est notamment respecté le
mieux possible.
Mais un souci majeur tourmente
les jeunes maquisards : ils n'ont pas d'armes. Ce n'est qu'en février 1944
qu'ils peuvent s'en procurer, I (31),
grâce à un subterfuge de Pierrot Kauffmann (32), resté à Lautrec.
- Adrien, chef du cantonnement de Lacado
Au mois d'avril 1944, l'équipe
nationale décide "de demander à chaque E.I.F. au-dessus de dix-sept ans de
choisir entre le travail dans la "Sixième", le passage en Espagne pour
se rendre en Eretz Israël, ou la résistance armée" (33).
Le maquis s'étoffe donc peu à peu grâce à l'apport de camarades EI venant
souvent des anciens centres. C'est le cas notamment de Gilbert Bloch (34) qui, arrivé de Lautrec, est promu lieutenant et prend le commandement. Le même soir, Adrien est nommé
sous-lieutenant par Castor,
lors d'une cérémonie belle et solennelle (35).
La ferme de "la Malquière" devient donc
trop petite pour accueillir tous les nouveaux maquisards et ne leur garantit
plus une sécurité suffisante, Adrien sait d'ailleurs que d'autres doivent encore
arriver de Lautrec. Ainsi en
avril 1944, il quitte le groupe de la Malquière afin de trouver un second
cantonnement. Il découvre alors un nouveau local au lieu-dit : Lacado.
Celui-ci se trouve sur les hauteurs de l'autre côté de la vallée et offre une
vue étendue (36).
Adrien prend le commandement de
ce cantonnement qui compte, immédiatement après le débarquement, 38 maquisards
(dont deux officiers) tous juifs (37).
Il est sous les ordres de Castor qui a rejoint la Compagnie Marc Haguenau en tant que
lieutenant - son grade dans l'armée française – et sous le pseudonyme de Lagnes; A partir de ce moment tout
le secteur de la montagne tarnaise est déclaré zone libre et la Résistance
assure le ravitaillement de la population et des maquis.
Lors de "réquisitions" opérées dans le
secteur, Adrien obtient pour son "groupe de Lacado une moto, une
voiture Simca V et un camion gazogène" (38) dont il espère pouvoir se servir lors des parachutages de matériel qu'il attend,
tout comme les autres maquisards, avec une impatience de plus en plus
insoutenable. Ainsi tous les soirs il est à l'écoute de la radio de Londres. Il espère entendre le message annonçant un parachutage sur le
terrain, dénommé Virgule, prévu à cet effet et qu'il a découvert avec ses
camarades quelques mois plus tôt lors de leurs repérages.
Ce sont de grands cris de joie qui
accueillent "leur" message le soir du 22 juin : "de la chouette au merle blanc le chargeur
n'a que vingt balles. Nous répétons. N'a que trois fois vingt balles" (39).
Ce premier message annonce pour le
sous-lieutenant Adrien ainsi que pour toute la Compagnie Marc Haguenau une
longue série de réceptions de parachutages mais aussi de combats.
B. Un maquis très actif
-
Les parachutages
Le 22 juin 1944, la Compagnie
Marc Haguenau doit donc réceptionner son premier parachutage. "Trois feux
[sont] allumés dans l'axe du terrain [et] trois quadrimoteurs [larguent] neuf
tonnes de matériel" (40).
Mais chaque container faisant un poids d'environ 200 kilogrammes, Adrien se rend
vite compte que son groupe ne peut tout transporter seul. Aussi décide-t-il de
demander de l'aide à des voisins, favorables à la Résistance comme nous l'avons
vu précédemment. Les paysans locaux arrivent donc sur les lieux avec bœufs et
vaches qui traînent les containers, dispersés un peu partout sur la zone du
terrain Virgule, jusqu'à la route. Là, les camions emportent le matériel
jusqu'aux différents cantonnements (41).
Ayant dorénavant en sa possession des armes
de bonne qualité (fusils et mitrailleuses américains) et suffisamment de
munitions, Adrien peut entreprendre de former sérieusement les EI à la chose
militaire. Il ne perd pas de vue que la plupart de ses maquisards sont jeunes et
sans aucune expérience du maniement des armes. Adrien et les autres officiers du
maquis EI ont en effet le souci de faire de leurs éclaireurs de vrais
militaires, disciplinés et efficaces.
Défilé de la Compagnie Marc Haguenau
le 14 juillet 1944 devant les chefs auxiliaires du
C.F.L. 10. Adrien Gensburger est en chemise blanche derrière Robert Gamzon (Castor)
|
Le terrain Virgule reçoit encore de
nombreux parachutages en juillet et en août 1944. Mais Adrien s'étonne de ne pas
réceptionner que du matériel.
En effet "un
soir, [il a] la surprise d'accueillir un commando de quinze militaires
américains spécialisés dans le sabotage. Un autre soir en plus des containers
d'armes ce fut le délégué militaire régional d'Alger avec son opérateur radio" (42).
Le balisage et la protection de la
Virgule sont assurés pour toute la région militaire par la Compagnie Marc
Haguenau. Mais ses officiers, et parmi eux Adrien bien sûr, considèrent qu'ils
ne peuvent plus le faire, leur message radio ayant trop souvent été divulgué.
Ils pensent que les Allemands feront très vite le rapprochement entre celui-ci
et le lieu des parachutages. Ils préconisent donc la modification du message et
un arrêt momentané des parachutages afin d'éviter tout risque d'attaque (43).
Mais cette crainte arrive trop tard et l'irrémédiable finit par arriver..
-
La nuit du 7 août (44)
"Le soir du 7 août, pour la quinzième fois
peut-être, nous recevons le message : "le chargeur n'a que vingt balles. Trois
amis viendront voir ce soir que le chargeur n'a que vingt balles" (45).
Ce message, que les EI accueillent avec
moins d'enthousiasme que les premières fois, leur annonce une nouvelle nuit de
fatigue. Mais conscient que "ses" garçons sont exténués, Castor tient absolument à ce qu'une partie au moins des
hommes dorme :
"J'avais donné l'ordre à la section d'Adrien de n'envoyer qu'un seul groupe de
mitrailleurs, et je n'avais pris moi-même que deux groupes de la section de
Roger
(46). Tous les autres
hommes étaient restés au cantonnement" (47).
Le parachutage a donc lieu mais le terrain
est attaqué par une forte colonne allemande, dotée notamment d'engins blindés.
Elle fait main basse sur l'ensemble des containers venant d'être largués. Le
cantonnement de Laroque est ensuite à son tour pris sous le feu des
Allemands. Castor
qui est toujours près du terrain de parachutage, comprend qu'il
s'agit d'une attaque totale et envoie Alfred Lazare
prévenir Adrien.
Celui-ci, en bon scout qu'il est resté
malgré les circonstances, dort sous la tente cette nuit-là. Réveillé très tôt le
matin par une grosse déflagration de l'autre côté de la vallée, il ordonne
l'évacuation immédiate de Lacado dans un lieu de repli convenu à l'avance.
Il a un mauvais pressentiment et craint que Laroque n'ait été attaqué. Mais
après avoir patrouillé et constaté que tout était calme il décide le retour du
groupe dans son cantonnement. C'est à ce moment-là qu'Alfred Lazare
arrive pour le prévenir de l'attaque de la Virgule et de
Laroque. Adrien ordonne donc une nouvelle évacuation du groupe avec armes et
bagages. Dès le début de l'après-midi, Lacado est pilonné par les canons
allemands, ceux-ci ne trouvant ni armes ni maquisards mettent le feu à la ferme
de la section d'Adrien (48).
Après la bataille, et bien que
la quasi totalité des maquisards ait pu se dissimuler, Adrien et ses camarades
ont la douleur d'apprendre la disparition de six des leurs dont trois EI : Roger
Godschaux, Raphaël
Horowitz, arrivé
la veille, et le lieutenant Gilbert Bloch.
"Malgré le danger des colonnes allemandes
circulant dans la région, l'enterrement de nos camarades eut lieu au cimetière
de Viane (49),
en présence de toute la population du village" (50).
-
Les grandes victoires
Les jours suivant l'attaque
allemande sont consacrés au regroupement et à la reprise en main de la Compagnie
M,arc Haguenau dispersée. Par ailleurs, il faut pallier le manque de commandement
causé par la mort de Gilbert Bloch. Adrien, tout en gardant son grade de sous-lieutenant, prend
donc une importance supérieure au sein du maquis EI.
Sa restructuration est
précipitée par un événement que l'ensemble de ses combattants attendait depuis
longtemps : le débarquement allié en Provence qui a lieu le 15 août 1944.
Celui-ci sonne la reprise des actions menées par tout le Corps Franc de la
Libération n°10, composé de l'ensemble des maquis de Vabre (Tarn)
depuis leur reprise en main en juillet par le commandant Hugues
(5I), militaire de carrière,
et par son équipe issue de l'Ecole des cadres d'Uriage (52).
Ainsi quelques jours plus tard,
renseignés par les cheminots de Mazamet
, Adrien et les autres chefs apprennent qu'une compagnie
allemande de D.C.A.(53),
dotée de cinq canons de 25 à tir rapide, s'est retranchée dans la gare et
projette de se rendre à Castres
en train pour rejoindre une garnison de 4500 hommes. La décision est prise
d'attaquer ce train et après une longue
réflexion à propos du lieu d'action, il est fixé à mi-chemin entre les
deux villes dans un déblai - seul endroit possible pour le sabotage de la voie
opéré par le commando américain évoqué plus haut.
La Compagnie Marc Haguenau se
place au sud de la voie avec ses mitrailleuses et la Compagnie Antonin du
commandant Hugues
au nord. Tout le monde est en position et attend le
combat. Une longue attente précède l'arrivée du train.
Vers 22 heures, celui-ci s'engage dans le déblai et est rapidement stoppé par
l'explosion qui a fait sauter la voie. S'engage alors un combat violent entre
les mitrailleuses des maquisards et les canons de 25 des Allemands. L'échange de
tirs dure ainsi toute la nuit (54)."Au petit jour quelques obus tirés par la Compagnie Antonin ont raison de la
volonté adverse" (55).
Roger Cahen crie alors à ses hommes de cesser le feu (56).
En effet "le commandant allemand, enveloppé d'un drap blanc, est là, au
garde à vous devant le commandant Hugues" (57) en signe de reddition.
"Les prisonniers [environ une soixantaine]
furent rassemblés et un de nos camarades effectua autour de ces Allemands verts
de peur une sorte de danse du scalp en s'écriant "ich bin jude" (58).
Ce fut là notre seule vengeance" (59).
Adrien pense à présent que le
Corps Franc va devoir se diriger vers Castres
pour obtenir par les armes la libération de la ville.
"Mais dans la nuit [ont] lieu des
tractations entre notre commandement et les officiers allemands. Et ainsi, sans
coup férir, deux cents maquisards, plus le commando de quinze Américains
[obtiennent] la reddition d'une garnison ennemie, forte de 4500 hommes" (60).
Le 21 août 1944, Adrien - à la
tête de la Compagnie Marc Haguenau - entre triomphalement dans Castres, enfin
libérée de l'occupation allemande, au milieu d'une foule en délire (61).
- La guerre continue
La libération de Castres
met un terme de façon glorieuse à la vie de la Compagnie Marc
Haguenau. Mais la guerre n'est pas finie, la France n'est pas entièrement
libérée et les nazis pas encore vaincus. Les EI le savent et lorsqu'en septembre
est formé un régiment de cavalerie sous le commandement de Dunoyer de Segonzac
(62), un certain nombre
d'anciens de la Compagnie Marc Haguenau décident de s'y engager. Adrien en fait
partie et part avec elle pour libérer les régions de France encore sous
domination allemande. Ainsi :
"Ce régiment,
après un passage par le Centre, rejoignit la 1ère Armée française à
Dijon. Dès la fin septembre notre
unité fut engagée d'abord près de Belfort, puis dans les Vosges autour de
Gerardmer (63).
Les combats autour du col de la
Schlucht, un endroit stratégique qui
permet de dominer une partie de la chaîne de montagne, sont très durs en raison
des conditions climatiques déplorables mais aussi de la résistance "d'un
ennemi encore fort coriace" (64).
Au cours de ces opérations, Adrien a la douleur de perdre deux excellents
camarades Albert Lifschitz et Simon Weill.
Durant les mois suivants, le
printemps revenu, l'unité d'Adrien monte la garde au bord du Rhin qu'elle
franchit fin avril avant de se fixer sur les rives du lac de Constance, après
encore quelques escarmouches (65).
Adrien maîtrise parfaitement la
langue allemande et se voit alors confier un rôle au contact de la population
civile. Il doit réorganiser les habitations et cantonnements, et procéder au
remplacement des maires nazis encore en poste.
C'est donc à Constance
qu'Adrien fête le 8 mai 1945 la victoire définitive des Alliés
sur l'Allemagne nazie. Ce jour-là, le commandant Dunoyer de Segonzac
(promu colonel) réunit Adrien et tous les officiers du
régiment. Ensemble, ils hissent au sommet d'un ancien château d'eau les couleurs
françaises en signe de triomphe.
Adrien demeure en occupation en
Allemagne encore plusieurs mois. Ce n'est en effet qu'après sa démobilisation en
décembre 1945 qu'il peut enfin rentrer chez lui à Mulhouse.
- Après la Libération
Après la guerre, Adrien ne souhaite pas quitter définitivement le mouvement et l'idéal EI. A 29 ans, il
décide donc d'y rester actif. Ainsi en 1949, Simon Levitte
(66) crée des maisons pour
préparer des jeunes juifs français à l'Alya. Il demande à Adrien de
s'occuper de leur apprentissage agricole. Celui-ci qui n'a rien perdu de son
idéal sioniste accepte aussitôt.
La propriété dont il prend la
charge se trouve à Roquefort-la-Bedoule
à environ 30 kilomètres de Marseille. Il y reste six ans puis, suite à
l'échec du projet, mais aussi par désir de faire autre chose, il décide de
quitter cette fonction et d'entrer dans l'administration agricole. Il y
travaille jusqu'à sa retraite, ne s'installant finalement pas en Israël.
Adrien n'a voulu tirer aucun
bénéfice de son action de résistant. Celle-ci a simplement été, pour lui, la
suite logique de son attachement à la France mais aussi de sa vie scoute :
s'engager pour une cause, obéir et surtout prendre des initiatives, trois des
fondements essentiels du scoutisme.
Il est décédé le 15 décembre 2009.