En 2001, une organisation groupant 104 Églises protestantes
d'Europe (1) a diffusé un texte qui s'intitule Église
et Israël. Une cinquantaine de pages qui énoncent
de nombreux aspects des relations entre les chrétiens protestants et
les Juifs (2), relations telles qu'elles ont été
et telles qu'on demande qu'elles soient dorénavant. Cet événement
a été qualifié d'événement historique,
d'événement œcuménique, d'événement
ecclésial et d'événement théologique, bref, "un
énorme pas franchi par des chrétiens en direction des Juifs."
(3)
Voire...
Pour juger de la pertinence de ces assertions, il faut un point de comparaison. On remontera donc à plus de cinquante ans dans le passé pour relire, en arrière-plan, les Dix points de Seelisberg (4). À cette époque, la Shoah venait de révéler lugubrement les insoutenables conséquences de l' "enseignement du mépris". Pour rester dans le domaine des Églises protestantes, on constate que les invectives de Luther et de Calvin (5) avaient repris à leur compte les thèmes antijuifs traditionnels, ceux-là mêmes que la société occidentale tenait de l'antiquité chrétienne. Jules Isaac pointait alors les redressements à opérer, et la rencontre de Seelisberg se donnait pour tâche de mettre en œuvre un mouvement de rapprochement des juifs et des chrétiens, sur la base des Dix points.
Ainsi, plutôt que de proposer ici une analyse linéaire des trois parties du document (histoire, théologie, pratique), on préfère les parcourir en signalant les relations qui peuvent être aperçues entre Église et Israël et les Dix points, entre un texte qui marquera le début du 21ème siècle et celui qui a été l'initiateur d'une prise de conscience de certains chrétiens, au milieu du siècle précédent.
Deux thèmes apparaissent particulièrement insistants, et dont la parenté directe avec ceux de Seelisberg est manifeste.
Tout d'abord, celui de la lutte contre "l'enseignement du mépris".
Seelisberg l'énonçait ainsi :
"Éviter de rabaisser le judaïsme biblique dans le but d'exalter
le christianisme"
et "Éviter d'accréditer l'opinion impie que le peuple juif est
réprouvé, maudit, réservé pour une destinée
de souffrance."
On retrouve le premier point sous la forme de cette dénonciation :
"Par moments, on a considéré dans le christianisme que le refus
et le dénigrement du judaïsme, jusqu'à l'hostilité
déclarée envers les Juifs constituaient un aspect de l'autocompréhension
chrétienne." (I,1.1.)
Dès lors, on publie que "Les Églises ... sont attentives à
ce que l'identité chrétienne ne soit pas marquée par
du mépris ou une fause image de la foi juive." (III,1.1.1.)
Ou encore, au moment où sont examinées différentes tentatives
théologiques contemporaines :
"La thèse des ‘Deux voies' souligne que le
cheminement d'Israël avec D. ne doit pas être déprécié
par rapport à la voie chrétienne." (II,1.1.2.) En conséquence,
on demande que la prédication chrétienne "...évite, par
exemple, de relayer les clichés sur la ‘piété légaliste
juive'." (III,1.2.5.) (7)
Seelisberg, qualifiant d'"impie" la thèse du rejet d'Israël,
est relayé par Église et Israël, tant pour ce
qui est du rejet du peuple juif par son D. que pour l'idée qu'il est
destitué au profit de l'Église, qui serait soit-disant le "nouvel
Israël". À nouveau, on s'oblige à prendre acte d'une dérive
historique :
"(L'Église) se mit plutôt à considérer qu'elle
remplaçait Israël." (I,3.7.)
D'entrée, on redresse ce qui a été gauchi par le passé
:
"Lorsqu'on abuse de l'Évangile de la grâce de D. en Jésus-Christ
pour fonder le "rejet" des Juifs et justifier l'indifférence face à
leur destin , l'Évangile est remis en cause en tant que fondement de
l'existence de l'Église. C'est pourquoi la
relation à Israël est, pour le chrétien et les Églises,
une partie du fondement de leur foi." (I,1.2.3.) (8)
Église et Israël développe le thème de "l'Alliance (de D. avec Israël) non révoquée", dans un paragraphe évoquant des sessions tenues par les Églises d'Allemagne et par l'Alliance réformée, depuis 1961, et qui ont travaillé à diffuser cette affirmation qui combat celle du rejet (II,1.2.1.).
Que le peuple juif soit "élu de façon irrévocable" (II,2.4.2.)
interdit de voir - de quelque manière que ce soit - dans le christianisme
un peuple élu substitué au peuple juif :
"... on ne peut pas dire qu'Israël doit être considéré
uniquement comme le cadre historique, passé, de l'événement
Christ et qu'il est désormais ‘dépassé'." (II,3.1.)
En même temps, il est fait justice d'une fausse interprétation
du Nouveau Testament et notamment des écrits de Saint Paul :
"Selon Paul, ' les païens' n'ont en aucun cas pris la place ‘des
juifs'." (II,2.5.3.2.)
S'il est question, dans les épîtres du Nouveau
Testament (9), de l'Église comme peuple de D.,
"dans ces affirmations, il n'est question ni du fait qu'Israël aurait
été déshérité, ni de son remplacement en
tant que peuple de D." (II,2.5.4.) (10)
A Seelisberg, l'enracinement historique du christianisme dans le judaïsme
a paru tellement occulté par l'enseignement du mépris que trois
des Dix Points lui sont consacrés ; il faudra donc
"rappeler que Jésus est né d'une mère juive, de la race
de David et du peuple d'Israël..."
ainsi que "rappeler que les premiers disciples, les apôtres et les premiers
martyrs étaient juifs",
en évitant "de parler des juifs comme s'ils n'avaient pas été
les premiers à être de l'Église."
En écho fidèle, on lit dans Église et Israël
:
"Jésus était et est resté juif." (3.3.)
"Les premiers chrétiens étaient des juifs." (I,3.4.1.) "La compréhension
que les Juifs qui ont cru au Christ avaient d'eux-mêmes, comme 'Église
de D.' ne les séparait pas du peuple d'Israël. Ceux qui ont cru
au Christ étaient et sont restés des Juifs." (I,3.5.)
La route est encore longue, et l'on peut méditer l'exclamation qui accompagne la double question de Roland Goetschel : "Un contentieux vieux de deux millénaires ne se règle sans doute pas en quelques années !" (14)
L'impatience que l'on éprouve ne doit-elle pas ainsi être pondérée par l'observation que les avancées de ce dernier demi-siècle sont "en dents de scie" ? Les progrès, réels, se détachent sur les creux où stagne un conservatisme obstinément sourd et aveugle. Du recul doit être pris. Ce n'est pas forcément facile, ni agréable. Toutefois, si ce recul mène à une méditation sur l'histoire des croyants, dès les temps bibliques, il permettra d'apercevoir dans le passé d'autres avancées dans un contexte également en dents de scie. Pour ne prendre qu'un exemple : le prophète Élie s'est cru le dernier et le seul à maintenir vivant le monothéisme israélite. Il a fallu, à un moment donné, qu'un certain recul lui soit donné par la Voix, quand elle lui annonça qu'il n'était ni le seul ni le dernier (15). Ce qui lui permit d'avancer à nouveau.
Autre sujet de perplexité, sinon d'inquiétude : Église et Israël propose d'amples considérations théologiques pour tenter d'articuler les convictions protestantes avec l'existence du judaïsme. On y associe (trop) souvent l'image que l'on a de la vocation juive et le thème récurrent du "salut" (17). Sans qu'il soit besoin d'une connaissance approfondie du judaïsme, n'est-il pas évident ce contraste : pour la grande majorité des chrétiens, la préoccupation première est celle du salut (ce qui apparaît bien dans Église et Israël), alors que les juifs manifestent une indifférence notoire à l'égard de cette préoccupation, au profit d'un attachement à la valeur prioritaire de l'obéissance ? On peut ainsi se poser une question. S'il y a ici, indiscutablement, une démarche en direction du judaïsme, cette démarche est-elle arrivée au contact du judaïsme ?
Ce qui apparaît, dans ce document de compromis, comme un "creux" dans l'attitude moyenne des Églises protestantes n'efface toutefois pas la vision des effets positifs de leur réflexion depuis les Dix Points de Seelisberg.
Malgré les réserves qui viennent d'être exprimées
sur la forme de la repentance, celle-ci est bien réelle et dépasse
le simple sentiment de culpabilité. Église et Israël
déclare d'emblée :
"Les Églises ont failli par indifférence et par crainte, par
orgueil et par faiblesse. Elles ont aussi failli en raison d'interprétations
fausses des textes de la Bible et des erreurs théologiques terribles
qui en ont résulté. Par moments on a considéré
dans le christianisme que le refus et le dénigrement du judaïsme,
jusqu'à l'hostilité déclarée envers les Juifs,
constituaient un aspect de l'autocompréhension chrétienne."
(I,1.1.)
Cette déclaration va introduire un tour d'Europe historique (I.2) qui
est annoncé par :
"La Shoah représente un défi permanent pour
les Églises et leur théologie... examen de conscience (qui)
doit faire apparaître une volonté de repentir et de conversion
(18)." (II,1.4., voir aussi II,2.4.8. §2)
Pour terminer, une note assurément encourageante.
En contraste avec la distance méprisante que les Églises maintenaient
entre elles-mêmes, dépositaires de la Vérité, et
le judaïsme, convaincu de perfidia (19),
on découvre que la base de toute la réflexion de la C.E.L. est
la conviction que
"la relation à Israël est, pour les chrétiens et pour les
Églises une partie intégrante de leur foi." (20)
Dire que l'origine historique et culturelle du christianisme se trouve dans le peuple juif et dans la judéité de Jésus et des premiers chrétiens est une chose. Pour les chrétiens, elle implique le respect du judaïsme et de ses valeurs. Elle nécessite une proximité volontaire de la tradition et de la pensée juive au titre de l'interprétation de l'héritage des croyances et du langage symbolique. Sans plus. C'est, semble-t-il, l'interprétation minimale qu'on pouvait donner à ceux des Dix Points de Seelisberg qui exigent qu'on lutte contre la déjudaïsation des origines du christianisme.
Autre chose est de se mettre soi-même en question pour ce qui est de
son propre présent existentiel. C'est bien ce qui se passe lorsqu'on
déclare que la relation à Israël est partie intégrante
de sa foi chrétienne. Dans la partie théologique d'Église
et Israël le ton est celui de l'autorité magistrale :
"L'Église tire son origine de l'expérience pascale des
disciples de Jésus. Liée à cette origine, l'Église
reste liée à Israël. Cela doit être maintenu expressément
dans la doctrine de l'Église, l'ecclésiologie." (II,2.5.1.)
On sera aussi sensible à la puissante expression
de la formule qui affirme le "lien indissoluble qui existe entre l'Église
peuple de D. grâce à l'élection divine et Israël
peuple de D. grâce à l'élection divine." (II,2.5.6.
§2) (21)
Le langage n'est-il pas ici proche de celui de la prophétie
? Elle distingue la réalité au-delà des apparences. Elle
la fait connaître. Elle dit qu'advient cette réalité.
Elle appelle à faire le pas en avant qui engage sur le chemin qu'elle
a ainsi balisé.
Relations judéo-chrétiennes | ||