Ecrire aujourd'hui sur le judaïsme alsacien au 19ème siècle tient de la gageure. Depuis l'Histoire des Juifs d'Alsace d'Elie Scheid (1887) jusqu'aux Juifs en Alsace de Freddy Raphaël et Robert Weyl (1977), les publications n'ont cessé de se multiplier sur cette "province juive". On peut raisonnablement croire passé le temps où la recherche se flattait d'apporter des lumières neuves sur le sujet. Pourtant, la matière se révèle si dense, qu'une étude attentive des documents d'archives permet de jeter souvent un jour nouveau sur des communautés dont le destin ne paraissait plus recéler de mystère.
La population juive du Bas-Rhin, estimée à seize mille personnes
en 1802 par le préfet Loumond, monte à vingt mille neuf cent
trente six âmes en 1861, sous son successeur Migneret : en un demi-siècle
environ, elle réalise ainsi un progrès de 30,85 %, considérable,
même en une époque de dynamisme démographique. Accroissement
d'autant plus remarquable que l'immigration étrangère n'y tient
aucun rôle.
Faut-il considérer cette progression comme la marque d'une vie paisible,
prospère, libérée des problèmes lancinants du
passé et particulièrement de l'hostilité acharnée
du milieu non-juif qui, des siècles durant, avait assombri l'horizon
de toutes les communautés d'Alsace ? Mais, en réalité,
l'analyse attentive des documents que nous offrent, tant les Archives Nationales
(1) que celles du Bas-Rhin (2), démontre
que les difficultés ne manquent pas.
Au fil des années, du Premier au Second Empire, les manifestations anti-juives jalonnent la vie des communautés, remarquables par leur permanence. On se demande si elles se cantonnent aux zones rurales ou s'étendent aux villes ; quelles couches de la population expriment un antisémitisme militant et quels sentiments laissent deviner l'attitude des administrateurs locaux, proches du peuple et celle de la haute administration que sa situation met à l'abri des poussées de colère populaires. On posera pour celles-ci le problème de leurs causes et des remèdes que les hommes de l'époque envisagent d'y apporter. L'ensemble nous donnera une image fidèle des relations entre chrétiens et juifs d'Alsace, de l'aube du 19ème siècle à l'annexion allemande.
Dans quel climat vivent les juifs de Basse-Alsace durant
la période qui nous intéresse? Une série de remarques
et d'incidents nous propose les éléments d'une réponse
raisonnée à la question.
Evoquant, avec une louable objectivité, les juifs du Bas-Rhin, Loumond
constate dans son ouvrage sur le département (3)
que "la haine contre eux est de tout temps héréditaire à
Strasbourg". Il rappelle mas sacres et bûchers d'antan. Qu'en est-il
sous Napoléon, après la Déclaration des droits de l'Homme
et l'émancipation ? "Le préjugé subsiste et la foule
peu éclairée qui a été bercée de ce fait
dès l'enfance, ne voit encore dans les juifs d'aujourd'hui que des
hommes dignes du sort de leurs ancêtres" (4).
Trente ans après le rapport de Loumond, une brève correspondance nous apprend que rien, dans les mentalités n'a changé. Le 13 juin 1832, le préfet du Bas-Rhin écrit au Lieutenant-Général, commandant la 9e division militaire à Strasbourg. Il l'informe que, la veille, des troubles sérieux ont éclaté à Ribeauvillé et à Bergheim (5). Dans cette localité, le tocsin a sonné puis, à seize heures, la foule a attaqué et pillé les maisons juives. Le Procureur du Roi, averti, s'est porté sur les lieux "accompagné d'infanterie et de cavalerie". Le Préfet ajoute : les provocations à la persécution des juifs ont été, de tout temps, un moyen efficace pour irriter la population de l'Alsace et il est à craindre que des perturbateurs n'en profitent, pour accomplir leur projet de désordre. Envisageant des troubles anti-juifs graves, dans la région de Sélestat qui compte une population juive nombreuse, il souhaite donner au Sous-Préfet de l'arrondissement une force armée capable de réprimer émeute ou révolte"(6). Le Général, destinataire de sa lettre, s'empresse de déférer à son voeu, par l'envoi à Sélestat, de deux compagnies d'infanterie de ligne. Il signale que l'arrivée de dragons, escortant deux compagnies d'infanterie, a déjà ramené un calme complet à Ribeauvillé (7). La présence des troupes à Sélestat suffira, pense-t-il, pour inciter les agitateurs anti-juifs à renoncer à leurs projets.
Ces projets, les autorités les connaissent. Une lettre anonyme, très récente, rédigée en, allemand, a informé le sous-préfet de Sélestat du sort qui attend les familles juives de Bergheim désireuses de s'établir au chef-lieu de l'arrondissement. L'auteur déclare : "nous soulèverons tout pour empêcher l'entrée à ces coquins et si nous ne réussissons pas, vous verrez que le feu consumera les maisons qui leur serviront de demeures... Nous ne donnerons plus de pardon... Il existe différentes communes voisines qui seront des nôtres" (8). C'est donc un véritable pogrom qu'annonce l'auteur. L'événement, annoncé en juin 1832, ne se produit pas. Les déplacements de troupes accomplis par le Général commandant la division de Strasbourg, à la demande du Préfet, ont suffi à dissuader les émeutiers antijuifs de l'exécution de leurs menaces. Les Juifs de la région, avertis, se sont tirés d'affaire au prix d'une grande peur (9).
La vague d'antisémitisme de 1832 embrasse le sud du Bas-Rhin. En 1844, des événements d'un même ordre affectent le centre du département. Le 1er octobre 1844, Isaac Goldschmidt, rabbin de Hochfelden, informe le Consistoire du Bas-Rhin d'événements graves qui se sont déroulés dans le village d'Ettendorf. Le 22 septembre, veille du Grand Pardon, alors que les juifs rassemblés commençaient leurs prières, un attroupement de jeunes, amassé devant la synagogue, leur avait lancé injures et menaces, suivies d'une pierre dans une fenêtre. Cependant que la terreur clouait sur place les fidèles, une jeune femme faisait une fausse couche. Bourgeois et autorités avertis, s'étaient tenus cois. Au mari de la jeune "accouchée" venu déposer plainte, la fille du greffier avait dit que sa démarche lui coûterait la vie (10). Le Consistoire avait alerté le préfet qui, demandant des explications au sous-préfet de Saverne, s'était empressé de répondre que, si les autorités locales avaient failli à leur devoir, elles recevraient un blâme (11).
Les documents existants ne disent pas l'épilogue de l'affaire. On retiendra d'elle qu'elle témoigne comme la précédente des sentiments qui animaient une population largement rurale. Il en va autrement de l'affaire de Strasbourg en 1845. Le 4 mai de cette année, vingt-quatre juifs des environs, venant à Strasbourg pour affaires, se sont vus refoulés par le concierge de la Porte de Saverne qui s'était enquis de leur religion avant d'exiger leurs passeports. Des soldats de la garde les avaient escortés hors de l'enceinte urbaine, distribuant des coups de crosse pour hâter le mouvement (12). Louis Ratisbonne, président du Consistoire porte plainte auprès du préfet (13). Celui-ci s'enquiert auprès du maire de Strasbourg des conditions dans lesquelles l'incident a pu se produire. Le maire répond qu'il s'agit d'un malentendu sur l'application d'ordres émanant du préfet lui-même.
A quoi l'administrateur réagit vigoureusement. Il n'a jamais prescrit de retirer les passeports des Juifs, non plus que de quelque autre catégorie de citoyens, ni de les refouler à l'entrée de Strasbourg. Simplement, devant la recrudescence des vols commis au chef-lieu du département, il a ordonné la vérification des papiers de tout suspect qui se présenterait sans offrir de garantie de moralité, ainsi que le refoulement de tout étranger suspect, démuni de papiers (14). Maire, commissaire de police et concierge de la ville ont interprété ces instructions très librement comme une invitation à persécuter les juifs. Le Consistoire a demandé à connaître les suites données à l'affaire. Le Préfet a déclaré que le concierge méritait une punition mais les archives nous laissent dans l'ignorance de l'épilogue (15). Au reste, il importe peu; que le concierge ait servi ou non de bouc-émissaire ne change rien au fond du problème : la haine des Juifs qui s'affuble d'un masque administratif.
Un incident de même type a pour théâtre, en 1869, le village de Mommenheim, proche de Saverne et d'Ettendorf où nous avons relevé une émeute anti-juive en 1844. Une lettre du Rabbin S. Lévy de Brumath apprend au Consistoire du Bas-Rhin que le maire de Mommenheim, arguant un texte de loi qu'il n'a pas précisé, a interdit l'enseignement religieux juif dans sa commune (16). Là encore, le préfet demande des éclaircissements au maire sans que nous sachions quelle réponse il a obtenue. Peut-on néanmoins tirer un enseignement de cet ensemble d'incidents, en apparence anodine, puisqu'on ne relève pas une seule mort d'homme, ni blessure, pas même de préjudice matériel ?
L'historien qui se penche avec le nécessaire recul sur ces incidents les expliquera par la "pesanteur des mentalités". L'explication ne suffit pas : il doit se demander ce qui nourrit les mentalités et quels en sont les porteurs.
Au point de départ de l'ami-judaïsme alsacien, on trouve notamment, "l'enseignement du mépris" qui a tant frappé J. Isaac. Il ne s'est pas amendé encore au 19ème siècle puisque le préfet du Bas-Rhin, craignant des émeutes anti-juives, se tourne vers l'Evêque de Strasbourg, lui demandant de donner à son clergé des directives de modération pour les homélies où il toucherait aux questions juives (17). Mais, les sermons à eux seuls, ne suffisent pas à modeler les mentalités, quelque influence qu'on leur attribue, à tort ou à raison. Les intérêts, problèmes et conflits de la vie quotidienne, y contribuent beaucoup. Or, l'Occident médiéval ayant fermé aux Juifs la quasi totalité des métiers courants, honorables, ils se sont tournés vers l'usure, permise, mais méprisée et génératrice de haine. La Révolution, l'émancipation, ne les ont pas tirés de cette ornière. Au nombre des questions que Napoléon pose au Grand Sanhédrin de 1807, les deux dernières portent sur la pratique de l'usure. Elle survit largement à son règne. Sous la Restauration, le Conseil Général du Haut-Rhin demande, dans une pétition célèbre (18), la prorogation du décret "infâme" de 1808 qui interdit, aux Juifs d'Alsace, des pratiques commerciales courantes et leur impose une législation d'exception.
Ce texte figure dans tous les ouvrages qui se préoccupent de l'histoire des Juifs de France, et singulièrement d'Alsace. D'autres, dignes d'ur interêt égal, ont beaucoup moins retenu l'attention. Ainsi, un rapport que le Préfet du Bas-Rhin adresse au ministre de l'Intérieur, en 1823, sur l'opportunité de transfert du siège du Consistoire du Haut-Rhin, de Wintzenheim à Colmar. Il déclare notamment que les juifs de l'Alsace sont, plus que ceux des autres provinces de la France, enclins à l'odieuse habitude de l'usure, qu'ils se livrent presque exclusivement à un genre de trafic qui, en leur permettant de s'introduire à toute heure chez les habitant,. des campagnes, leur offre les moyens de connaître les secrets des familles, de mettre à profit les moments d'embarras où elles peuvent se trouver, pour spéculer sur leur détresse et s'approprier ainsi, successivement, leur fortune (19). Ces quelques lignes résument la situation en indiquant clairement les causes profondes de l'antisémitisme qui règne dans le monde paysant (20). Encore, les auteurs des rapports sur les juifs, fonctionnaires d'autorité, n'appartiennent-ils pas au milieu local, ce qui attenue assurément la dureté de formulations dont la substance, de toute évidence, émane de notables locaux. Les jugements globaux défavorables aux Juifs, se font jour jusqu'aux échelons les plus élevés de la hiérarchie administrative.
De cet état d'esprit, des témoignages ne manquent pas. Ainsi,
en 1829, voici le Préfet de Police de Paris saisi d'un conflit qui
oppose le Consistoire Central des Israélites de France au Consistoire
de Paris qu'il souhaite absorber. Voici la conclusion de
son rapport : la proposition s'explique, écrit-il, bien plutôt
par suite d'une rivalité de corps, que dans un but d'intérêt
public ; en surplus, il paraît bien difficile d'entrer dans la connaissance
exacte des démêlés des Israélites entre eux, parce
qu'eux-mêmes, tourmentés par un esprit d'indépendance
et de jalousie, paraissent ne pas bien savoir ce qu'ils veulent (21).
On ne manifeste pas plus clairement son mépris envers un groupe social,
encore que le conflit à trancher ne comporte nulle trace d'usure ou
de transaction commerciale. En revanche, un rapport au Roi du Ministre de
l'Intérieur, revient à la tradition lorsqu'il évoque
la nécessité de peupler le Consistoire du Haut-Rhin d'hommes
assez éclairés pour régénérer la population
juive du département adonnée à l'usure (22).
Qu'il s'agisse ou non d'usure ou de commerce, du bas de l'échelle sociale
jusqu'au sommet, les sentiments et les jugements qui se rapportent aux Juifs
ne portent nulle trace de sympathie. Très sensible en Alsace, le climat
d'hostilité se retrouve à Paris.
Les portraits peu flatteurs des Juifs que nos textes nous ont donnés,
émanent de la main de fonctionnaires chrétiens. Les dirigeants
juifs, conscients de cette situation, s'y résignent provisoirement.
Pour changer les mentalités, ils ne voient qu'un
remède : changer les Juifs. Sous Napoléon Ier, le Consistoire
de Paris – bien informé de ce qui se passe en Alsace –
demande la multiplication des lieux de culte, afin que les fidèles
se réunissent souvent "pour s'exciter à l'exercice des devoirs
que la société leur impose" (23). Ce faisant,
la vénérable assemblée reconnaît que les Juifs
ne pratiquent pas encore pleinement tous leurs devoirs. Au fil des ans, la
collectivité juive connaît, plus que d'autres, de profondes mutations.
Pourtant, d'un Bonaparte à l'autre, les mêmes problèmes
se retrouvent. Témoin, cette lettre que le Consistoire de Marseille
adresse, sous Napoléon III, au ministre de l'Intérieur, en vue
d'obtenir la création d'un Consistoire à Lyon (24).
Pour obtenir satisfaction, les notables juifs usent d'un argument qui surprend
: la création envisagée "fournira les moyens de travailler...
plus efficacement à l'amélioration morale de leurs coréligionnaires".
S'ils s'expriment ainsi, ils reconnaissent que le niveau moral de ces coréligionnaires
laisse encore à désirer.
Si l'on tente de tirer un enseignement de l'ensemble des documents évoqués plus haut, on pourrait le formuler en ces termes. Du début du 19ème siècle jusqu'à la fin du Second Empire, la structure socio-professionnelle des communautés juives d'Alsace n'a guère changé. Poursuivant sur la lancée des ancêtres, nombre de juifs pratiquent le prêt à intérêt aux dépens des paysans. Etablis d'abord dans la zone des collines sous-vosgiennes, ils commencent à la déserter pour s'installer dans la plaine. Cette migration entraîne des réactions d'hostilité violente dans les localités intéressées : certains habitants disent craindre l'extension, chez eux, de la pratique de l'usure. C'est elle qui, à la racine, nourrit la haine du juif, alimentée occasionnellement, par telle homélie antisémite lancée du haut de la chaire.
Les nuances de l'antisémitisme se différencient nettement selon l'origine géographique et sociale de ses porteurs. De toute évidence, l'alsacien déteste le Juif bien plus que le parisien ; faut-il expliquer la différence par la présence bien plus commune du Juif en Alsace (25) ? Ici même, les sentiments se manifestent différemment selon la classe à laquelle on appartient. Les petits paysans, la populace, injurient, menacent, frappent. A un niveau supérieur, la bourgeoisie locale les excite et les soutient. Le greffier d'Ettendorf annonce au juif qui vient déposer, officiellement, une plainte à la suite d'une agression caractérisée, que s'il persite, il risque sa vie (26). Le maire de Strasbourg, qui a donné l'ordre de refouler les juifs venant de l'extérieur, justifie l'action de son concierge par un malentendu (27). Le général, commandant la division de Strasbourg, informe le préfet que la Garde Nationale ne se battra pas pour défendre les Juifs (28). Le rapprochement de ces témoignages parle de lui-même. Les hauts fonctionnaires n'aiment pas davantage les Juifs, mais leur animosité se fait plus discrète à mesure qu'on s'éloigne de l'Alsace et des administrateurs subalternes (29).
Ainsi, les documents qui s'échelonnent sur près de sept décennies, permettent d'affirmer que les Juifs de Basse-Alsace qui forment déjà le noyau et la pépinière du judaïsme français ne se connaissent pas d'amis. Du bas de l'échelle jusqu'au sommet de la hiérarchie, on les méprise et on les déteste. La pratique de l'usure, en un milieu de tradition chrétienne très hostile, explique cette situation. Voilà qui dément cruellement la présentation traditionnelle de la symbiose idyllique entre juifs et chrétiens campagnards en Basse-Alsace au siècle dernier. Bien avant la vague anti-juive de la fin du siècle, les juifs apparaissent dans les documents des archives publiques, comme une minorité étrangère vivant en pays ennemi.
Relations judéo-chrétiennes avant 1939 | ||