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A propos de l’engagement plus spécifique des migrants d’origine française à l’égard des Confédérés, il apparaît paradoxal que les plus jeunes d’entre eux migrent aux États-Unis pour échapper à la conscription napoléonienne - qui les mobilisent, huit ans, entre 1829-1832, sept ans entre 1832-1855, et trois ans ensuite (on trouve des traces de leur disparition de France dans les conseils de révision de 1860) (2) -, pour s’enrôler quelques années plus tard dans la guerre de Sécession. Et pourtant…
La guerre de Sécession, la "guerre entre les États", appelée aussi la "guerre de Rébellion" a été perçue généralement pour ces premiers juifs migrants installés le long du Mississippi, comme une guerre dans laquelle ils se devaient de manifester leur loyauté à leur terre d’accueil. C’était en effet leur nouvelle terre promise et ils ne pouvaient pas rester loyaux à celle-ci sans manifester un certain patriotisme.
Mais la position des juifs est loin d’être homogène à l’intérieur du groupe de migrants, à l’intérieur même des familles. En effet, même si les nouveaux venus s’engagent dans la guerre, ils ne sont pas toujours en accord avec la Sécession. Leur choix révèle à la fois leur attachement à leur nouvelle patrie, leur degré d’appartenance mais aussi une certaine liberté d’opinion et d’esprit critique. Celui-ci est largement fonction de leur position professionnelle, de leurs richesses et de leur environnement social Ont-ils ou non des terres cultivées en sucre et en coton, possèdent-ils des esclaves, quelle est leur capacité de mobilité ? On tentera d’établir des règles générales, mais il est d’ores et déjà certain que deux familles font exception par rapport à la généralité. En effet, ces familles, suffisamment fortunées, préfèrent quitter le Sud pour New York ou la France : les frères Godchaux originaires d’Herbeviller (Lorraine) créent une manufacture de vêtements en 1858, à New York, possèdent des magasins de vêtements et un magasin produits de denrées non périssables, en gros et en détail, à la Nouvelle-Orléans. Léon Godchaux achète la plantation Reserve après la guerre de Sécession. Les frères Godchaux rentrent de la New York à la Nouvelle Orléans. Léon se pourvoit d’une machine à coudre pour confectionner lui-même des vêtements pour homme. Les frères possèdent près de cent balles de coton en dépôt dans les petites villes de Woodville et Summit dans le Mississippi et subissent eux aussi des dommages : leur marchandise perd un tiers de sa valeur après la guerre de Sécession (3).Ensuite, les Lemann père et fils, Jacob et Bernard, d’origine bavaroise, mariés à des femmes françaises cajun et alsacienne, sont propriétaires de plantations de sucre et d’un magasin général à Donaldsonville, en Louisiane, avant-guerre. Les Lemann rentrent de Paris, après la guerre de Sécession. Ils achètent un nouveau magasin, exploitent les plantations anciennes dévastées et achètent de nouvelles terres.
Cette guerre défendait la terre, un système, des valeurs au cœur desquelles se trouvait l’esclavage.
Les archives des communautés juives, celles de La Nouvelle-Orléans, Gates of Prayer, fondée en 1850, de Touro Synagogue, en 1848, sont muettes sur ces questions tout comme celles de la communauté juive de Beth Or à Montgomery, Alabama, fondée en 1858. Ne sont pas notées non plus, la guerre de Sécession et ses conséquences. Montgomery est pourtant, en 1861, la capitale des États confédérés.
L’esclavage est mentionné comme une nécessité, un système dans lequel le migrant s’inscrit. L’immigrant juif est peut-être très choqué par les mauvais traitements, la chasse aux esclaves marrons. Mais il ne s’oppose pas à l’esclavage, voire l’adopte quand ses moyens financiers le lui permettent.
"L’esclavage", souligne l’historien spécialiste de la question des relations entre juifs et esclaves, William B. Korn, "était la fondation axiomatique du modèle social du vieux Sud. Les juifs voulaient s’adapter de quelque façon que cela soit à leur environnement.(4)"
D’une manière générale, la position des juifs vis-à-vis des Noirs dans le Sud est ambiguë. Les attitudes des juifs vis-à-vis du monde noir sont avant tout bienveillantes et paternalistes et largement dépendantes des préjugés de l’époque. Les juifs se sont conformés au système en place et ont possédé des esclaves ; ces esclaves étaient en majorité des domestiques ou ils étaient employés dans les petits magasins qu’ils possédaient : ils ne travaillaient pas dans les plantations (5).
D’autre part, les juifs formaient une part extrêmement minoritaire de la population. Ils constituaient un groupe vulnérable d’origine religieuse et de milieux très différents du monde qui les environnait même si la Louisiane représentait 25 à 40 % des juifs demeurant dans le Sud. La ville de la Nouvelle-Orléans comprenait autour de 8 000 juifs sur 168 675 habitants (en 1860). Leur arrivée ne modifia pas en profondeur les fondements de l’organisation sociale du Sud. Les migrants sont intéressés, avant tout à gagner leur vie, à obtenir la liberté de faire du commerce et à s’insérer dans leur nouvel environnement. Ils sont juifs sans être très pratiquants :
"Ils s’adaptent au modèle social et politique établi et maintenu par l’élite des planteurs du Sud et sont reconnaissants pour les avantages religieux et économiques qu’ils en retirent (6). Ces derniers retrouvent sur place des coreligionnaires séfarades et adoptent leurs rites (même lieu de culte en 1826 : synagogue Gates of Mercy) pour se séparer d’eux vingt ans plus tard. Ils ne font pas obstacle au mythe aristocratique du Sud. Les juifs séfarades présents, venus d’Espagne et du Portugal via l’Angleterre ou la Hollande puis des Caraïbes, forment la première génération de juifs implantés à la Nouvelle Orléans et dans le Sud, à la fin du 18ème siècle. Ils entretiennent tout particulièrement ce mythe. "Cette revendication leur permet, espèrent-ils [les séfarades] d’être acceptés parmi leurs pairs comme des "gentlemen du Sud" et peut ouvrir les portes à une tolérance religieuse et économique",
selon l’analyse de l’historien Abraham J. Peck qui a conduit une réflexion sur cette "institution particulière" (7).
A l’égard des Noirs des plantations, les colporteurs juifs arrivés pour la majorité d’entre eux durant les années 1840-1860, ne peuvent se revendiquer de ce mythe et ne manifestent pas d’ostracisme. Ces nouveaux venus demandaient l’autorisation au planteur de faire du commerce avec les esclaves après avoir vendu des marchandises au propriétaire des lieux. La population noire constituait, en effet, très fréquemment la clientèle des marchands ou des colporteurs juifs, grâce aux crédits octroyés, à la modicité des prix dans de nombreux commerces juifs et au bon accueil que les Noirs y recevaient. Les colporteurs juifs échangent alors sur les plantations de la mélasse, du coton et du sucre qu’ils revendront ensuite. De leur côté, les esclaves ont le droit, dans certains cas, de vendre leurs produits ou de faire du troc et cela, dans les années 1850.
En ce qui concerne le racisme et l’intolérance (appelés communément "bigotry") des Gentiles (les chrétiens) vis-à-vis des juifs, le commentaire d’un membre d’une famille franco-allemande, enracinée dans le Sud depuis quatre générations, est tout à fait explicite :
"Mon grand-père avait l’habitude de dire - explique Metz Kahn - : Tous les soirs, je prie pour les Noirs parce que s’il n’y avait pas de Noirs ils s’en prendraient aux juifs ; every night I pray for the Blacks because if there were not Blacks, they would be picking on Jews" (8).
Cette remarque grinçante dénonce indirectement mais clairement, le sectarisme qui régnait dans le Sud jusque dans les années 1960, tout comme elle dévoile la précarité du monde juif.
Du point de vue de la judéophobie, il faudrait aussi distinguer le temps d’avant la guerre de Sécession, période de relative tolérance, de la période de l’après-guerre dans laquelle les juifs du Sud deviennent les boucs-émissaires de la "cause perdue", ils sont alors accusés de posséder 90 % des entreprises commerciales, de faire du marché noir. On leur reproche d’avoir manifesté une absence de patriotisme et de ne pas s’être battus en première ligne (9). Plus tardivement, David Marx (1872-1962), premier rabbin libéral (1899-1950), à Atlanta (Georgie) et oncle de Metz Kahn, originaire de Mommenheim (Bas-Rhin), donne son opinion devant sa congrégation sur le sectarisme à l’égard du monde juif dans le Sud :
"Dans des exemples isolés, il n’y a pas de préjugés à l’égard du juif en tant qu’individu, mais il existe un préjugé répandu et très enraciné contre les juifs en tant que groupe." (10)
L'esclavage, quant à lui, prit fin au cours de la guerre de Sécession, lors de la proclamation de l'émancipation des esclaves, le 1er janvier 1863 :
"Toute personne tenue en servitude dans un Etat ou partie d'Etat en rébellion contre les États-Unis sera à partir de ce jour et pour toujours libre".
Le 13e amendement déclarant l'émancipation des esclaves fut votée par le Congrès le 31 janvier 1865 (11). Selon l’historien Claude Fohlen (12), l'accueil de la déclaration d’émancipation fut mitigé. Les planteurs de Louisiane, État libéré et occupé par les forces nordistes en 1862, avaient toujours eu la hantise des révoltes d'esclaves qui s’étaient répétées avant l’émancipation (13). Dans son journal, le 8 mai 1862, une jeune juive d'origine séfarade, Clara Salomon, résidant à La Nouvelle-Orléans s'exprime ainsi après que les prisons aient été ouvertes et que les Noirs en aient été libérés :
"Je redoute plus les Noirs que les Yankees, et un soulèvement est mon horreur permanente."
Cette réflexion traduit parfaitement la mentalité sudiste de cette époque. Dans leur autobiographie cependant, les migrants écrivent qu’ils n’ont jamais maltraité leurs esclaves, voire s’indignent des mauvais traitements que les nègres marrons subissent (14). Ces témoignages demeurent individuels et il est difficile de les confirmer ou de les infirmer.
Que disent les sources écrites ?
L’investigation conduite dans les archives de la Slave Collection, du Williams Center de l’Historic New Orleans Collection m’a permis de recenser, en 1850, trente propriétaires d’esclaves juifs qui possédaient 113 esclaves ; en 1860, quatre-vingt-seize propriétaires possèdent 225 esclaves, soit le double d’esclaves et deux tiers de plus de propriétaires entre ces dix années. Ces recensements indiquent aussi que peu de migrants juifs français ou allemands sont propriétaires de terres. Les propriétaires sont en majorité d’origine séfarade, installés dès la fin du 18ème siècle dans le Sud. Jacob Rader Marcus, historien du judaïsme américain, en travaillant sur cent vingt-neuf testaments de juifs du Sud, dénombre vingt-trois propriétaires qui ont à leur disposition des esclaves. Cela concerne un cinquième des testaments (16). Les juifs de Louisiane et d’Alabama sont pour la majorité d’entre eux, marchands, négociants en gros, employés de commerce ou colporteurs (17).
Dans la société esclavagiste du Sud, on rencontre les personnages tels que Judah Touro, philanthrope, négociant à l'importation, d'origine hollandaise ayant vécu à Rhode Island, armateur à La Nouvelle-Orléans. Judah Touro (18) est connu pour son aversion pour l'esclavage. Sa compagne mulâtre est son exécuteur testamentaire dit-on (19). Judah P. Benjamin d'origine anglaise, avocat marié à une créole française, futur secrétaire d'État de la Confédération, possédait cent quarante esclaves sur sa plantation de Bellechasse. Judah P. Benjamin, en tant qu'avocat, acceptait des affaires qui protégeaient ou allaient contre les intérêts des propriétaires d'esclaves. Il n'a jamais dit que les "nègres" étaient un groupe inférieur et que l'esclavage était ordonné par Dieu. Il critiquait les aspects les plus cruels de l'esclavage et ses excès. Politiquement, il était pragmatique mais se prononçait pour l'esclavage au Sénat. Pour autant, il soutenait l'idée que l'on pouvait libérer les esclaves qui désiraient se battre contre les Yankees. Dans son discours :
"Mes nègres m’ont dit : Maître, libérez-nous et nous combattrons pour vous, nous préférons combattre pour vous que pour les Yankees" (20).
Lors de ses réflexions sur l'amélioration de la fabrication du sucre de canne, Benjamin écrit que les machines modernes ne peuvent qu’être mises dans les mains d'une main-d’œuvre qualifiée blanche qui pourrait être employée pour obtenir des résultats satisfaisants. Il considère la main-d'œuvre noire comme inefficace. Ses positions sont ouvertement pro-esclavagistes. Il participait, comme un petit nombre de juifs, au processus d'exploitation : rattrapage de nègres marrons, punitions, ventes de propriétés dans lesquelles les esclaves étaient des marchandises qu'on pouvait hypothéquer.
Autre exemple de cette conformité aux modèles en vigueur dans le Sud : le notaire, Abel Dreyfus. Celui-ci originaire de Belfort est venu s'installer à La Nouvelle-Orléans en 1840. Sur la question de l’esclavage, ses descendants m’expliquent, au cours de nos entretiens, que les esclaves étaient trop chers et qu’on leur préférait des servantes irlandaises. Le registre des actes notariés de son étude indique néanmoins treize actes de vente d'esclaves passés en 1845. Plus, entre 1851 et 1852, quatorze actes de vente d'esclaves dont quatre en faveur des familles juives ont été conclus. Ce notable, très estimé dans la ville, participait, par ses activités notariales, à la société esclavagiste. Mais ni sa correspondance, ni la biographie de son fils, Félix Jonathan Dreyfus, n'évoquent cette "singulière institution."
Mark I. Greenberg, historien du judaïsme pour le Sud, reprend les mémoires de juifs américains. En possédant des esclaves, les juifs révèlent leur souhait de perpétrer les normes sudistes d'avant la guerre de Sécession. L’historien Robert Rosen, auteur d’un ouvrage sur les juifs confédérés, confirme en remarquant tout d’abord que la Louisiane était emblématique de l’assimilation et de l’acculturation des juifs dans le Sud d’avant-guerre :
"L’aristocratie du Sud, influencée par les anglicans, les épiscopaliens, les presbytériens, les méthodistes, était de tradition protestante et avait peu d’intérêt pour les juifs dans leur ensemble. Elle trouvait que leurs voisins étaient respectueux de la loi, instruits et cosmopolites, caractéristiques qu’elle appréciait."
Il souligne que certains d’entre eux, comme le père d’Oscar Straus, migrant d’origine allemande, étaient très versés dans la littérature biblique, et traduisaient chez eux, durant le dîner, des passages de la bible hébraïque pour des pasteurs locaux (21).
Les juifs n’étaient donc pas perçus comme une menace pour les modèles établis. Etre propriétaire d'esclaves contribuait à la solidification du statut des juifs (22). Si les juifs nés dans le Sud croyaient
"à l'apport "civilisationnel" de l'esclavage qui pouvait extraire les Noirs de la barbarie et développer la petite somme d'intellect dont ils étaient pourvus",
les immigrés juifs d'origine allemande avaient des positions plus ambivalentes : Oscar Solomon Straus, installé en Géorgie, s'exprime ainsi :
"Comme jeune garçon élevé dans le Sud, je ne me suis jamais interrogé sur le bien ou le mal de l'esclavage. J'ai considéré cette institution comme faisant partie de la plupart des traditions et des institutions" (23).
éshonorer faire commerce avec des Noirs car il restait du côté des Blancs. Dans les plantations, il était reçu sur un pied d’égalité avec les Blancs comme le remarque Lazarus Straus, originaire de Bavière et qui exerçait son négoce en Géorgie en 1852 (24).
Les juifs essayèrent d'améliorer les aspects les plus cruels de la ségrégation, mais ils manifestaient avant tout, leur attachement aux États qui les avaient accueillis. Le Rabbin David J. Goldberg qui a étudié le judaïsme, sur la longue durée, dans cinq États du Sud, commente dans son mémoire la position des juifs en ces termes :
"Ils souhaitaient avant tout être acceptés des autres et renouvelaient à chaque occasion leur fidélité à l'état confédéré sudiste (25)".
En ce qui concerne la famille de Léon Godchaux (1824-1899) surnommé King Sugar, son arrière-petite fille, Jane Godchaux-Emke a reconnu avec un certain courage que son ancêtre possédait des esclaves, après de longues années de dénégation de sa famille et de ses biographes.
"Lui et sa famille possédaient bien des esclaves à la Nouvelle-Orléans entre 1840-1850 (26). Ils étaient domestiques" (27).
En effet, Leon Godchaux arrivé en 1837 de Lorraine possède quatre esclaves : une jeune femme et trois enfants. Il n’est pas le seul. Estelle Godchaux de Riedseltz (Bas-Rhin) et son mari Gustav Bier, venant du Palatinat, joaillier à la Nouvelle Orléans, possèdent cinq esclaves en 1860.
Beaucoup de jeunes enfants, comme l’indique le témoignage d’Elisabeth Hart Workum née en 1839, ont des "nannies" (nounous ) qui jouent un rôle essentiel dans la famille :
"La personne dont je me souviens le plus nettement est ma "nanny". C’était une femme de couleur, âgée, bonne et qui a aidé à élever notre grande famille de dix enfants. Ce que Mamie disait était la règle"(28).
On le voit la "nanny" est complètement partie prenante de la vie familiale du Sud et se trouve au milieu de toutes les photos de famille (28). Les familles juives ont gardé leurs employés noirs sur plusieurs générations (29). Ces derniers suivent les familles juives dans leurs pérégrinations à Saint Louis ou en Californie, quitte à fuir une fois le voyage effectué. Mais beaucoup restèrent sur place ne sachant guère où aller, rémunérés ou contraints - souvent - d’adopter le dur statut de métayer.
Les familles juives migrantes ont intégré les comportements de leur pays d’installation mais leur engagement est mitigé vis à vis du système. Ils donnent à leurs esclaves leurs propres noms : Levi, Dreyfus, Kahn, les libèrent dans leurs testaments ou refusent qu’ils soient vendus.
La majorité des migrants juifs des deux rives du Rhin s’engage et se bat du côté des Conférés (30). Ces derniers considèrent que l’on veut les priver de leurs biens acquis légitimement. D’autre part, ils estiment qu’ils ont une dette à l’égard de cette terre qui les a accueillis. Ils se sont engagés parce qu’ils veulent défendre leurs familles, leurs plantations et le commerce qu’ils ont créés.
Très peu de familles ont refusé de se battre du côté des Confédérés en 1861. L’arrière-grand-père de Lucile Bennett, Salomon Hochtein, né en Alsace, s’engage à 36 ans dans l’armée, en Louisiane, dans les Home Guards (31).L’un des émigrés d’origine alsacienne, Isaac Hermann, né en 1838, arrivé à New York, en 1859, s’installe en Georgie, s’enrôle dans l’armée confédérée en 1862. Il écrit un ouvrage Mémoires d’un vétéran confédéré (1911). Il s’enrôle à la place de son ami, Mr Smith. Selon Sallie Monica Lang, sa biographe, il se présente à son officier en disant :
"Un Français souhaite combattre comme un Américain. Il reste en service durant toute la période de la guerre en faisant ce qui est digne d’honneur pour son pays adoptif".
Il est alors volontaire sans être citoyen américain. S. L. Benjamin originaire de Bouxwiller (Bas-Rhin), installé à Natchez (Mississippi), migrant français, est libéré de la Light Infantry à Port Gibson le 5 avril 1863. Il est enrôlé dans l’armée de Natchez, un an plus tard, le 19 septembre 1864.
L’ensemble des confédérés devront prêter serment de fidélité à l’Union à la fin de la Guerre. L’attitude d’un grand nombre de juifs apparaît beaucoup moins enthousiaste.
Au début de la guerre, Philip Sartorius originaire de Germersheim (Palatinat) fait état, dans ses mémoires, de l’état piteux des bateaux sudistes, de l’absence de préparation de l’armée et de l’obligation en tant que soldat, de payer l’ensemble de ses fournitures. Il fait partie d’un régiment de cavalerie qui doit tout fournir, costumes, chevaux et nourriture (32).
L’engagement vis-à-vis de la Confédération varie non seulement dans les États mais également à l’intérieur des familles A Charleston, dans la congrégation Beth Elohim, le révérend Gustav Poznanski délivre, en mars 1841, un sermon comprenant les premières marques d’allégeance juive à la cause du Sud :
"La synagogue est notre temple. Cette ville est notre “ Jérusalem ”, cette terre heureuse, notre Palestine et comme nos pères ont défendu au prix de leur vie, ce temple, cette ville et cette terre, ainsi le feront nos fils …".La loyauté s’exprime d’abord clairement à l’égard de la terre où l’on vit avant d’être une fidélité aux idéaux politiques des confédérés (33).
A Atlanta, la cinquantaine de juifs d’origine allemande et d’Europe de l’Est qui y résidaient étaient divisés quant à la réponse à apporter à la guerre. Quelques-uns combattirent pour l’indépendance du Sud, d’autres, pour des raisons diverses, refusèrent. Certains fournirent des équipements pour la guerre et d’autres s’enrôlèrent dans les compagnies d’infanterie (34).
’exemple de la famille Weil (marchands de coton et exportateur) originaire d’Otterstadt en Palatinat-Bavarois qui s’occupe de l’égrenage du coton à Opelika, puis à Montgomery (Alabama). Jake demeurant à Montgomery écrit à son frère Josiah Weil, à Munich, le 16 mai 1861, en des termes très mesurés. Cette lettre constitue un témoignage de la diversité des positions à l’égard de l’esclavage et de la guerre. Elle pose aussi des valeurs morales et rappelle les interdits bibliques qui se trouvent dans le chapitre de l’Exode de la Bible que se doivent de respecter les familles juives : aucun homme n’a le droit de posséder d’autres hommes sur une longue durée. En tout cas, selon le Deutéronome (15:13-15), tout juif doit les libérer au bout de six ans : les premiers versets de la section Michpatim (commandements) statuent que la durée maximale de l’esclavage d’un hébreu est de six années et qu’il recouvrira "automatiquement" - c’est-à-dire sans avoir à être racheté ou avoir à payer quoique ce soit à son "maître" -. Le maître doit le nourrir correctement et ne pas l’obliger à des tâches avilissantes et lorsqu’il le libère, il doit lui donner de quoi subvenir à ses propres besoins (35).
Ces principes sont énoncés dans la lettre du pionnier Jake Weil :
"Mon cher frère Josiah,Mais déjà il émet les réserves, comme d’autres :
Cela sera la dernière lettre que je vous écrirai pour longtemps, parce qu’une fois encore je prends les armes pour servir mon pays. Ma mission depuis la guerre du Mexique dans le 4e d’Alabama a été renouvelée et maintenant, je suis en tant que lieutenant dans l’armée des Confédérés d’Amérique. J’ai été affecté à la Home Guard (la Garde civile) et notre mission est de protéger la ville."
"J’ai assisté à l’inauguration du Président Davis depuis la terrasse du Capitole à quelques mètres de lui. Il a délivré un discours passionné. Je le trouve à la fois un homme imposant et impressionnant mais j’ai peur qu’il n’ait pas suffisamment de cœur au ventre, ni la compréhension pour conduire le conflit qui va suivre. Mes amis Lehmann et Durr (36) me disent peu sage de m’impliquer dans cela. Tu connais mes sentiments.
Nous avons libéré nos esclaves aussitôt qu’il y a eu assez de colons à qui on a pu donner en bail nos terres. En vérité aucun homme n’a le droit d’en posséder un autre. Mais un homme n’a pas le droit de vendre la propriété d’un autre et après qu’il en ait amorcé le processus, clamer que le vendeur est le l’image du mal et qu’il doit exproprier ses terres. Yancey et les autres mangeurs de feu, je ne suis pas pour eux, non plus (37). Dans ce conflit, il n’y a pas de place pour un homme raisonnable.
Des deux maux, je choisis celui que je connais le mieux. Cette terre a été bonne pour nous tous. On ne doit pas nous priver des droits de propriété, sans transgresser la loi que notre constitution nous a garantie. Je dois défendre cette terre jusqu’au dernier souffle et jusqu’à mon dernier denier, afin d’agir en faveur ce en quoi je crois.
Notre frère Henry a pris une position plus modérée. Il a acheté des actions de la confédération comme je l’ai fait, mais c’est tout. Je pense que cela va ne sera d’aucune utilité quoiqu’en dise notre attorney. Monsieur Benjamin a accepté un poste dans le cabinet de Mr Davis et les croit sures. Monsieur Benjamin souhaite se rappeler à votre bon souvenir. Henry n’a pas rejoint le groupe des anti-sécessionnistes mais je crois que ses sympathies se portent de ce côté-là. Il pense que nous devrions continuer le combat au Congrès. Quand les opinions sont enflammées il n’y a aucune raison de le faire …"
Signé
Votre petit frère
Jake
Un autre exemple vient confirmer cette lucidité critique envers le gouvernement de la Confédération. Dans ses mémoires écrits en 1910, Philip Sartorius originaire de Gemersheim, Palatinat, décrit le processus de la s écession et en fait un commentaire rétrospectif :
"Le gouverneur a convoqué le Congrès et à la suite ils (les membres du Congrès) ont convoqué une convention constitutionnelle et les États ont fait sécession".Il remarque ensuite qu’
"un grand nombre de citoyens riches et éminents se sont opposés à la Sécession, en décrivant de manière imagée la ruine qui allait en résulter. Leur description fut presque prophétique (38)".
Existe-t-il une spécificité de la position des familles juives dans leur relation avec les fédéraux ? Il semble, selon des mémoires de migrants, que des cas singuliers de protection de familles juives aient pu avoir lieu, même si les familles juives n’ont pas été, en général, davantage épargnées que les autres. Le récit qui suit garde néanmoins valeur, à titre individuel :
"(…) Des escouades de fédéraux sont venues près de notre maison mais n’y sont jamais rentrées à l’opposé de celle de nos voisins qui a souffert de leurs déprédations. Les soldats ont volé aux femmes leurs bijoux, enflammé leurs maisons en détruisant tout ce qu’il ne pouvait pas emporter avec eux. Mais notre surprise fut le traitement différent qui nous fut accordé. On nous a dit que les nègres avaient dit combien nous avions été bons pour eux ; nous étions de grande assistance quand ils étaient malades. Ils cherchaient notre protection et craignaient aussi bien les Yankees que les Rebelles (39)"
L’engagement nuancé des migrants juifs que nous venons de mettre en valeur peut se mesurer à l’aune des lettres retrouvées dans American Jewish Archives de Cincinnati, comme à l’aune des mémoires de vétérans :
Philip Sartorius afin de pouvoir rejoindre Saint Louis et quitter sa plantation à Millikens Bend (Mississippi) jure fidélité à l’Union en 1863, serment obligatoire, qui constitue un véritable shibboleth, pour rejoindre le Nord. On l’appelle le "Serment d’amnistie" (Amnesty Oath). Il s’engage "à défendre la constitution des États-Unis, l’union des États, à soutenir les lois et la proclamation édictée durant la rébellion en référence à l’émancipation des esclaves" (Serment du 14 Août 1865).
Cette renonciation à la "cause" et ce départ, à la suite des nombreux combats du confédéré, est le résultat d’une logique de survie économique ou familiale. Philip Sartorius a créé une fabrique de cigares avec un partenaire à Saint Louis, puis il revient à Millikens Bend (près de Vicksburg) après la guerre tout comme les Lemann et les Godchaux de la Nouvelle-Orléans. Mais, ils devront tout recommencer. Le plus souvent, leur comportement correspond plus à une stratégie de survie qu’à un véritable ralliement.
Cependant certains juifs refusent de prononcer le serment d’allégeance à l’Union. C’est le cas de Felix Dreyfous. Le jeune garçon, à l’âge de sept ans, quitte l’enseignement public pour s’inscrire dans les écoles privées françaises.
Parallèlement si la majorité des familles ne quittent pas le Sud ou si une minorité s’est exilée, quelques familles migrantes rentrent en Europe après la guerre de Sécession : la guerre a entraîné la ruine du marchand Henry Aaron Hirsch (1829-1911), la destruction de ses plantations à Hazelhurst (Géorgie) et le retour à Ingwiller où le pionnier reprend l’usine familiale de draps (40).
"Je serais content de quitter ce pays si je pouvais acquérir un revenu me permettant de vivre de manière indépendante en France. Je suis dégoûté des États-Unis ; ses activités politiques aussi bien que commerciales sont dans le plus grand désordre. Et la chaleur en Louisiane me semble de plus en plus insupportable année après année. Je n’entreprendrai pas de vous donner un aperçu de notre situation ; on doit là-bas comprendre ces choses-là."
La guerre entre les États a été perçue comme humiliante sur le plan politique- prêter serment à l’Union - et dévastatrice sur le plan économique.
Les dégâts économiques des familles établies dans le Sud entre 1840 1850 ont été considérables. Selon le témoignage de Metz Kahn, arrière petit fils d’Elias et Fanny Strauss, de Mommenheim, la ville de Jackson fut brûlée par Sherman et Grant. Elle fut appelée Chimneyville. Les bâtiments perdus comprenaient aussi l’entrepôt de coton des frères Bloom arrivés de Billigheim dans les années 1840.
Jacob, un des frères Bloom, avait nommé son fils du nom du président de la confédération "Jefferson Davis" Bloom. Le général confédéré, Joseph Eggleston Johnston est remplacé par Robert E. Lee. : "Le vaincu a été réprimandé pour ses pauvres résultats obtenus dans la défense de Jackson".
La fidélité collective à la Confédération demeure.
La tragédie de la bataille de Vicksburg du 4 juillet a été l’objet de deuil à Jackson. Jusqu’en 1940, la fête de l’indépendance du 4 juillet n’a pas été célébrée (41). Félix J. Dreyfus, 1857-1946 (fils d’Abel Dreyfous, 1815-1891) marque son hostilité au ralliement à l’Union. Il refuse de chanter le Star Spangled Banner comme preuve de loyauté au gouvernement fédéré en 1862 alors que la ville de la Nouvelle-Orléans est envahie par les troupes de l’Union du général Butler. Sa loyauté demeure à la Confédération (42). Autre exemple : Elias Bloom a dû prêter serment d’allégeance aux États-Unis, en 1865. Habitant à Jackson avant la guerre de Sécession, Elias Bloom, le beau père de Lazare Kahn, doit jurer fidélité à la constitution des U. S. d’Amérique, le 25 mai 1865 : "Je jure solennellement en présence de Dieu tout puissant que je soutiendrai, protégerai et défendrai la constitution des États-Unis."
Il est aussi demandé réparation à l’Union pour les dommages causés. Cette requête est allée au Congrès à trois reprises mais en 1914, mais elle fut considérée comme une cause perdue (43).
La mémoire des événements reste inscrite mais l’on n’en parle pas aux plus proches. Bien des années plus tard, trente-trois ans après les événements vécus, Philip Sartorius, dans sa correspondance, raconte à sa fille, la bataille de Jackson et sa participation (44) :
"Je vais répondre à ta requête à savoir à quelle armée j’ai appartenu durant la guerre de Rébellion. Tu peux dire à tes amis que j’ai appartenu à l’armée sudiste ou rebelle. Je n’ai jamais beaucoup parlé de cette partie de ma vie pleine d’événements, en partie parce qu’il n’y a pas eu d’agréable souvenirs en relation avec cela et en partie toi ou tout autre ne m’aviez montré aucun intérêt à cette histoire, néanmoins la plupart des événements de cette époque me sont restés en mémoire. Cela fait 33 ans à peu près. Notre commandement campait près de dix miles à l’est de Vicksburg sur la Rivière noire, quand une nuit, nous avons été réveillés par la plus horrible des canonnades jamais entendues, et elle a duré presque dix minutes. Nous étions tous habillés et nous sommes allés aussi vite que possible ne sachant pas ce qui pouvait arriver quand peu après, on nous a ordonné de marcher en double file .Nous sommes arrivés à Vicksburg tôt et avons traversé la ville. La ville me rappelait celle d’Haigerloch bâtie sur des collines. Nous ne nous sommes pas arrêtés dans la ville, mais sommes descendus vers le Mississippi vers la rivière noire à peu près à 20 miles de Vicksburg. La canonnade venait des batteries de Vicksburg pour arrêter l’armée fédérale ou la flotte de transports des États-Unis et de bateaux à canons afin de les empêcher de dépasser Vicksburg et de descendre le Mississippi. Les Confédérés furent trop lents et la flotte fédérée sous le commandement du Général Grant dépassa presque sans mal la ville et cela scella le sort de Vicksburg. Peu de jours après, Grant, stationné le long du Mississippi, prenait Vicksburg à rebours avec son armée. Il l’a affamée jusqu’à ce qu’elle se rende, en capturant 20 000 hommes Avant cela, il y avait eu la bataille de Baken Court non loin de Vicksburg où la plupart du Régiment 4, ton père y compris, a été capturé et fait prisonnier six mois. Voici la part que j’ai prise à la campagne de Vicksburg.
Je pourrais presque écrire un livre sur toutes les conséquences mais c’est assez pour cette fois"….
Enfin le constat de la situation du Sud à Selma, Alabama, en avril 1872 que fait Lazard Kahn, migrant d’Ingwiller (Bas-Rhin), qui possède un magasin de poêle à charbon en partenariat avec Meiss, (son beau-frère) est alarmant. Il est prêt à fermer son entreprise parce qu’il n’y a plus de capital et investissement en réserve. Il analyse des difficultés du Sud ainsi :
"…La raison principale réside dans le fait que les gens du sud Blancs ou Noirs sont trop paresseux pour travailler (ils ne produisent pas autant qu’ils le pourraient). D’abord il y a ceux qui ont admis les résultats de la dernière guerre et qui se sont remis énergiquement au travail et ont maintenant acquis une fortune suffisante. Les seconds sont ceux qui, après la guerre, ont été privés de leurs esclaves et n’ont jamais regardé l’avenir en face et insistent ou déclarent leur impossibilité de travailler ou de diriger une main-d’oeuvre libre. Ils sont endettés chaque année de plus en plus auprès des marchands commissionnaires et cette classe excède actuellement en nombre et ainsi je ne vois pas comment on peut éviter la ruine complète dans l’espace de deux ou trois ans…" (45).
Lazard Kahn quitte alors Selma, Alabama (dans les années 1880) pour poursuivre et développer une manufacture de poêles à Hamilton, Ohio qui rayonnera dans l’ensemble des États-Unis.
Cette lettre demanderait une analyse sur les incidences de la disparition de l’esclavage dans le Sud : l’effondrement de l’ordre d’une société blanche pour faire place à l’émergence d’une société moderne et industrielle dans laquelle les planteurs peuvent difficilement maintenir leur situation antérieure. Se combinent le mouvement populiste xénophobe, la démagogie des politiciens et la situation de détresse économique des blancs pauvres qui n’exercent aucun pouvoir.
Les récits évoqués racontent le parcours de migrants venant de France et d’Allemagne qui sont confrontés à la guerre dans leur nouveau pays. Qu’ils se soient majoritairement engagés pour défendre la cause des Blancs pourrait être une surprise. Ces migrants juifs en respectant les valeurs du Sud allaient à l’encontre des valeurs du judaïsme qui interdisent la possession d’esclaves sur la longue durée. Une autre règle biblique peut être opposée à la précédente : celle de l’adoption de la loi du pays d’accueil.
Les lettres et mémoires retrouvés lors de ma recherche valent pour leur authenticité et la singularité de leur témoignage. Ces documents très mesurés, voire critiques vis à vis de la guerre de Sécession doivent être situés et remis dans le contexte des pressions sociales contradictoires de l’époque et des passions générées par ce conflit.
Pourtant ces migrants venus de France et d’Allemagne du Sud n’éprouvent aucune fierté des faits accomplis mais plutôt de la gêne. Leur cause a été perdue et leur mémoire n’est pas honteuse mais silencieuse. Leur position d’intermédiaire dans le négoce, leur érudition et leur dispersion dans le paysage du Sud leur a permis d’être tolérés par une société sudiste sectaire qui a donné jusqu’aux années 1960, la priorité aux Blancs enracinés depuis plusieurs générations.
Il a fallu plus de trente ans à certains d’entre eux pour transmettre leur expérience de confédéré à leurs enfants tant le poids de la défaite a été lourd. Malgré leurs réserves vis-à-vis du système esclavagiste, ils l’ont adopté en le rendant moins contraignant. Ils sont restés loyaux à leur pays d’accueil et ils n’ont accompli que leur devoir de patriote en s’engageant dans la guerre de Sécession, qu’ils soient demeurés français, allemands ou devenus américains. Mais sont-ils devenus eux-mêmes des aristocrates du Sud ? Jane Godchaux Emke, arrière petite-fille de l’industriel Léon Godchaux émet les réserves suivantes :
"J'ai pleinement conscience que j’ai été exclue de certains clubs et organisations simplement parce que je suis juive. Je suis consciente des préjugés' (46).Aristocratie peut-être pour les plus fortunés d’entre eux mais nettement séparée socialement du monde chrétien.