Le poste de rabbin de Brumath était vacant. Après les sermons de concours des candidats qui eurent lieu le 1er novembre 1891 en présence du Consistoire, E. Weill est proposé par cette communauté. Mais le Consistoire qui avait déclaré la place vacante et fixé les conditions de vote, refuse cette proposition.
Sous prétexte de raison d’ancienneté, Isidore Dreyfus, rabbin de Fegersheim, un peu plus âgé, est appelé à Brumath, et E. Weill obtint le poste de rabbin de Fegersheim avec Benfeld et Erstein (4).
A cette époque, Fegersheim et Benfeld étaient des communautés importantes de 300 âmes juives chacune. L’une comme l’autre possédait une école primaire juive où le jeune rabbin pouvait développer sa propre activité pédagogique à côté du maître juif.
Déjà il cherchait des élèves avec lesquels il pourrait lernen, étudier, et qui voudraient plus tard se destiner au rabbinat. Le rabbin Arthur Weil, actuellement retraité à Bâle, m’a raconté ce qui suit de cette époque :
"A l’âge de 13 ans (le rabbin A. Weil est né en 1880), je passais six mois à Fegersheim chez E. Weill parce que mes parents voulaient faire de moi un rabbin. E. Weill n’étant pas encore marié, je pris pension dans la même famille que lui. Chaque jour il me faisait travailler selon une méthode adaptée à mon âge. Je devais lire toute la Sidra dans le Tikoun pour m’habituer aux textes sans points ni voyelles. Grâce à E. Weill, je fis ma première excursion dans la montagne, moi qui ne connaissais que la plaine. Il partait avec moi à pied d'Obernai au Hohwald (18 km.) sous une pluie battante. Depuis ce temps, je ne peux me représenter le Hohwald autrement que sous la pluie. Par ailleurs, je n’étudiais pas toujours la journée entière. Parfois avec une fronde, je tirais sur les oiseaux de notre jardin. On se plaignit à ce sujet chez le rabbin en disant : "Le jeune homme de chez vous tire sur les oiseaux; cela est-il permis ? " E. Weill répondit : "A lui, la chose est permise, car il n’est pas capable de viser correctement." |
En 1897, E.Weill fut nommé à Bouxwiller. Le collège de cette ville était fréquenté par de nombreux élèves juifs des environs ; de sorte que son champ d’action en tant que professeur s’élargissait de façon extraordinaire. Deux ans plus tard, par suite de la fermeture de l’Ecole rabbinique de Colmar, les élèves se groupaient autour de lui. Voici les candidats-rabbins qui furent ses élèves :
" De mon vénéré Maître, il me reste l’exemple de son ardeur religieuse, de sa grande compréhension des hommes, de son désintéressement, de sa sincérité et de sa franchise." |
De la même façon s’exprime Lucien Dreyfus dans l’Univers Israélite (5) :
" C’est dans cette modeste localité (Bouxwiller) qu’il a réalisé son oeuvre qui constitue un précepte religieux et pour laquelle il était incomparablement préparé : former beaucoup d’élèves. A tous, même au plus humble, il a su inspirer quelque chose de son enthousiasme, de sa foi ardente dans l’éternité du judaïsme. Tous ses élèves ne sont pas devenus rabbins, heureusement, et ceux qui le sont devenus, ne partagent pas toujours ses idées rigoureusement traditionalistes. Mais pas un ne doute qu’il ne doive le meilleur de sa vie morale à l’enseignement fécond de ce maître." |
Ecoutons encore la voix d’un élève du Lycée de Colmar où E. Weill fut nommé en 1919 :
"C’est à la fin de 1919, un an après le retour de l’Alsace à la France, que j’avais vu pour la première fois au nouveau lycée français de Colmar, mon professeur de religion, le grand-rabbin Ernest Weill. Mes camarades et moi venions au sortir de la guerre de 1914-18 de célébrer notre "Bar-Mitzwah". Nos connaissances en hébreu et en matières juives étaient minimes, et déjà nous étions pris dans l’engrenage d’un programme scolaire chargé : il fallait avant tout apprendre le français, nous adapter aux méthodes françaises. Nous étions débordants d’un enthousiasme juvénile, mais les matières considérées comme secondaires - dont l’instruction religieuse - passaient au second plan. Rompant délibérément avec la routine à laquelle nous étions habitués, le grand rabbin nous faisait des cours - non des cours magistraux qu’il fallait noter ou résumer. Mais il traitait surtout sur le ton familier de la conversation les phénomènes essentiels de la vie juive. Quelque chose de chaud et de vibrant se dégageait de ces leçons. Le grand rabbin essayait de nous faire comprendre que la religion juive est une religion que l’on vit. Ceux d’entre nous qui, chez eux, observaient avec plus ou moins de rigueur les pratiques religieuses, pouvaient comprendre, par les explications vivantes du maître, l’importance de ces pratiques, leur signification et leur efficacité; elles n’étaient plus pour eux vides de sens. Ceux au contraire qui observaient peu, pouvaient entrevoir les multiples aspects de la vie juive, ses beautés, la nécessité de la stricte observance en vue de la sanctification de l’être humain, en vue du perfectionnement de son comportement moral. Les explications d’E. Weill étaient toujours rationnelles et à la portée d’enfants au seuil de l’adolescence; il provoquait des questions, acceptait volontiers les objections les plus audacieuses et n’était jamais à court d’arguments. Souvent j’eus l’impression, en l’écoutant, de suivre la démonstration d’un théorème de mathématiques ! Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, cet homme d’aspect imposant ne nous faisait pas peur. Je l’ai connu personnellement très - à mon gré, trop - indulgent. Les cours du lycée constituaient d’ailleurs pour lui surtout un terrain de recrutement des jeunes qu’il jugeait accessibles à ses idées religieuses. C’est le contact individuel qu’il recherchait; au cours de promenades, d’excursions, de conversations, il ne manquait jamais l’occasion pour donner des conseils, touchant parfois des questions délicates pour tout adolescent et montrant que la vie religieuse et la vie tout court forment un tout indissoluble. Il s’intéressait aux études profanes de ses élèves, et ses connaissances dans tous les domaines nous étonnaient. Tout jeunes que nous étions, nous sentions, grâce à lui, que la religion juive s’intégrait parfaitement dans le courant de la science moderne. Fait remarquable, c’est le grand rabbin plus que mes maîtres du lycée qui, au cours de mes années du bachot, a souvent éveillé mon intérêt pour nombre de questions scientifiques et philosophiques. Il aimait citer Bergson et Einstein et essayait de vulgariser à notre usage certaines notions philosophiques relatives au temps, au mouvement, etc." |
C’est ainsi que le grand..rabbin E. Weill a façonné notre jeune esprit, donnant plutôt une impulsion qu’une formation technique, préférant à une étude minutieuse la stimulation de l’intérêt, Il nous a inculqué de façon durable des principes solides, il nous a montré le sens profond de la doctrine juive, nous indiquant ainsi, en vertu du principe du libre arbitre, qu’il citait souvent, la voie à suivre pour choisir la vie, le bien, la bénédiction.
Nous avons déjà dit que E. Weill avait été nominé rabbin à Bouxwiller en 1897. A Rosh-Hodesh Nissan 5653 (18 mars 1893) il avait épousé sa cousine Clémentine Weil, née à Blotzheim (Haut-Rhin) avec qui il mena une vie familiale des plus heureuses pendant plus de cinquante ans. De cette union sont nés quatre enfants : Mme Sarah Rothschild, personnalité bien connue à Zurich, Mme Lucie Samuel, veuve d’un juge qui exerçait autrefois à Bitche (Moselle), et deux fils, les docteurs Elie et Joseph Weill, de Strasbourg; le dernier, président actif du Consistoire israélite du Bas-Rhin.
Ses fonctions de rabbin à Fegersheim et à Bouxwiller laissèrent à E. Weill le loisir "d’étudier et d’enseigner" ; il sut en profiter sagement.
Une volonté de fer, une puissance de travail peu commune, une mémoire des plus extraordinaires, un ardent amour pour l'étude ont fait de lui pendant son séjour à Bouxwiller un maître de savoir talmudique dont on trouvait difficilement l'égal dans l'Europe de l'Ouest. Les "grands savants" de l'Est reconnaissaient en lui un de leurs pairs. Le Grand Rabbin Schapiro de Lublin zatza"l ne manquait pas d'exprimer son agréable surprise d'avoir rencontré à l'extrémité de l'Europe de l'Ouest un rabbin d'une telle envergure, possédant une si grande connaissance talmudique et un pareil esprit de sacrifice pour Torah et l'Emouna (la foi) (7).
La "mer du Talmud" était en effet pour lui un lac à la navigation facile ; il en connaissait les profondeurs et les récifs il ne s’y perdait jamais.
page précédente | - | page suivante |