Jusqu’en 1910, nous ne connaissons aucun écrit d’E. Weill, si ce n’est sa thèse de Doctorat. Il est alors assez surprenant de voir un homme qui, pendant quarante-cinq ans, n’eut aucune activité littéraire, se révéler journaliste adroit d’un jour à l’autre. S’il se met à écrire, ce n’est pas la gloire d’auteur qui l’attire, mais le devoir qui l’appelle, et chaque fois que le devoir l’appelle, il est prêt à répondre "Hinêni" : "me voici".
En Alsace, à Guebwiller, Haut-Rhin, exactement, paraissait depuis quelques années un journal de gauche libérale, qui avait trouvé une large diffusion, car il était l’unique journal local juif. Sa parution hebdomadaire était un danger pour le judaïsme traditionnel qui ne disposait d’aucun organe pour exprimer ses tendances. Le ton du journal marquait un tel mépris de la tradition et de ses représentants que même les plus " modérés" parmi nous avaient pensé à la nécessité de se défendre. E. Weill hésitait cependant ; non pas qu’il n’avait pas le courage d’exprimer ses opinions, mais parce qu’il avait craint que les difficultés matérielles ne portassent un dommage moral à la bonne cause.
Au début de l’année 1910, il y eut des pourparlers avec le Rabbin Jakob Rosenheim de Francfort-s-Mein (l’actuel président de l’Agoudath Israël en Eretz) qui séjournait alors à Strasbourg, au sujet de la création d’une revue alsacienne de tendance traditionaliste. Rosenheim aurait pu accorder un soutien financier important, mais il posait des conditions morales, religieuses et politiques qu’E. Weill jugea inacceptables. Car, tout en comprenant le point de vue de Francfort, il voyait en le faisant sien une atteinte à son indépendance spirituelle qu’il voulait entière et à laquelle il attachait un très haut prix. Les pourparlers n’eurent pas de suite, et de ce fait la situation ne s’était guère améliorée. La solution vint d’ailleurs.
En Bavière, le Rabbin d’Ansbach, le Dr. Pinchas Kohn, connaissait des soucis semblables aux nôtres. Là, on avait projeté une nouvelle constitution cultuelle qui lui apparaissait comme un danger pour le judaïsme traditionnel. Der Israëlit et naturellement la Revue de Guebwiller étaient ses adversaires. Il cherchait alors des alliés; c’est ainsi qu’un accord fut conclu entre les deux anciens élèves du Dr. Hildesheimer. Pinchas Kohn garantissait la moitié des frais de mise en route, l’autre moitié revenant à E. Weill et à ses amis d’Alsace. L’un disposait librement de l’Alsace-Lorraine, l’autre de la Bavière. Chacun des contractants pouvant choisir ses collaborateurs, E. Weill s’associa Armand Bloch, Camille Bloch, Joseph Bloch, Moïse Debré, Henri Dreyfuss, Max Gugenheim, SH. et Salomon Schüler, Emile Schwarz, Arthur Weil et Joseph Zivi, ceux-là mêmes, à peu d’exceptions près, qui s’étaient chargés des questions financières.
Au début, P. Kohn n’avait que le rabbin Mannes à ses côtés ; d’autres se joignirent plus tard à lui.
La collaboration était obligatoire et gratuite. L’article de fond devait être essentiellement de caractère religieux et traiter si possible de la Sidra. La rédaction de cet article était distribuée bien des semaines à l’avance. Chacun devait et voulait apporter son meilleur travail en même temps que chacun acceptait de se vouer à propager le nouveau journal.
Malgré tous ces efforts, les débuts furent très difficiles. La feuille concurrente avait plusieurs années d’avance sur nous. Le prix d’abonnement de 3 marks était trop bon marché surtout qu’à ce prix, on donnait un calendrier mural en plus. La partie publicitaire était une affaire épineuse qui rapportait peu. Cependant grâce aux efforts et aux relations d’E. Weill on trouvait toujours des mécènes pour équilibrer le budget. C’est ainsi qu’on avait remédié à un besoin longtemps ressenti et créé une oeuvre qui, soutenue par des idéalistes, n’était destinée qu’à avoir d’heureux effets.
Le samedi, 17 octobre 1910, le facteur portait dans chaque foyer juif d’Alsace et de Lorraine le premier numéro de la nouvelle publication appelée Das Jüdische Blatt . La semaine suivante paraissait le deuxième numéro ; l’abonnement partait du 1er octobre. Imprimée en premier lieu à Ansbach, elle le fut à Strasbourg à partir du 17 juillet 1911. Le Dr. P. Kohn et le Dr. E. Weill signèrent en commun comme rédacteurs en chef.
Les exemplaires destinés à l’Alsace-Lorraine portaient le nom de Strasbourg comme lieu de rédaction ; les autres celui d’Ansbach. Un supplément français qui paraissait d’abord séparé, fut incorporé plus tard à la Revue. Le Commandant Lipman, Alexandre Klein et Fernand Weill s’occupaient spécialement de ce supplément.
Le premier article de fond intitulé : Ce que nous voulons mériterait d’être cité en entier parce qu’il reflète les idées, le but et la méthode des auteurs qui étaient animés d’une pensée noble et émouvante. Nous en donnerons du moins les passages essentiels. Du reste, cette revue est aujourd’hui introuvable, sinon dans quelques grandes bibliothèques :
"Ce que
nous voulons", peut se résumer dans la phrase suivante : nous voulons
enseigner, conserver et répandre le vieux judaïsme traditionnel. Et pour cela
nous voulons employer le moyen le plus moderne : la Presse.
"Ce n’est pas l’ambition qui nous fait saisir la plume. Dieu sait combien nous aurions préféré ne pas nous atteler à une besogne aussi difficile Si nous descendons dans l’arène, c’est que le devoir nous appelle; le devoir de mettre nos faibles forces au service du judaïsme à un moment critique. "Fermes dans les principes, doux dans la forme, nous nous efforcerons de gagner des adhérents à la doctrine juive et de les fortifier dans leurs positions. Nous nous laissons guider par l’amour. Nous éviterons tout ce qui est personnel, et nous servirons avec le plus complet désintéressement la cause sacrée; nous voulons rester fidèles au serment de nos ancêtres au Sinaï. Nous voulons en toute conscience nous rattacher à la chaîne de la Tradition orale que nos pères nous ont transmise, et perpétuer les traditions du judaïsme alsacien. "Si, un moment, certaines parties de notre cher héritage se sont dissipées, nous pouvons cependant constater et le dire que la Réforme radicale qui a prospéré en Allemagne, n’a pas trouvé, dans son ensemble, un terrain favorable sur notre sol. "Nous voulons diriger notre attention sur l’ensemble de notre judaïsme, maintenir et élargir nos institutions religieuses dans le sens de notre Sainte Torah, grâce à l’effort commun de tous nos coreligionnaires. Mais notre journal s’intéressera, en grande partie, à la situation du judaïsme alsacien. "Nous aurons à coeur d’allier à la noblesse et au sérieux de la pensée, une expression simple et populaire. Nous nous sommes assuré le concours d’un certain nombre de collaborateurs alsaciens, conscients de la tâche; aussi bien considérons-nous comme justifié notre espoir de sortir un journal riche et varié où chacun pourra puiser un sujet de lecture, d’information et de réflexion... " |
Ainsi pendant quatre années Das Jüdische Blatt (Journal juif), fidèle à sa promesse et ses principes, a été envoyé à nos familles. Chaque vendredi il était attendu, avec une certaine impatience, aussi par la jeunesse à laquelle une rubrique était réservée. Les articles de fond écrits avec simplicité, mais non sans une certaine recherche littéraire, mériteraient d’être lus de nos jours encore.
La verve poétique d’un Pinchas Kohn, la chaude ardeur d’un Ernest Weill, le ton mesuré du penseur Emile Schwarz, le style sarcastique d’un Moïse Debré, le genre particulier de chacun des collaborateurs donnait au journal une couleur chatoyante. E. Weill écrivait sur des sujets d’actualité : Constitution du Consistoire, Alliance Israélite, Judaïsme libéral, Défense de la Foi. P. Kohn, par ses spirituelles Lettres de la campagne, écrites par un soi-disant Parness, ne manquait pas de désarmer ses adversaires. Par delà les frontières d’Alsace-Lorraine et de la Bavière, le journal trouva petit à petit des lecteurs (8).
Vint hélas la guerre de 1914, et tout sombra. En même temps que Das Jüdische Blatt,son confrère extrémiste cessa de paraître. Notre dernier numéro portait la date du 31 juillet 1914, 8 Ab 5674. Avec un pressentiment plein de mélancolie, E. Weill écrit au sujet de la situation :
"Que les pères et les mères des peuples puissants et civilisés prient pour que le Seigneur qui tient dans sa main le coeur des dirigeants, leur inspire à tous des sentiments de paix." |
Est-ce un hasard que le premier article de fond en septembre 1910 donnait une description de guerre née de sa plume et nous touchant comme une vision étonnante de ce qui arriverait plus tard ?
" Un individu
compte-t-il, lorsqu’il s’agit de milliers de vies humaines ?
"La conception des peuples de l’époque ancienne transmise à la nôtre est pour nous un fait normal. Ainsi nous sommes habitués que la guerre brise les liens les plus sacrés du mariage et de la famille; que le jeune mari s’arrache d’un coeur déchiré à la tendre épouse qu’il vient d’épouser; que la guerre en furie assombrisse le bonheur plein d’espoir d’une femme aimante et que devant le salut public la famille perde tous ses droits. "Alors un verset de la sidrah de cette semaine retentit à nos oreilles comme un enseignement d’un autre monde : "Lorsqu’un homme s’est marié récemment, il ne doit pas partir à la guerre". Quelle conception arriérée, mais combien humaine aussi; quelle sensibilité mais quelle force d’âme Le respect de la sainteté du mariage et de la famille l’emporte sur la peur qu’inspire l’ennemi. Au milieu de la hâte fiévreuse des préparatifs de la guerre, le jeune bonheur d’une union pleine de promesses doit rester intact. "L’amour ardent d’une épouse prime l’appel "Allons, camarades, en selle, en selle la guerre nous appelle", qui d’une force irrésistible voudrait entraîner l’homme brûlant d’un amour patriotique ". |
Quatre années de guerre chargées de souffrances ne se sont probablement pas passées dans la maison du "Rabbin de Bouxwiller" sans écho douloureux.
L’Alsace était zone d’opérations et par endroit même champ de bataille, et les sympathies étaient de l’autre côté de la ligne bleue des Vosges. La prudence dans le parler, et plus encore dans les écrits, constituait la meilleure part de la sagesse. Et les grands in-folio du Talmud derrière lesquels le Rabbin pouvait se réfugier, offraient une consolation et une diversion. Ainsi E. Weill se préparait pour l’avenir.
Maintenant il s’agissait de faire du retour des terres une union des âmes. Pour les rabbins et les maîtres qui avaient été élevés dans des écoles allemandes et devaient maintenant s’intégrer dans la vie publique française, la question de la langue posait un problème qui fut, d’ailleurs, dans la plupart des cas, résolu facilement.
Pour E. Weill cette question ne se posait pour ainsi dire pas. Lorsqu’au début du mois de novembre 1918 fut planté "l’Arbre de la Liberté" sur la place du Château de Bouxwiller et que E. Weill fut chargé du discours officiel, il le fit en dialecte alsacien, et cela seulement afin d’être compris de la population. Mais le discours qu’il devait faire dans la grande synagogue du quai Kléber à Strasbourg, à l’occasion de l’entrée des troupes françaises, le montrait en possession de toutes les finesses de la langue française classique. Ce discours fut un émerveillement pour tous ceux qui l’écoutaient, et plus d’un auditeur en était touché aux larmes.
La péroraison était une perle d’art oratoire. Nous la donnons ici pour montrer que E. Weill était capable de s’élancer et d’atteindre des hauteurs d’éloquence assez rares dans la forme comme dans la pensée :
"France ! Tu n’as jamais oublié tes enfants que tu as dû céder à un
maître étranger. Nous, nous paraissions languir, mais notre coeur était
éveillé. Nous avons été touchés de tes secousses et réconfortés de tes succès.
Nous avons eu quelquefois des moments de faiblesse et de défaillance même,
mais en nous quittant tu nous as légué des anges gardiens, et ceux-là n’ont
jamais failli à leur devoir. Quand nous hésitions, ils semblaient nous dire
comme le Prophète : "Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les
genoux vacillants, dites à ceux dont le coeur chancelle : prenez courage, ne
craignez rien, voici votre D. La vengeance vient. Elles viennent les
représailles du Seigneur; Il va nous secourir. Alors s’ouvriront les yeux des
aveugles, et les oreilles des sourds seront débouchées". Ces avocats
dévoués à ta cause, c’étaient nos mères et nos femmes, veuves et fiancées de la
France...
Et maintenant, adieu Souvenir ! Que tu as été bon, que tu as été doux ! Adieu, souvenir ; adieu à jamais. Car plus beau est le revoir; béni soit le jour de son arrivée ! La mère reprend ses enfants et les presse sur son sein. La séparation a été trop dure; plus jamais nous ne nous quitterons. Que D. bénisse notre Mère la France !" |
Par ailleurs, il donnait aussi des preuves d’un grand patriotisme envers la France; il mérita à ce titre d’être fait Chevalier de la Légion d’honneur, à la promotion de juillet 1929. Le changement politique de l’Alsace correspond chez notre rabbin à une période de travail soutenu et fécond.
On aurait bien voulu le nommer Directeur de l’École Rabbinique de Paris ; on le jugeait comme un des plus qualifiés pour ce poste. Il y renonça par scrupule ; il n’aurait pas voulu être amené à couvrir de son nom des vues religieuses qui ne correspondaient pas aux siennes. Pour des raisons analogues de conscience professionnelle, il refusa le poste de grand rabbin de Strasbourg, à propos duquel on parlait assez en sa faveur. Il ne pouvait pas se résoudre à dire "Strasbourg vaut bien l’orgue".
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