Il est devenu Grand Rabbin de Colmar parce qu’il pensait avoir une influence religieuse sur tout le département du Haut-Bhin, mais l’historien a le droit de dire, E. Weill était aussi peu fait pour la Communauté de Colmar qu’elle-même était peu désignée pour le Grand-Rabbin Weill. Car si le fait de n’avoir jamais agi contre ce que lui commandait sa conscience est tout en l’honneur de sa fidélité aux principes juifs, nous n’oserions pourtant pas affirmer que le résultat de son activité au sein de Colmar ait répondu à ses souhaits. L’idéal reste toujours inaccessible, mais quelques remarques brèves et amères sorties de sa bouche témoignent d’une certaine déception.
Ernest Weill était un homme entier, un esprit courageux, indépendant qui attirait vers lui bien des sympathies, mais qui provoquait aussi souvent l’opposition de ceux qui ne partageaient pas ses conceptions. Dans son discours de réception à Colmar prononcé le 14 septembre1919, il insiste sur le fait qu’il voudrait être un successeur et un émule de Salomon Klein. Or Salomon Klein n’a pas toujours connu des jours heureux à Colmar. Dans le discours d’installation d’Isaac Lévy (3 février1869), successeur de Salomon Klein, le Président, A. Sée avait dit de façon à ne pas s’y méprendre : "Aussi je vous le déclare, nous espérons beaucoup de vous, aujourd’hui, surtout qu’à la tête du rabbinat français se trouve un éminent Pasteur (Lazare Isidor) qui en publiant, il y a peu de temps, sa remarquable lettre pastorale, paraît décidé à concilier nos exigences modernes avec les principes immuables de notre sainte religion". Et dans sa bouche, ces paroles ne signifiaient pas "Talmud Torah im Dérékh éretz".
E. Weill avait-il oublié que cinquante ans avaient passé depuis ce jour, et qui n’avaient pas travaillé pour ses idées puisque en fin de compte il est plus commode de rejeter le "joug des mitzwôth" que de le porter? Néanmoins l’époque de Colmar est devenue celle de son activité la plus fertile pour les Juifs en général et plus spécialement pour le judaïsme français. Dans les vingt années suivantes, de 1919 à 1939, Ernest Weill atteint les sommets de son sacerdoce, et pour le public, le Grand Rabbin de Colmar est un programme.
Au printemps 1922, il fonde "l’Association de la Tradition juive" (A.T.J.) comptant déjà 600 membres en 1924, qui lui permet de faire rayonner loin de sa circonscription rabbinique un judaïsme spirituel, traditionnel et pratiquant. Le but de l’Association, disent les statuts, est d’assurer la conservation de la doctrine juive et de faciliter sa mise en pratique parmi les juifs français.
Dans deux annuaires (5684 et 5685), il publie des
traités populaires et savants, conçus en grande partie par lui. Le premier
annuaire contient son article : La Méthode du Judaïsme qui représente une petite théologie du udaïsme et qui jette une claire lumière sur les idées religieuses de l’auteur.
Dans le deuxième annuaire, une étude sur Ramban (Nahmanide) montre sa
préférence pour la mystique juive.
(...)
Pirquè Avoth(9) dans une traduction élégante, révisée par le commandant Lipman, a été
élaboré par lui tout à fait par hasard. Son oeuvre la plus importante Le
Choul’hâne Aroukh abrégé (10), il
avait commencé à l’éditer avant la deuxième guerre mondiale. Il l’a terminée
dans les différentes villes d’exil de Saumur, Nîmes, Aix-les-Bains, Zurich etc,
durant ces années de guerre si terribles pour nous Juifs.
Après l’Armistice, avec l’ardeur d’un jeune, il se mit aussitôt à la réédition de cette oeuvre, complète cette fois-ci. Nous avons eu le plaisir de l’aider dans cette réalisation.
D’Aix-les-Bains, il m’écrivait plus d’une fois : "Il faut se presser à mon âge, je voudrais le terminer". La mort lui a arraché par surprise la plume de la main.
Malgré les nombreuses difficultés techniques des premiers temps de l’après-guerre, nous avons pu conduire à bonne fin l’édition (son fils le Dr. Elie Weill et l’auteur de ces lignes). L’oeuvre a trouvé l’appréciation méritée et témoigne de l’énorme érudition, de la sage circonspection, d’une force de travail et d’une énergie dignes d’admiration, surtout si l’on sait que l’auteur avait alors plus de 80 ans.
Son effort se porte principalement, dans cette oeuvre, à faire ressortir la valeur des pratiques religieuses du judaïsme, l’exercice des mitzwoth ; mais il n’y a pas que cela, et les principes éthiques de la Torah ne sont jamais négligés; il sait sa morale toujours valable et veut qu’on la connaisse. Aussi bien y trouve-t-on des chapitres entiers de notre littérature morale et des extraits choisis de façon magistrale.
Ce que signifie pour lui la pratique du judaïsme, l’accomplissement scrupuleux des mitzwoth, il l’a dit dans l’introduction de son Choul’hâne Aroukh :
"Les lois concrètes qui prescrivent des actes déterminés et variés selon les situations et qui embrassent la totalité des manifestations de la vie, ces lois égales pour tous, sans dispense pour personne, contre lesquelles aucun pouvoir humain ne peut se lever parce qu’en dernier lieu elles procèdent de la majesté de D. devant qui, grands et petits, érudits et humbles croyants s’inclinent d’un coeur joyeux, ces lois ont créé et garanti l’unité d’Israël, d’autant plus grandiose qu’elle se confond avec l’unité de la Torah et l’unité de D.". |
Le Choul’hâne Aroukh d’E. Weill est et reste une oeuvre standard dans la littérature franco-juive.
Mais ce que notre Rabbin a pu considérer comme le couronnement de sa vie, vouée à la Torah, c’est certainement la création d’une Yeshivah. Cette ambition a pris une force spéciale lorsque l’Alsace est redevenue française. Il considérait la création d’un pareil Institut comme une gloire de sa patrie. A l’exception de l’Ecole pour la formation des futurs rabbins, il n'existait pas d’établissement répandant la science talmudique et dans lequel on étudierait la Torah par amour et non pas en vue de la fonction rabbinique.
Le pays de Rachi et des Tossafistes ne possédait aucun lieu où les trésors spirituels de ces Maîtres étaient dignement étudiés. Dans le cadre de l’A.T.J., Ernest Weill menait depuis 1924 une grande propagande pour le Kéren Hathôra de l’Agoudath Israël et a soutenu de cette façon l’étude de la Torah dans une grande mesure. Mais
"nous remplirions bien mieux notre devoir, disait-il,
si, sous l’égide du Kéren Hathôra, nous pouvions, secouant notre torpeur,
créer dans notre pays, si appauvri en vitalité juive, un organisme capable de
répandre parmi notre jeunesse les connaissances approfondies de la Torah !
"Quel beau tribut de gratitude, en effet, à apporter à notre chère patrie, en accumulant les forces vives dont nous disposons encore, pour en faire jaillir les lumières de la Torah et sa ferveur religieuse afin de les offrir à la France entière. Agrandir le patrimoine glorieux de la France de Rachi, quelle légitime ambition !" |
Ce beau rêve, il a eu le bonheur de le réaliser. En 1932 déjà, il avait fondé aux portes de Strasbourg, à Neudorf, la "Yechivah de France".
Le compte-rendu des quatre premières années (le seul que nous connaissions, paru en 1937) après avoir parlé des anciens grands talmudistes français et alsaciens, dit : "en fondant la Yechivah de France à Strasbourg, nous n’avons donc fait que ressusciter une vieille tradition. La Torah, disent nos Sages, a tendance à revenir à ses résidences habituelles".
A cette époque, l’école comptait 30 élèves instruits par deux professeurs. Chaque semaine, le Directeur consacrait une après-midi d’enseignement aux élèves voulant devenir instituteurs ou ‘hazan (ministre officiant).
Pendant les quatre années de son existence (1936-39), soixante-dix-sept élèves avaient fréquenté la Yechivah, et huit d’entre eux ont continué les études à d’autres Yéchivoth, tandis que certains allaient à l’Ecole Rabbinique de France.
Si la première guerre mondiale a absorbé son Journal Juif, la "Yechivah de Strasbourg" a été la victime de la deuxième guerre. Mais sitôt cette dernière terminée, la Yéchivah était rappelée à la vie à Aix-les-Bains et de façon plus importante encore. Il faudrait une étude à part pour exposer la vie de la Yéchivah d’Aix-les-Bains, sa réorganisation par son fondateur, et comment elle harmonise "l’étude de la Torah alliée à la culture moderne".
L’abondante correspondance, motivée principalement par l’édition du Choul’hâne Aroukh que j’entretenais au début de l’année 1947 avec mon ami d’Aix-les-Bains, fut soudainement interrompue au milieu du mois de mars. J’eus à apprendre bientôt que ce silence était dû â un grave accident d’auto. Il n’avait pas fallu plus de trois semaines pour que l’accident se transformât en une catastrophe douloureuse. Le 12 Nissan 5707 (2 avril 1947), - donc il y a juste dix ans - le téléphone nous annonçait : Ernest Weill n’est plus!
Il a disparu eu pleines forces physiques et spirituelles, à l’âge de presque 82 ans. Il a été un être complet ; entier dans sa foi; entier dans sa pensée; entier dans son action.
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