Les années de guerre
par Françoise JOB
Extrait de Les Juifs de Nancy, Françoise Job, Presses Universitaires de Nancy 1991, avec l'aimable autorisation de l'auteur


Le dimanche 19 juillet 1942, une première rafle qui ne concernait que les juifs étrangers échoua partiellement grâce à des employés du service des étrangers de la rue de la Visitation, Vigneron et Marie. Il y eut 32 arrestations sur les 350 prévues. Les policiers fournirent aux rescapés fausses cartes d'identité et secours pour aller se réfugier en zone libre. D'autres vagues d'arrestations eurent lieu dans des conditions analogues les 9 octobre 1942 et 23 février 1943. En tout, cent trente personnes sont parties de Nancy en déportation. Ce petit nombre relatif est dû à l'activité et à la générosité des services de police de la ville. Cependant le total des déportés nancéiens s'élève à sept cents individus dont cent vingt enfants. A peine 4 % de rescapés, soit vingt-cinq personnes, sont revenus des déportations. Ils ont été arrêtés dans des circonstances diverses, sur tout le territoire français.
Des familles juives d'origine étrangère s'étaient repliées à Libourne et dans la région de Bordeaux; elles ont été internées dans les camps du Sud-Ouest de la France, et la plupart d'entre elles envoyées dans les camps de la mort outre-Rhin.

Le grand rabbin était resté fidèle à son poste. Il fit preuve d'une intense activité. Pour les sauvegarder, il négocia le transfert des rouleaux de la Loi aux Archives départementales, des objets de culte de la synagogue et du dais nuptial au Musée historique lorrain, des bancs de la synagogue dans un dépôt du cimetière municipal. De sorte qu'on a pu les récupérer intacts après la Libération. Mais surtout, il s'acharna à faire fonctionner l'asile de vieillards, où il fallait pourvoir à la nourriture et à l'entretien de cent cinquante pensionnaires. Au prix d'immenses difficultés, l'industriel Gustave Nordon, président par intérim de la communauté et représentant de l'UGIF (1) à Nancy, fit l'impossible pour accomplir cette tâche et envoyer des colis aux internés du camp d'Ecrouves (2). Il obtint le transfert des vieillards de plus de soixante-dix ans de ce camp à l'hospice israélite de Nancy. Vingt enfants d'immigrés, de deux à treize ans, y avaient été recueillis après la déportation de leurs parents. Mais en octobre 1942, en dépit de l'intervention du préfet Schmidt, ils ont été envoyés en déportation pour, selon une expression des nazis, "ne pas séparer les familles". Pas un n'est revenu...


Le président Behr, réfugié en zone sud, multiplia les appels, sous for;ne de circulaires, de septembre 1940 à mars 1942, pour récolter des fonds nécessaires au fonctionnement de l'hospice, à envoyer au grand rabbin Haguenauer. Il s'adressait à ses coreligionnaires nancéiens et helvétiques. L'asile de vieillards était aussi devenu le lieu des manifestations de la vie juive à Nancy. Désaffectée, la synagogue, servait à l'occupant de dépôt de matériel ; le culte se célébrait donc à l'hospice. Le grand rabbin officiait (3), ses décorations accrochées sur sa soutane. Une photographie, datée du printemps 1943, le montre dans le jardin de l'hospice, amaigri, l'étoile jaune cousue sur son veston. Malgré la grande fatigue qu'il avouait (4), il restait confiant. Cette même année, il incitait le jeune rabbin Morali, qui devait être son successeur, à revenir d'Algérie en France pour y occuper le poste que le Consistoire central lui proposait. Après la rafle des étrangers, il écrivait au président Behr : "J'espère arriver à conjurer le mal". A ceux qui l'interrogeaient s'il fallait fuir, il répondait par la négative.

A un certain abbé Mansuy, dont il n'avait pas sollicité l'aide en vain, il disait sa reconnaissance envers les chrétiens. "Jusqu'au dernier moment, relate un témoin, sa belle sérénité d'âme ne s'est pas démentie". Il rêvait d'une grande manifestation à la synagogue après la victoire...

Effectivement, on pouvait penser que les services de police de Nancy pourraient à nouveau alerter à temps les juifs menacés d'arrestation. Or le samedi 2 mars 1944, les Allemands firent leur besogne eux-mêmes. A cinq heures du matin, le grand rabbin Haguenauer et son épouse, Gustave Nordon et sa femme furent arrêtés ; groupés avec d'autres coreligionnaires place du Marché, ils furent conduits à la prison Charles III, puis de là à Ecrouves en autobus.

Les services de la Préfecture avaient envisagé de les faire évader, en raison de l'estime dans laquelle ils étaient tenus. Le grand rabbin refusa : "Un berger ne quitte pas son troupeau". Les témoins, à Ecrouves, ont dit son courage et celui de Gustave Nordon. Le dessinateur Alfred Lévy, qui y fut temporairement interné, a croqué un certain nombre de ses compagnons. Représenté de face, le grand rabbin garde la tête haute; son regard douloureux est presqu'insoutenable... Si les derniers vieillards de l'hospice, dont certains grabataires, n'ont pas été déportés, le grand rabbin, Gustave Nordon et leurs épouses sont partis de Drancy, où ils avaient été transférés, pour Auschwitz, le 13 avril 1944, dans le convoi n° 71. Celui-ci totalisait 1500 déportés, dont une jeune femme, Simone Jacob, davantage connue ultérieurement sous le nom de Simone Veil. Le grand rabbin Haguenauer est mort dans le train avant l'arrivée à destination (5). Là, deux cent soixante-cinq personnes ont été immédiatement gazées avant de disparaître dans les fours crématoires (16 avril 1944). Il y eut cent cinq survivants, soixante-dix femmes, trente-cinq hommes.
Madame Haguenauer (68 ans), Gustave Nordon (67 ans), sa femme Berthe (65 ans) n'en furent pas.

C'est avec le dernier convoi à quitter Drancy, le 31 juillet 1944, que furent déportés les jeunes Nancéiens Jérôme et Régine Scorbin; avec eux, se trouvaient trois cents enfants juifs de la région lorraine, âgés de trois à quinze ans. Il n'y eut que cinq rescapés dont ils furent.

Dans la salle juive du Musée historique lorrain est exposé un portrait du grand rabbin Haguenauer en costume sacerdotal; au Centre communautaire André Spire, un agrandissement photographique, dans la montée d'escalier, ne peut passer inaperçu. Le grand rabbin a incarné jusqu'à l'extrême, la mentalité d'une certaine époque et d'un certain judaïsme français. Son héroïsme devant le destin force le respect. Envers et contre tout.

Notes :
  1. Le Commissariat général aux questions juives, créé par une loi du gouvernement de Vichy du 29 mars 1941, avait décidé, autoritairement et sans consulter le Consistoire central, la création de l'UGIF (Union générale des israélites de France). Cet organisme, destiné officiellement à remplacer toutes les oeuvres juives d'assistance, avait pour les Allemands un but précis: encadrer les Juifs pour mieux les contrôler.
    En réalité, les dirigeants de l'UGIF se sont confinés dans des fonctions sociales, derrière une façade officielle, et ont rejeté avec indignation le reproche d'avoir "collaboré" avec l'occupant. Un âpre et pénible débat concernant le rôle de l'UGIF s'est engagé dès avant la Libération entre les dirigeants de cet organisme et les représentants des organisations clandestines juives.    Retour au texte
  2. Faubourg de Toul, où avait été installé un camp d'internement de juifs, intitulé par la suite "le Drancy lorrain".    Retour au texte
  3. Il a été secondé par Théodore Lehmann, ministre officiant à Reichoffen (Bas-Rhin) ; arrêté le 6 mai 1943, il pût être recueilli à l'hospice de Nancy avant une seconde arrestation le 1er mars 1944, suivie de sa déportation.    Retour au texte
  4. Il était interdit aux juifs d'emprunter les transports publics ; une dérogation concernant le grand rabbin avait été rejetée.    Retour au texte
  5. Vingt-quatre rabbins français sont morts dans des circonstances dues à la guerre, dont vingt-deux en déportation; le rabbin Robert Meyers qui avait commencé sa carrière à Lunéville et fut chargé du rabbinat de Savoie et Haute-Savoie après l'armistice de 1940 fut arrêté à Annemasse le 28 décembre 1942 pour être transféré à Nancy d'où il fut déporté le 13 février 1943. Trente-cinq ministres-officiants disparurent dans les mêmes conditions, dont Picard-Cerf, ministre-officiant à Rosheim et Samuel Bloch, ministre-officiant à Mutzig, tous deux arrêtés à l'hospice de Nancy où ils étaient réfugiés, puis déportés, le premier en mars 1944.    Retour au texte


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