Le dimanche 19 juillet 1942, une première rafle qui ne concernait que
les juifs étrangers échoua partiellement grâce à
des employés du service des étrangers de la rue de la Visitation,
Vigneron et Marie. Il y eut
32 arrestations sur les 350 prévues. Les policiers fournirent aux rescapés
fausses cartes d'identité et secours pour aller se réfugier en
zone libre. D'autres vagues d'arrestations eurent lieu dans des conditions analogues
les 9 octobre 1942 et 23 février 1943. En tout, cent trente personnes
sont parties de Nancy en déportation. Ce petit nombre relatif est dû
à l'activité et à la générosité des
services de police de la ville. Cependant le total des déportés
nancéiens s'élève à sept cents individus dont cent
vingt enfants. A peine 4 % de rescapés, soit vingt-cinq personnes, sont
revenus des déportations. Ils ont été arrêtés
dans des circonstances diverses, sur tout le territoire français.
Des familles juives d'origine étrangère s'étaient repliées
à Libourne et dans la région de Bordeaux; elles ont été
internées dans les camps du Sud-Ouest de la France, et la plupart d'entre
elles envoyées dans les camps de la mort outre-Rhin.
Le grand rabbin était resté fidèle à son poste. Il fit preuve d'une intense activité. Pour les sauvegarder, il négocia le transfert des rouleaux de la Loi aux Archives départementales, des objets de culte de la synagogue et du dais nuptial au Musée historique lorrain, des bancs de la synagogue dans un dépôt du cimetière municipal. De sorte qu'on a pu les récupérer intacts après la Libération. Mais surtout, il s'acharna à faire fonctionner l'asile de vieillards, où il fallait pourvoir à la nourriture et à l'entretien de cent cinquante pensionnaires. Au prix d'immenses difficultés, l'industriel Gustave Nordon, président par intérim de la communauté et représentant de l'UGIF (1) à Nancy, fit l'impossible pour accomplir cette tâche et envoyer des colis aux internés du camp d'Ecrouves (2). Il obtint le transfert des vieillards de plus de soixante-dix ans de ce camp à l'hospice israélite de Nancy. Vingt enfants d'immigrés, de deux à treize ans, y avaient été recueillis après la déportation de leurs parents. Mais en octobre 1942, en dépit de l'intervention du préfet Schmidt, ils ont été envoyés en déportation pour, selon une expression des nazis, "ne pas séparer les familles". Pas un n'est revenu...
Le président Behr, réfugié en zone sud, multiplia les appels,
sous for;ne de circulaires, de septembre 1940 à mars 1942, pour récolter
des fonds nécessaires au fonctionnement de l'hospice, à envoyer
au grand rabbin Haguenauer. Il s'adressait à ses coreligionnaires nancéiens
et helvétiques. L'asile de vieillards était aussi devenu le lieu
des manifestations de la vie juive à Nancy. Désaffectée,
la synagogue, servait à l'occupant de dépôt de matériel
; le culte se célébrait donc à l'hospice. Le grand rabbin
officiait (3), ses décorations accrochées sur
sa soutane. Une photographie, datée du printemps 1943, le montre dans
le jardin de l'hospice, amaigri, l'étoile jaune cousue sur son veston.
Malgré la grande fatigue qu'il avouait (4), il restait
confiant. Cette même année, il incitait le jeune rabbin
Morali, qui devait être son successeur, à revenir d'Algérie
en France pour y occuper le poste que le Consistoire central lui proposait.
Après la rafle des étrangers, il écrivait au président
Behr : "J'espère arriver à conjurer le mal". A ceux
qui l'interrogeaient s'il fallait fuir, il répondait par la négative.
A un certain abbé Mansuy, dont il n'avait pas sollicité l'aide
en vain, il disait sa reconnaissance envers les chrétiens. "Jusqu'au
dernier moment, relate un témoin, sa belle sérénité
d'âme ne s'est pas démentie". Il rêvait d'une grande
manifestation à la synagogue après la victoire...
Effectivement, on pouvait penser que les services de police de Nancy pourraient
à nouveau alerter à temps les juifs menacés d'arrestation.
Or le samedi 2 mars 1944, les Allemands firent leur besogne eux-mêmes.
A cinq heures du matin, le grand rabbin Haguenauer et son épouse, Gustave
Nordon et sa femme furent arrêtés ; groupés avec d'autres
coreligionnaires place du Marché, ils furent conduits à la prison
Charles III, puis de là à Ecrouves en autobus.
Les services de la Préfecture avaient envisagé de les faire évader,
en raison de l'estime dans laquelle ils étaient tenus. Le grand rabbin
refusa : "Un berger ne quitte pas son troupeau". Les témoins,
à Ecrouves, ont dit son courage et celui de Gustave Nordon. Le dessinateur
Alfred Lévy, qui y fut temporairement interné, a croqué
un certain nombre de ses compagnons. Représenté de face, le grand
rabbin garde la tête haute; son regard douloureux est presqu'insoutenable...
Si les derniers vieillards de l'hospice, dont certains grabataires, n'ont pas
été déportés, le grand rabbin, Gustave Nordon et
leurs épouses sont partis de Drancy, où ils avaient été
transférés, pour Auschwitz, le 13 avril 1944, dans le convoi n°
71. Celui-ci totalisait 1500 déportés, dont une jeune femme, Simone
Jacob, davantage connue ultérieurement sous le nom de Simone Veil. Le
grand rabbin Haguenauer est mort dans le train avant l'arrivée
à destination (5). Là, deux cent soixante-cinq
personnes ont été immédiatement gazées avant de
disparaître dans les fours crématoires (16 avril 1944). Il y eut
cent cinq survivants, soixante-dix femmes, trente-cinq hommes.
Madame Haguenauer (68 ans), Gustave Nordon (67 ans), sa femme Berthe (65 ans)
n'en furent pas.
C'est avec le dernier convoi à quitter Drancy, le 31 juillet 1944, que furent déportés les jeunes Nancéiens Jérôme et Régine Scorbin; avec eux, se trouvaient trois cents enfants juifs de la région lorraine, âgés de trois à quinze ans. Il n'y eut que cinq rescapés dont ils furent.
Dans la salle juive du Musée historique lorrain est exposé un portrait du grand rabbin Haguenauer en costume sacerdotal; au Centre communautaire André Spire, un agrandissement photographique, dans la montée d'escalier, ne peut passer inaperçu. Le grand rabbin a incarné jusqu'à l'extrême, la mentalité d'une certaine époque et d'un certain judaïsme français. Son héroïsme devant le destin force le respect. Envers et contre tout.