Messieurs et chers amis,
A l'autre bout de la Méditerranée, aux confins du monde occidental, à la porte de l'Asie, il est un petit coin de terre, à peine aussi grand que trois départements français, centre de rencontre et de lutte des grandes races qui se partagent le monde, bien petit dans l'espace, tellement grand dans notre esprit à tous : la Palestine.
Ni nos yeux, ni les vôtres, depuis de nombreux siècles, ne peuvent
s'en détacher. Elle est bien la terre sainte, sainte pour tous ceux
qui sont les enfants et les disciples des grands prophètes qui y prêchèrent,
pour tous ceux qui ont au cœur quelque idéal et quelque foi.
Les destinées de ce petit coin de terre furent aussi tourmentées
que son sol. Ainsi qu'on y voit côte à côte fleurir l'odorant
oranger et le doux olivier, et mourir l'affreux désert, ainsi l'on
voit successivement la plus grande civilisation, et la plus décevante
barbarie y dominer. Sa situation est suggestive, elle est un carrefour, sa
configuration et son sort sont paradoxaux, comme le peuple qui y trouve son
berceau.
Ce pays comme ce peuple est une énigme pour la généralité des humains. Ni l'un ni l'autre ne sont connus, et ce n'est pas la curiosité qui manque - cependant.
Depuis les derniers événements qui les unissent à nouveau devant l'Humanité, chacun en parle avec une inégale compétence. Chacun donne des suggestions, formule des critiques. On fait des enquêtes plus ou moins superficielles, plus ou moins partiales. Que de sons de cloches, quel concert où rien n'est à comprendre tant il manque d'harmonie !
Et vous aussi vous voulez savoir, vus m'avez demandé de venir vous exposer les choses. Le choix que vous avez fait de moi, rabbin, pour entretenir de jeunes chrétiens d'un tel sujet, me touche particulièrement. Cela prouve votre désir d'impartialité et de juste information. Mais je suis pris de scrupules à cette idée. Ne risques-je pas de manifester en faveur des miens une certaine prédilection ? Pour éviter cet écueil, je veux me contenter de dérouler devant vous une page d'histoire. Ne m'en veuillez pas si elle vous paraît être, après m'avoir entendu, une étonnante et merveilleuse légende. C'est le plus souvent l'aspect que revêt l'histoire d'Israël à travers les temps.
Et d'abord, mes chers amis, il convient de se demander et d'étudier ce qu'est le sionisme. Dans le mot sionisme, il y a Sion ! Sion, la colline de Jérusalem sur laquelle s'élevait jadis le temple de Salomon. La destruction de ce temple, en 70 après l'ère vulgaire, fut le signal de l'exil, le grand exil qui depuis n'a pas cessé. Dans ce nom de sionisme il y a donc un symbole frappant, de Sion est partie la dispersion d'Israël, à Sion doit se reformer un jour Israël.
Cet espoir n'a jamais quitté le cœur des exilés, nos prières journalières nous le répètent sans cesse, la venue du Messie, de l'ère idéale de l'avenir est attachée à ce retour. Nos pères l'ont attendu pendant des siècles, ils ont souffert toutes les douleurs physiques et morales, sans le perdre de vue. Le sionisme existait donc avant la lettre. Et au sens propre du mot, il n'est pas un juif qui puisse ne pas être sioniste, sans rompre avec son passé, avec sa religion, avec son avenir.
Mais ce sionisme était rarement pratiqué. Sauf quelques tentatives
toujours étouffées dans l'œuf, le juif confiait à
Dieu le soit de ce retour collectif. Et dans certains pays, vers à
fin du 18ème siècle, sous la poussée égalitaire
de la Révolution française, ce vœu, tant de fois répété
et repensé sur les bûchers et dans les tortures, prit une forme
mystique. Le Sanhédrin
convoqué par Napoléon en France et en Italie, le philosophe
Mendelssohn et ses disciples en Allemagne, déclarent qu'ils ne reconnaissent
pas d'autre patrie pour le juif que celle où il est né et à
laquelle il est tenu par des liens civiques.
Sans doute, l'espoir restait au cœur de tous ceux-là, mais sa
réalisation en était refoulée à la fin des temps,
à l'époque où tous les hommes n'auraient plus qu'une
patrie à servir, celle de Dieu.
Mais si le juif pouvait commencer à respirer dans nos pays, et si
de telles théories pouvaient être viables, il n'en était
pas de même en Europe orientale. L'émancipation des Israélites,
proclamée en France dès 1789, commençait à peine
en Russie dans le troisième quart du 19ème siècle. Et
elle fut aussitôt arrêtée dans le sang.
Et depuis, sur cette terre où vivait la majorité des juifs,
les massacres ne cessèrent plus. Ce sont les pogroms, de triste mémoire,
dont le récit détaillé fait horreur à tous ceux
qui en ont connaissance. Beaucoup de ceux qui vivent à nos côtés,
les ont vécus. Il est impossible d'imaginer plus cruelle chose et l'histoire
d'Israël, pourtant si tragique, n'avait jamais rien connu de pareil.
Il fallait une solution, il fallait sauver les débris de ce peuple.
L'assimilation était impossible.
En 1881, déjà, un livre paraissait, une brochure plutôt
: L'autoémancipation. Pinsker,
l'auteur, donnait une solution, qui avait le grand avantage de reposer sur
l'espoir séculaire du peuple. Il fallait retourner en masse en Palestine,
le pays des ancêtres.
Aussitôt, enflammés par les idées de Pinsker, plusieurs
groupes d'étudiants et d'ouvriers juifs émigrèrent en
terre sainte et y fondèrent une vingtaine de colonies agricoles.
Le sionisme était
né.
Mais il fallait un homme, un prophète pour enflammer les masses, un
théoricien pour organiser le nouvel état de choses. Il fallait
un livre qui fut une charte.
Le chef fut Théodore
Herzl, et le livre : l'Etat juif. Le sionisme politique était
né.
La Palestine appartenait à la Turquie, des pourparlers furent entrepris
afin d'obtenir une charte de colonisation pour le pays. On était en
1901. Ils furent rompus.
En 1904, le Dr. Herzl mourait, mais l'idée était en marche.
Le sionisme représentait dans le judaïsme, surtout dans le judaïsme
russe et américain (lequel est constitué aux trois quarts par
des immigrés d'origine russe) une force réelle. En 1917, aux
heures difficiles de la grande guerre, les politiciens de l'entente songèrent
à l'utiliser. Ce fut la déclaration
Balfour que tous les pays, y compris le nôtre, soutenait et approuvait.
Et au lendemain de la guerre, la Turquie ayant été démembrée,
un foyer national juif était fondé en Palestine et le pays tombait
sous le mandat de l'Angleterre, qui avait mission de favoriser le retour des
juifs en Palestine.
Mais aucune faveur n'est accordée à ces juifs. L'Angleterre veut ménager les arabes. Elle n'aurait qu'à laisser faire l'immigration, elle la règlemente et la limite. En fait elle cherche à ménager tout le monde, et comme les juifs sont moins menaçants pour elle que sa multitude de sujets arabes, les arabes ont le plus souvent les mains libres. Elle les aide parfois contre les juifs, comme en 1925.
Mais pour comprendre l'attitude des arabes, il faut voir maintenant ce que
font les juifs.
Eh bien ! ceux qui sont là travaillent et travaillent durement. On
est venu dans ce pays, l'incurie musulmane en a fait un désert couvert
de pierre, on commence à enlever les pierres - avec les mains, faute
d'outils. Le ventre vide dans doute, mais la tête pleine d'idéal.
Il faut préparer la route.
Ce sont les pionniers, les haloutzim, venus des universités,
jeunes gens de familles aisées. En Occident ils seraient docteurs,
ingénieurs, avocats, industriels, ils auraient les mains soignées
et un fauteuil pour s'asseoir et du vin à la cave. Ils ont assez de
volonté et d'intelligence pour cela. Mais leur peuple souffre. Il faut
préparer la route.
L'immigration augmente et en quelques années, le Yichoub
- la population juive en Palestine - passe de 50.000 âmes à 150.000.
Des organisations mondiales dirigent le mouvement. L'organisation sioniste
se remue. Des sommes considérables sont drainées vers cette
terre qu'il faut se rendre favorable et qui est terrible. Le Keren
Kayemeth Leisrael - Fonds national juif - achète des terres qui
deviennent propriété inaliénable du peuple juif. Le Keren
Hayessod fournit les matériaux et construit. Tous les deux ans un Congrès
sioniste international se réunit et chaque fois, un nouvel essor est
donné à l'œuvre. Le dernier eut lieu cette année
à Zurich. Il m'a été donné d'assister à
son inauguration. Le spectacle est vraiment unique de ces juifs, venus de
toutes les parties du monde, uniquement mus par un idéal qu'aucune
déception ne saurait vaincre.
En Palestine ainsi soutenue, l'œuvre avance. Matériellement : la chose commence à être connue et elle est indéniable : les juifs ont pris la Palestine à l'état de dévastation, ils l'ont rétablie en un état de relative prospérité. Ils n'occupent que la vingtième partie de la surface palestinienne, ils n'ont pas de territoire déterminé, fermé, où ils exercent une souveraineté ; ils ont de ci delà, de petits établissements. Il y a en Palestine, un juif contre cinq arabes, les juifs sont deux fois plus nombreux à peine que les chrétiens. Ils ont à leurs frais, planté des milliers d'arbres, notamment des eucalyptus qui ont transformé radicalement le climat et la salubrité palestiniennes. Ils ont tracé des routes, construites de leurs propres mains. Perfectionné les cultures. Mis en route l'électrification totale de la Palestine. Ils ont construit de toutes pièces une ville moderne, dont l'attraction et les besoins retentissent sur tout l'économie palestinienne. Les juifs ont commencé l'exploitation des richesses inappréciables qui dorment depuis des siècles d'un sommeil de mort, dans les flots de la Mer morte, au grand profit d'une main d'œuvre arabe autant que juive.
Si nous regardons maintenant l'aspect moral et spirituel de l'œuvre
juive, quel étonnement ! Les juifs ont fondé des centaines d'écoles.
Ils ont fondé à Jérusalem une Université, dont
le chef est le célèbre savant Einstein. Là, sont menées
de front, les hautes études arabes et les hautes études juives,
autant que les arabes le permettent.
Les juifs ont fondé des imprimeries, des théâtres, des
journaux, un mouvement de pensée, de recherches : ils ont étudié
les maladies endémiques et ils les ont guéries. Ils mettent
sur pieds une science médicale des pays du Proche-Orient, par la création
et le travail assidu d'une vaste organisation sanitaire, la Hadassah. Ils
ont aussi ressuscité une langue : l'hébreu. Ce qui n'était
plus qu'un idiome savant, ils en ont fait le parler d'une collectivité
de travailleurs manuels et d'intellectuels, lui donnant tout de suite une
vie d'une richesse qui tient du miracle.
Voilà, mes amis, une partie du travail accompli, et presque partout
l'arabe en profite au moins autant que le juif !
Mais du côté arabe, on est mécontent. Là, demeure,
le vieil état de choses : la féodalité. Les grandes familles
seigneuriales ont la propriété du sol et se la partagent en
immenses domaines. La masse a le droit de parcours et celui - révocable
- de culture. Au point de vue économique, ils se sentent inférieurs
et les effendis, les chefs, sentent que le moment est arrivé où
la foule des fellahs va échapper à leur domination.
Ils créent l'Exécutif arabe et tâchent de combattre l'œuvre
juive : au point de vue économique échec complet, de même
dans le domaine politique. Le Gouvernement anglais refuse d'abolir la Déclaration
Balfour.
C'est là qu'il faut chercher la raison de la nouvelle méthode adoptée l'année dernière par l'Exécutif arabe : ayant échoué dans ses tentatives de soulever les masses arabes par des arguments d'ordre politique ou économique, on transporte la question sur le terrain religieux et l'on cherche par tous les moyens à irriter les sentiments fanatiques des arabes musulmans, et réveillant les passions religieuses. Le chef religieux, le grand Mufti dirige le mouvement. Et depuis un an maintenant, la situation de jour en jour se tendait.
Du grand temple de Salomon, un Mur seulement demeure et depuis la destruction les juifs y vont pleurer sans cesse. Le mur est dominé par la Mosquée d'Omar, il se trouve lui-même sur un terrain appartenant à la Communauté religieuse musulmane. Il fut choisi comme objet de querelles. On dit que les juifs voulaient détruire la mosquée d'Omar, des photographies en montraient déjà les ruines ! On dit que les juifs voulaient, dès maintenant reconstruire le temple de Salomon. Et l'on poussait à la guerre sainte !
Voici venir la date du 9
ab, anniversaire de deuil pour les juifs, anniversaire qui commémore
la destruction des deux temples de Jérusalem, sous Nabuchodonosor et
sous Titus. Contre le mur des pleurs, des juifs sanglotent, le moment est
diaboliquement choisi par les arabes. Le 9 ab doit être le signal de
l'humiliation définitive du judaïsme. Il faut que de ce coup,
Israël ne se relève plus, Israël qui avait cru qu'un temps
nouveau était né pour lui.
Le 9 ab, donc jeudi 15 août 1929 les juifs pleurent nombreux ; d'autres
juifs, pacifiquement, devant le mur, protestent contre les violations répétées
depuis un an de leurs droits religieux. Cette protestation est dirigée
contre l'attitude du Gouvernement anglais qui avait autorisé le percement
du Mur par les arabes et qui reliait par conséquent la Mosquée
d'Omar à la place de prières des juifs. La protestation était
dirigée aussi contre les chefs sionistes qui avaient laissé
faire la chose. Par surcroît, la manifestation avait été
autorisée par les autorités.
Dans la Mosquée d'Omar, les musulmans de toute la contrée sont
réunis, à titre extraordinaire. Après les prières,
ils sortent tous par la fameuse porte creusée dans le mur ; les juifs
prévenus à temps ont fui. La foule, de colère, brise
tout ce qui lui tombe sous la main et brûle pêle-mêle, livres
de prières, psaumes, rouleaux de pétition que les croyants depuis
des siècles ont déposé dans le mur.
Et dès le lendemain, le fléau déferle, les faubourgs
juifs de Jérusalem, des colonies isolées sont dévastés.
On tue, on déshonore, on mutile, on brûle, on pille… on
pille surtout.
Mais partout où les juifs ont réussi à organiser une self-defense, les arabes se retirent bredouilles. Ils ont bien tenté de rentrer dans Tel-Aviv, mais n'ont pas insisté. Par contre, partout où vivent les vieux juifs, inoffensifs pour eux, les vieux juifs qui depuis des siècles ont écu en parfait harmonie avec eux, les arabes accomplissent leur œuvre de destruction. Hebron, Safed, centres d'études talmudique, ne sont plus que des ruines, les habitants sont morts ou ont fui.
Mais le monde s'est ému. De tous côtés, les foules juives les plus indifférentes commencent à bouger. L'Amérique la première crie sa colère. L'Angleterre commence à voir qu'elle a fait fausse route : elle n'a pas prévu, elle a été débordée, elle doit rétablir l'ordre. Le gouverneur de Palestine, Lord Chancellor, revient de vacances, des troupes se répandent dans le pays. Et l'ordre, ou quelque chose qui essaie de lui ressembler, règne en Palestine.
Voilà où nous en sommes aujourd'hui.
Ce que sera demain, nul ne peut le dire. Mais l'échec n'a pas désarmé
l'islam, le sacrifice n'a jamais fait peur à un juif, lorsqu'il a un
idéal.
Du côté des arabes, il en est beaucoup qui voient le profit
que la Palestine peut tirer de l'œuvre sioniste et qui sont partisans
d'une bonne entende entre les deux races. Beaucoup l'ont prouvé au
moment des troubles, par l'aide qu'ils ont apporté à des juifs
menacés.
Quant aux juifs ils n'ont jamais espéré autre chose, sachant
trop combien grande serait folie de vouloir dominer une majorité arabe.
Plut à Dieu que la chose se réalise et que de tels événement
n'ensanglantent plus la terre sacrée, cette terre encore pleine de
la parole créatrice et pacifique de l'Eternel.
De ce bref exposé, le plus impartial que j'ai pu tracer, il ressort nettement je pense, que la responsabilité entière des derniers événements retombe sur les musulmans. Je ne veux pas dire, ici, que tous les musulmans et que les musulmans seuls sont responsables dans l'affaire. Mais le Mouvement pro-arabe est certainement le promoteur des troubles, il fut aidé en la circonstance par le défaut de la surveillance anglaise.
Il ressort d'autre part, que le Mouvement sioniste est un mouvement essentiellement
juif, quoiqu'une grande partie d'entre nous s'y trouvent hostiles. Sans doute
a-t-il ses inconvénients ! Où peut-on n'en pas trouver ?
Il a tout au moins un certain nombre de résultats, et les plus grands
ne sont pas en Palestine. Nombreux sont les juifs déjudaïsés
qui sont revenus à la conscience de leur origine grâce à
lui. Avant la guerre, beaucoup d'entre nous méritaient qu'on parle
d'une lâcheté juive ; le sionisme a crié, à travers
le monde, l'orgueil juif, et ce n'est pas une vanité qu'un tel orgueil.
Je m'excuse de n'avoir pu aborder ici tous les problèmes que soulève le sionisme dans le monde juif et dans le monde tout court. Et je terminerai sur la lecture d'un fragment de discours, prononcé au dernier congrès sioniste. L'auteur, profond penseur, vous donnera une idée de la force de cet idéal.
Maintenant, laissons faire l'histoire.