Tandis que Salvador, Armand Lévy, Kalischer, Hesse, Lazare Lévy, Fraenkel, et Kaufmann et avec eux beaucoup de non juifs, demandent un Etat juif, d'autres, Joseph Nasi, Mosès Montefiore, Benisch, Oesterreicher et les Chovévé-Zion se contentent de colonies. Joseph Nasi, membre d'une famille de Marranes, naquit au commencement du XVIème siècle au Portugal. Il quitta son pays natal à l'âge de l'adolescence pour fuir l'Inquisition et se réfugia d'abord à Anvers, où il vécut de longues années, puis, après un court séjour à Venise, à Constantinople, qu'il ne quitta plus et où il mourut en 1579. Riche banquier et diplomate de valeur, il rendit d'éclatants services à Sultan Soliman II et au successeur de celui-ci, Sélim. Les deux lui accordèrent leur amitié et le comblèrent des marques de leur reconnaissance, Soliman lui fit don de Tibériade et de sept villages situés dans les environs de cette ville, et l'autorisa à y établir des Juifs. Nasi invita ses coreligionnaires, victimes de persécutions, de se réfugier dans le Foyer, que le Sultan venait de leur offrir, et mit des vaisseaux qui étaient en sa propriété à leur disposition, pour se rendre d'Europe en Palestine. Il semble que ce furent surtout les Juifs qui fuyaient l'état pontifical qui répondirent à son appel. Joseph Nasi voulait baser sa colonisation sur l'industrie de la soie et avait commencé pour la rendre possible, à faire planter des mûriers dans la région de Tibériade. Il continua ce travail préparatoire après la mort de Soliman sous le règne de Sélim qui lui conféra le titre de duc de Naxos. Sa colonisation ou sa tentative de colonisation prit fin en 1574, quand Sélim mourut.
A la même époque deux étudiants immatriculés à l'université de Vienne, Abraham Benisch et Wilhelm Oesterreicher, prennent la décision de soumettre à Mosès Montefiore un projet de colonisation juive en Palestine. Ils s'adressent dans ce but en 1840 à Adolphe Crémieux, qui est de passage dans la capitale autrichienne, et lui demandent une lettre d'introduction pour le grand philanthrope. Crémieux leur accorde satisfaction ; mais le temps lui manque pour écrire cette lettre immédiatement ; il la leur envoie après son retour en France accompagnée d'une autre, où il leur explique, que leur projet, "présente moins d'intérêt pour les Juifs de France, qui, grâce à leur position, ressentent moins que les Juifs de tous les autres pays du monde le besoin de pareilles colonies en Palestine", mais il ajoute que "tous ses désirs et toutes ses sympathies vont accompagner le projet élevé et utile de s'établir dans le pays où nos ancêtres furent si puissants, et d'essayer d'y crée une oeuvre digne de notre époque et au profit de la civilisation". Et il continue sa missive en déclarant : "Le monde entier a maintenant les yeux tournés vers l'Orient. La question d'Orient intéresse tous les pays d'Occident. Le moment de poser le problème de la colonisation juive en Palestine est opportun, mais en premier lieu il faudrait le soumettre aux grandes puissances, afin de gagner leurs sympathies et leur protection."
Les lettres de Crémieux tombèrent entre les mains de la police autrichienne, qui soupçonneuse, se livra à une minutieuse enquête, mais ne trouva pas de motifs pour inculper Benisch et Oesterreicher. Le fonctionnaire chargé de l'enquête conclut simplement que leur idée était, "le produit non mûri d'ardeurs juvéniles, une idée fantaisiste, objet d'amusement pendant leurs années d'études, qui certainement disparaîtra spontanément le jour où ils commenceront à travailler pour gagner leur vie" (1). Le pronostic du policier était exact ; car les deux jeunes gens abandonnèrent bientôt leur projet ; c'était du reste ce qu'ils avaient de mieux à faire. C'est à cette époque, comme nos lecteurs le savent déjà, que Shaftesbury, qui demanda à Palmerston d'agir en faveur d'une colonisation juive en Palestine, essuya un refus. On ne voit pas comment deux jeunes juifs, même appuyés par Montefiore et Crémieux, pouvaient réussir dans une affaire, qui était au-dessus des forces d'un puissant ministre. Mais il est possible qu'ils obtinrent, sans, du reste, s'en rendre compte, un succès d'importance. Il est probable, que ce sont eux qui intéressèrent Crémieux au problème de la colonisation palestinienne. Quand on demanda 25 ans plus tard à Crémieux de créer une école agricole en Palestine, on prêcha un homme qui avait été converti au sionisme, peut être par eux.
En 1882 les Chovévé-Zion réussiront au moins à amorcer une colonisation juive. Parqués dans les villes et dans les bourgs, les Juifs russes n'avaient le droit que d'habiter la partie de l'empire des tsars qu'on nommait le Territoire et qui comprenait les régions qui avaient jadis appartenues à la Pologne ou à la Turquie. Ils différaient des populations autochtones non seulement par la race, la religion, les moeurs et la mentalité, mais aussi par la langue qui était et qui est encore le jargon, mélange d'hébreu , d'allemand, de russe et de polonais. Le russe et le polonais étaient pour eux des langues étrangères ; l'hébreu était utilisé pour la prière et les ouvrages théologiques. Haïs, méprisés, entourés de suspicions séculaires, maltraités, ils étaient comme, du reste, leurs coreligionnaires des autres Etats de l'Europe Orientale, dans la même situation que les parias de l'Inde. Leur sort devint tout particulièrement misérable, quand Nicolas I (1825-1855) monta sur le trône. Il avait conçu le projet de russifier les Juifs de son empire, et employa les moyens les plus cruels pour atteindre son but. Il réduisit entre autres leurs possibilités de gagner leur vie en les chassant d'un grand nombre de localités, dans lesquelles ils avaient eu jusqu'alors le droit de résider, et il fit enlever aux parents juifs des fils encore enfants, qui furent internés dans des casernes, où on les dressait pour un service militaire qui était fixé à 25 ans.
La situation des Juifs russes s'améliora quelque peu quand Nicolas mourut. Son successeur Alexandre II (1855-1881) voulut les russifier aussi ; mais avec des moyens humains. Il abolit la terrible loi de conscription des enfants juifs, que son prédécesseur lui avait léguée ; il autorisa différentes catégories de Juifs à s'établir en dehors du Territoire, notamment les chefs des grandes maisons de commerce, les universitaires, les vétérans qui avaient terminé leur 25 ans de service, et les artisans ; il donna aux Juifs le droit, qui leur avait été refusé jusqu'alors, d'acquérir des biens fonciers ; il créa même un fonds pour soutenir financièrement ceux d'entre eux qui se vouaient à l'agriculture, et il ouvrit à la jeunesse juive, avide de s'instruire, les portes des écoles et des universités.
Un mouvement juif qui existait déjà, se manifesta alors avec plus d'ampleur et chercha, suivant l'exemple du Tsar et soutenu par lui, à assimiler les Juifs ; c'était l'Haskala (l'Instruction). L'obscurantisme régnait en maître dans les ghettos. Les enfants y fréquentaient l'école moyenâgeuse, nommée Chéder, dans laquelle ils apprenaient à prier, à lire et à écrire l'hébreu, et à traduire le Pentateuque, mais où ils restaient dans l'ignorance complète des choses profanes ; l'enseignement s'y faisait en jargon. Les adultes lisaient et comprenaient donc l'hébreu, et ceux d'entre eux qui avaient des aspirations d'ordre intellectuel plus hautes étudiaient le Talmud. L'Haskala s'attaqua au Chéder et au Jargon ; elle créa des écoles dans lesquelles on enseigna les lettres et les sciences, et où l'enseignement se fit en russe, en allemand et en hébreu ; et ses écrivains publièrent des ouvrages et des périodiques en hébreu, qui devaient initier les adultes aux idées modernes. On choisit l'hébreu, parce que les lecteurs ne connaissaient que cette langue et le jargon, et qu'on ne voulait de celui-ci à aucun prix. Ce fut un événement d'importance quand on recommença à employer la langue sacrée dans un but profane. Et le destin voulut que ce furent des auteurs de valeur qui présidèrent .à cette évolution de l'hébraïsme. Les plus illustres de ceux-ci furent Jehuda Leib Gordon (1830-1892), qui rédigea la revue "Hamaggid" et Pérez Smolenskin (1842-1885), le rédacteur de la revue "Haschachar".
Par les efforts conjugués d'Alexandre II et de l'Haskala, des résultats appréciables commençaient à être obtenus.
La russification d'une partie des intellectuels et des gens fortunés fut amorcée ; mais au début de 1881 elle prit subitement fin, quand Alexandre II perdit la vie, victime d'un attentat nihiliste, et que son fils, Alexandre III monta sur le trône. Le nouveau monarque prit l'empereur Nicolas comme modèle et fit comme lui une politique anti -juive. Son conseiller, le procurateur du Saint Synode Pobedonoszew, la définit une fois en disant : "Nous prendrons des mesures pour nous débarrasser des Juifs ; grâce à elles, un tiers des Juifs disparaîtra, le second tiers émigrera, et le troisième se convertira au Christianisme". Alexandre III édicta des lois qui expulsaient les Juifs de beaucoup d'endroits qu'ils habitaient jusqu'alors, il diminua par d'autres lois leurs possibilités de travailler et de gagner leur vie ; et - fait d'une gravité toute particulière - il organisa ou laissa organiser des pogromes en séries. L'année 1881, celle de son avènement, on en compta une centaine ; dans un certain nombre d'endroits dont la population put sous l'œil bienveillant des autorités, maltraiter les Juifs, les assassiner même, et se livrer au pillage de leurs demeures ; et en 1882 les pogromes reprirent de plus belle.
L'Haskala n'avait pas seulement voulu faire des Juifs russes des hommes modernes, elle voulait aussi en faire de loyaux sujets du tsar. Or les résultats qu'elle enregistra en fin de compte, différèrent absolument de ceux qu'elle avait escomptés. Beaucoup de ces Juifs, dont elle avait changé la mentalité et qui n'attendaient plus d'un miracle la fin de leurs souffrances, se rallièrent aux révolutionnaires, leur donnèrent des soldats et des chefs et contribuèrent ainsi puissamment à mettre fin au régime tsariste, tandis que d'autres quittèrent la Russie La majeure partie de ceux qui s'expatrièrent se rendit en Amérique ; quelques petits groupes partirent pour la Palestine.
Depuis longtemps les idées de Smolenskin avaient évolué. Il s'efforce, comme il l'avait fait au commencement de sa carrière littéraire, de faire du Juif russe un homme moderne, mais il veut en faire maintenant en même temps un être dont les aspirations restent spécifiquement juives. Et c'est vers la Palestine, vers l'hébreu et une culture juive qu'il le dirige. Ses amis l'imitent et ses efforts, et les leurs, sont couronnés de succès. Dès 1879 des Juifs russes formèrent des sociétés nommées Chovévé-Zion (les amis de Sion), qui avaient pour but de créer et de soutenir des colonies juives en Palestine. Sous l'impulsion de Lilienblum, de Pinsker et du rabbin Mohilewer, elles prirent un développement qui dépassa toutes les espérances et elles essaimèrent en Roumanie, en France, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre et aux Etats-Unis. A Vienne ce furent presque exclusivement des étudiants qui s'intéressèrent au mouvement Chovévé-Zion, et qui créèrent en 1882, une société qu'ils nommèrent "Kadimah".
Dès les temps talmudiques des communautés juives existaient à Jérusalem, à Hébron, à Tibériade et à Saffed. Elles se composaient de gens qui s'étaient voués à la prière et aux études religieuses et qui vivaient des aumônes que leur envoyait la Diaspora. Les Chovévé-Zion ne tenaient pas à augmenter le nombre de ces non- valeurs au point de vue économique ; il s'agissait pour eux d'établir des agriculteurs en Palestine. Mais l'état de déchéance dans lequel se trouvait ce pays semblait vouer toute tentative de colonisation à un échec. Valney qui le visita au cours d'un voyage qu'il fit en 1703 jusqu'en 1785 en Egypte et en Syrie, en parle en ces termes :
"En remontant à l'Est à travers des roches calcaires", écrit Jules David, qui vit le pays un demi-siècle plus tard, "et des montagnes qui au lieu des grands arbres du Liban n'ont plus que des buissons rachitiques on se trouve en pleine Galilée. Quelle prodigieuse transformation ! En place de la nature riche des Saintes Ecritures, une nature pauvre ; en place de forêts, des sables ; en place de la culture générale, l'abandon le plus complet ; en place de villes florissantes de misérables villages... Quant à la Judée, sauf une partie de son littoral avec sa ville charmante de Jaffa, sauf deux ou trois étroites vallées, sauf une plaine unique, celle de Ramlah, tout le reste est tellement appauvri, usé, éteint, qu'on a peine à s'imaginer qu'en ces lieux désolés il vécut, il y a quelques siècles une grande et puissante nation, les Hébreux." (2)
En 1891, Ussischkin traverse Haïfa et la vallée qui se trouve entre cette ville et St Jean d'Acre, et raconte ainsi ce qu'il a vu :
Quand les Chovévé-Zion créèrent leurs organisations, savaient-ils ou se doutaient-ils que la Palestine n'était plus le pays où coulent le lait et le miel ? Il semble bien que non.
Les Chovévé-Zion de Russie avaient, à l'instar de ceux de Vienne, gagné les étudiants à leur cause, fait qui allait avoir les suites les plus importantes. Beaucoup de ces derniers s'organisèrent sous le nom de "Bilou", nom formé par les lettres initiales des mots dont se compose le vers biblique : "Enfants de Jacob ! retournons sous nos tentes". Et les plus ardents d'entre eux, un groupe de 17 à 20 (on n'a jamais pu savoir le chiffre exact), quittèrent la Russie et se rendirent par mer à Jaffa, où ils débarquèrent en juillet 1882. Ils avaient été munis par leur association d'une somme qui avait été jugée suffisante pour acheter un terrain de culture et le mettre en valeur pour vivre aussi jusqu'à la première récolte. Ils possédaient donc un peu d'argent, ils n'avaient par contre, aucune notion de l'agriculture. L'agent consulaire du Gouvernement anglais à Jaffa, un Juif, leur recommanda un terrain d'une superficie de 3000 dounames (1 douname = 1/11 d'hectare), situé à une distance de quelques kilomètres au sud de la ville, dans le voisinage de l'école agricole de l'Alliance israélite et à proximité d'une source qui coulait abondamment. Ils virent ce terrain couvert d'une végétation luxuriante ; convaincus de faire un marché avantageux, ils l'achetèrent en le payant au prix de 16 frs le douname, les frais compris ; heureux et fiers, ils lui donnèrent le nom qui devait devenir célèbre de "Rischon-le-Zion" (le premier établissement à Zion). Ils semèrent les deux premières années de l'orge et du froment, et il arriva ce que chaque agriculteur palestinien aurait pu leur dire à l'avance - leurs récoltes furent, à peu près, nulles. Ils apprirent alors qu'ils s'étaient laissés leurrer par des apparences honteuses, que la végétation qui avait donné lors de l'achat un aspect si engageant à leur terre se composait d'alfa sauvage, plante qui pousse sur les mauvais sols comme sur les bons, et que le terrain ne convenait pas au genre de culture qu'ils avaient choisi ; ils durent constater aussi que la mirifique source qui coulait abondamment à l'époque où ils la virent tarissait une grande partie de l'année. Ils creusèrent dans le sol aussi profondément qu'ils purent pour en trouver une autre, mais en vain, et furent forcés pendant de longs mois d'acheter de l'eau à leur voisin ou d'en chercher à l'école agricole. Ils apprirent, en outre, qu'ils avaient payé le terrain le double de sa valeur. La deuxième année leurs fonds étaient épuisés, ils durent faire des dettes. Les moins courageux d'entre eux quittèrent la colonie pour se rendre soit à Jérusalem, soit à Alexandrie ; il y en eut même qui retournèrent dans la triste Russie.
Mais quelques uns tinrent bon, et, faisant un suprême effort pour sauver Rischon, ils envoyèrent l'un des leurs, Joseph Fainberg, à l'étranger, pour trouver de l'argent. Sa bonne étoile amena Fainberg à Paris chez le grand rabbin de France, Zadok Kahn, un grand ami des Chovévé-Zion. Celui-ci mena le jeune Bilou chez le baron Edmond de Rothschild. Et l'entrevue historique eut lieu qui décida du sort non seulement de Rischon, mais de toute la colonisation. Fainberg exposa au baron les espoirs et les déboires des pionniers de Rischon, et lui demanda de les sauver. Il leur faut, expliqua-t-il, de l'argent pour payer leurs créanciers et pour vivre jusqu'à la nouvelle récolte ; il leur faut un puits ; il leur faut aussi un agronome pour les diriger dans leur travail. Edmond de Rothschild ne rêve pas d'un Etat juif en Palestine, du moins, pas à cette époque ; mais il songe à
Il est immédiatement conquis et accorde à Fainberg tout ce qu'il demande. Il lui fait remettre 30 000 frs. et envoie un puisatier et un agronome à Rischon. Le puisatier dut forer jusqu'à 43 mètres pour trouver de l'eau et dut installer une machine à vapeur pour l'amener à la surface. L'agronome commença son travail en faisant analyser la terre de Rischon. Le résultat de ces analyses l'amena à la conclusion, qu'il fallait renoncer à la culture des graminées ; et il fit planter des vignes, plus tard encore des arbres fruitiers. Rischon-le-Zion était sauvé et commença à se développer. Motzkin, qui vit la colonie en 1898 déclare, que son coeur tressaillit de joie lorsqu'il traversa Rischon et qu'il vit ces vignobles qui s'étendaient à perte de vue (5). Il semble bien qu'il exagère, car Herzl, qui vit l'endroit à peu près à la même époque, est moins enthousiaste, et donne un autre son de cloche.
"On est déçu", écrit-il dans son journal, "si l'on s'attend à voir plus qu'un pauvre établissement. Une épaisse couche de poussière sur les routes, un peu de verdure... Je visitai la maison d'un colon qui a réussi. De grandes pièces, assez habitables, mais des visages fanés. Puis j'allai voir le bâtiment où logent les ouvriers qui viennent travailler à la journée. Misère et planches en guise de lits... Les colonies soufflent de la fièvre. Le pays ne pourra être rendu habitable que par d'énormes travaux de drainage. L'assèchement des marais".
Mais en 1903 le décor a changé. Adolphe Friedmann, qui visite à cette époque la colonie, en est enthousiasmé et écrit :
La même année que les Bilou, d'autres Juifs débarquèrent encore en Palestine. Les uns, des Russes créèrent les colonies de Petach-Tikwah, de Katra, et de Waw-elChanin, les autres, des Roumains, celle de Samarie, qui fut nommée plus tard SichronJacob et celle de Rosch-Pinah. Les trois premières sont situées comme Rischon près de Jaffa, les deux dernières près de Haïfa ; elles eurent des avatars comme celle-ci et les colons de Sicheron-Jacob et de Rosch-Pinah, furent victimes d'une mésaventure pareille à celle qui faillit perdre les fondateurs de Rischon. Eux aussi furent escroqués par des coreligionnaires, qui leur firent acheter à des prix exorbitants des terrains sans grande valeur. Quand l'heure de la détresse sonna, et elle sonna très vite, SichronJacob et Rosch-Pinah furent soutenus par sir Oliphant. Mais les moyens dont disposaient ce dernier n'auraient pas suffi pour empêcher la catastrophe finale. Ce fut de nouveau Edmond de Rothschild qui dut intervenir.
Le Lévitique, chapitre 25, proclame la loi sabbatique qu'il formule ainsi : "Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre se reposera... La 7ème année sera un sabbat, un temps de repos pour la terre, un sabbat dans l'honneur de l'Eternel ; tu n'ensemenceras point ton champ, et tu ne tailleras point ta vigne. Tu ne moissonneras point ce qui proviendra des grains tombés de ta moisson, et tu ne vendangeras point les raisins de ta vigne non taillée ; ce sera une année de repos pour la terre .." Or en 1889, commençait une année sabbatique ; des orthodoxes exigèrent la stricte observation de la loi et lancèrent l'anathème contre ceux qui la violeraient. Mohilewer, orthodoxe lui-même, prit position contre ces fanatiques ; les suivant sur leurs propres terrains il les battit avec des armes théologiques et empêcha ainsi la ruine des colons et la fin de la colonisation.
Les Chovévé-Zion continuèrent leur oeuvre. Ceux de Russie consacrèrent dans la période de 1890 à 1900 une somme de 500000 roubles (le rouble 2,65frs) à la Palestine. En 1899 on compta 21 colonies avec 4 500 habitants possédant 25000 hectares et quand la grande guerre éclata 43 avec 12 000 habitants possédant 40000 hectares. En même temps que la population des colonies, augmenta celle des villes. Selon Davis-Trisch, le nombre total des Juifs habitant le pays était en 1880 de 25000 et monta
- en 1890 à 43 000
- en 1900 à 60 000
- en 1910 à 100 000
- en 1913 à 130 000
En 1899, Edmond de Rothschild confia l'administration de ses colonies palestiniennes à la Jewish colonisation Association, communément nommée ICA.
Fondée par le baron de Hirsch, (1831-1896) et munie par lui d'un capital de dix millions de livres sterling, elle administrait en Argentine de grandes colonies qui se développaient à la satisfaction des intéressés. Elle procéda en Palestine à des réformes qui s'avéraient nécessaires; elle diminua notamment le nombre des fonctionnaires qui était très élevé, et accorda aux colons une autonomie dont ils étaient privés jusqu'alors. Elle put ainsi enregistrer de nouveaux succès.
Dans une longue série d'articles, dont la publication commença en 1889, Achad Haam chercha à prouver que la colonisation palestinienne ne pouvait pas mettre fin à la détresse des grandes masses juives, et proposa de se contenter d'un Foyer spirituel en Palestine. Celui-ci rayonnerait sur la Diaspora, réveillerait la conscience nationale, et préparerait le règne de la justice, dont les Juifs seraient les bénéficiaires avec toute l'humanité. Il modifiera plus tard quelque peu ses idées ; il admettra la création de colonies agricoles en Palestine, mais exigera en même temps un centre "sûr et indépendant" pour la culture nationale, la science, les arts et la littérature (8), sans toutefois expliquer comment ce centre "sûr et indépendant" pourrait exister dans une Palestine turque ou arabe. La critique d'Achad Haam, qui semblait se baser sur la logique et la réalité, son style impeccable, sa parole ardente attirèrent sur lui l'attention des chefs de mouvement propalestinien ;ils l'admirèrent, mais ne le suivirent pas.
Depuis des années la colonisation juive en Palestine ne pouvait plus espérer de grands progrès. En 1883 déjà le gouvernement turc avait interdit aux Juifs russes et roumains l'entrée en Palestine ; il avait renouvelé son interdiction en 1890, et il l'avait aggravée en défendant de leur vendre des terrains. Grâce au bakchich, légendaire, à lagabegie, et à la nonchalance qui régnaient dans la Turquie, des sultans, les décrets qui fermaient la Palestine aux Juifs de l'Europe Orientale restèrent en partie lettre morte. Des Juifs purent entrer en contrebande ; on put aussi acheter des propriétés sous le nom de Juifs qui n'étaient ni russes, ni roumains, qui n'étaient donc pas visés par ces décrets. De cette manière la colonisation ne fut pas complètement arrêtée ; mais l'immigration et l'achat de terres étaient devenus difficiles et même dangereux. Les Chovévé-Zion et les pionniers de la Bilou avaient espéré voir les Juifs débarquer par milliers dans leur ancienne patrie, la coloniser et la repeupler. Leur rêve grandiose semblait ne pas pouvoir se réaliser. Considérés comme des étrangers indésirables, à peine tolérés dans le pas de leurs ancêtres, ils ne pouvaient plus guère élargir leur champ d'action ; c'est à cette époque que Théodore Herzl entra en scène.